Algérie

Le naufrage d'une langue



Contrairement à tamazight qui s’affirme comme langue à fortes aptitudes de résistance validée par un ancrage solide dans le noyau de la mémoire collective, le parler arabe se dilue dans un bleu-blanc-rouge sommaire et s’en va au rythme accéléré de l’urbanisation. Il laisse place à un parler qui se veut jeune et séduisant, développé dans la filière du raï synthétique et les boîtes de nuit. Comment explique-t-on cette allégeance accablante au français avec une défiguration par l’emploi général de mots franco-arabes. Petite visite dans cette Tour de Babel en plein chantier. La réalité est surprenante : un nouveau béké tropical fait son apparition dans la plus grande confusion de nos intimités mentales. Au fil des mois et des années, la langue arabe parlée s'accommode de la tutelle du français dans une bouillie de jargon qui fait de l’Algérie un cas particulier de dyslexie nationale. Il n’y a plus Frantz Fanon ou Mostefa Lacheraf pour disséquer ce nouvel épisode de «peau noire et masque blanc». Le métissage massif qui naît de la confrontation de deux langues antagoniques est un phénomène lié à un climat de divorce entre le pouvoir et les administrés. On l’observe aussi dans les cas particuliers de domination coloniale et comme effets résiduels de génocide et d’esclavage. Il est rare qu’une rivalité linguistique atteigne une telle dimension dans un pays souverain. La casse du parler chaâbi devenu un hybride est nettement audible dans la traduction des choses simples de la vie. Tout le dictionnaire de la maison est enrichi par ce créole tabla, cousina, plafou, el couloir, errobini, essale debin, el portail et ainsi de suite. Qu’est-ce qui explique cette déchéance d’une langue maternelle ' Les hypothèses sont nombreuses. On peut suggérer un phénomène réactionnel à une politique répressive qui impose des modèles d’enseignement et de communication en désaccord avec les multiples dimensions qui fondent la singularité et la diversité de la personnalité algérienne. Le décret du 5 juillet 1998 impose la généralisation forcée de la langue arabe dans sa version académique. Cette loi prévoit même de lourdes sanctions contre les contrevenants. C’est l’effet inverse qui se produit, car aussi loin que l’on remonte dans notre passé, le Maghreb n’a jamais adopté l’arabe classique hors de la sphère religieuse ou d’une littérature élitiste et marginale. Les politiques donnent l’impression d’ignorer l’incapacité de cette langue à franchir le seuil des universités et les cercles fermés de la diplomatie, du Coran et de certains discours politiques destinés aux chancelleries. Il n’empêche que depuis quatorze siècles, les plus beaux textes arabes sont composés dans ce parler qu’on dit «arabe vulgaire». Il suffit de tendre une oreille attentive aux  répertoires de Hachemi Guerouabi, Ahmed Wahbi ou Aïssa El Jermouni et les nombreux auteurs qui veillent jalousement à notre mémoire. Ce sont eux les académiciens de ce patrimoine qui fonde aussi notre singularité algérienne.
Le délabrement auquel on assiste n’est malheureusement pas un sujet de réflexion. Le silence est sans doute lié aux carences de la réflexion philosophique et l’impossible débat autour de tous les phénomènes sociaux. Un autisme acquis Dès le premier âge, l’enfant est en contact avec cette purée linguistique où les mots perdent de leur histoire dans l’environnement familial. Les objets les plus usuels qui entourent le bébé sont nommés dans ce créole qui intègre le ridicule sans commentaire. Et la télévision fait le reste dans ce travail de saccage. Dans les milieux médicaux, les psy découvrent une nouvelle forme d’autisme chez les enfants en proie la dépendance télévisuelle. En effet, de nombreuses mères, inconscientes du danger, attachent leur enfant sur une chaise face à la télévision dès le matin pour la série des dessins animés en arabe dialectal d’Orient qu’on pense être une langue de référence. Le phénomène de dépendance s’installe très vite. Les dégâts sont incalculables en termes de retard acquis. Il faut aller loin des villes, dans l’arrière-pays, pour prélever des échantillons de cette langue qui disparaît et évaluer sa pertinence en tant qu’outil de communication insoumis aux influences de l’arabe d’importation ou le français. Faut-il seulement rire de cette tragédie linguistique ' Comment en est-on arrivé à accepter ce formatage ' L’état des lieux semble trop complexe à évaluer.   


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