Le monde réécrit à partir de Grenade

La chute de Grenade ou la nouvelle géographie du monde est une plongée dans les boyaux de l'histoire médiévale de tout le pourtour méditerranéen. Et pas seulement. Cet ouvrage est aussi une lecture rétrospective du monde actuel, notamment de sa géographie mouvante et des impacts géopolitiques qu'elle entraîne sur notre présent et notre avenir. En effet, s'appuyant sur des chroniques d'auteurs aussi biens musulmans qu'occidentaux, sur des récits personnels et sur des livres d'histoire, Karim Younès fait une presque autopsie de la civilisation musulmane en Espagne en commençant par la conquête de celle-ci par Tarik Ibn Ziyad et Moussa Ibn Noucaïr, passant par les diverses péripéties qui ont traversé cette aventure de l'islam en Occident, pour arriver à la chute de Grenade qui marque la fin de la civilisation de Cordoue dont les effets ont déteint sur toute la Méditerranée.Evoquant tout au début la conquête de l'Espagne, Karim Younès relate le train de vie de cette contrée avant l'arrivée du chef militaire berbère, Tarik Ibn Ziyad, mais aussi les divergences entre les rois et les notables espagnols, lesquelles divergences ont facilité la conquête de l'Espagne.Il a également mis en lumière les «jalousies» qui ont pris naissance entre Tarik Ibn Ziyad et Moussa Ibn Nouçair ainsi que la méfiance des khalifes omeyyades vis-à-vis des non-Arabes de souche à travers des recoupements de moult récits de l'époque. Navigant au milieu d'une cascade d'informations dont bon nombre tendent vers la mythification ou font office simplement de «légendes», l'auteur Des Portes de l'avenir a pu faire le tri. Parlant de cette conquête, il écrit: «Il est historiquement établi, qu'au bout de deux années, les musulmans dominent la plus grande partie de l'Espagne, Arabes en petit nombre et Berbères beaucoup plus nombreux, Roumis (chrétiens, résidus de Romains) Goths, Ibères, la masse entière du peuple vaincu appelé dorénavant Mozarabes, vivent en bonne intelligence, chacune des communautés gardant son culte, ses lois, sa langue, ses usages.» Cette atmosphère décrite dans le livre sera généralisée à pratiquement toutes les contrées de l'Espagne et s'affirmera davantage avec l'essor de la civilisation musulmane en Andalousie. Néanmoins, la présence des musulmans en Europe n'a pas été qu'une accalmie. Bien des événements sanglants ont marqué cette période. Parmi ces événement, le plus marquant reste, sans conteste, la bataille de Poitiers que certains historiens de l'islam présentent comme étant la perte de «l'islam devant la chrétienté» à tel point que, de nos jours encore, à chaque fois que l'islam essuie un coup, certains musulmans évoquent cette bataille qui aurait marqué un tournant dans l'Histoire de la religion islamique. Or, selon les analyses et les données fournies par Karim Younès, cette bataille est loin d'être, comme le prétend Anatole France, «une rencontre entre l'art, la science et la civilisation arabes et la barbarie franque». En effet, tout en évoquant les différents récits construits, de part et d'autre, sur cette bataille, Karim Younès cite les propos du principal responsable, côté musulman, à l'époque, le Khalife de Damas, Abu Al Walid Hisham Ibn Abd Al Malik.En effet, après la défaite de larmée musulmane lors dune bataille précédente, la bataille de Toulouse, où les musulmans ont perdu 3 875 hommes dont le chef militaire, Abu Al Walid Hisham Ibn Abd Al Malik a désigné Abderahmane Al Ghafiqi comme nouveau gouverneur de lAndalousie en lui tenant ces propos, extrait du livre de Gilbert Syncir, La vie des Lumières : « Abderahmane, cest la première fois que nous perdons un émir dans une bataille. Jai besoin de butin et non de désastre. A partir de maintenant, tu piqueras comme guêpes les Francs dEudes, mais tu ne les affronteras plus en combats singuliers. Je ne puis risquer une seconde déroute qui mettrait en danger notre présence en Isbaniya. Cest dor dont jai besoin, et si je ne puis occuper la Gaule, quau moins ses richesses remplissent mes coffres. »Ce propos, à lui seul, bat en brèche toute les professions de foi et autres visées mystificatrices de lislam selon lesquelles les musulmans seraient tous des apôtres au service de lislam et de la paix dans le monde, dépouillant ainsi des faits dhistoire de toute historicité et des hommes de toute humanité. A ce titre, La chute de Grenade ou la nouvelle géographie du monde, constitue une belle manière de contribuer à la démystification de lhistoire de lislam et la restitution de son historicité. Avant darriver, par ailleurs, à « la chute de Grenade, Karim Younès, explorant les évènements les plus marquants, de lépoque dans une approche historienne singulière, décrit les différentes dynasties qui ont régné sur lAndalousieen sattardant sur les dynasties dAbderahmanne Al Ghafiqi, celle dAl Monzor, cas atypique de lhistoire politique de la civilisation musulmane ainsi que les deux dynasties berbères, almohade et almoravide. De plus, dans les quatre derniers chapitres consacrés à « la chute de Grenade », à lInquisition, à lexpulsion des musulmans et « la nouvelle géographie du monde » qui a été induite par ces bouleversements historiques, Karim Younès ne manquera pas de relever la violence et la vitesse avec laquelle ces bouleversements se sont produits. En effet, à peine Grenade tombée, les Espagnols se sont rués sur les côtes africaines où ils ont installé des enclaves militaires pour empêcher toute tentative de réimplantation des musulmans en terre ibérique. Cest ainsi que Mellila est tombée en 1497, Mers-El Kébir en 1505 , Oran en 1509, Béjaïa et Tripoli en 1510. Mais ce qui était au départ simplement à « sécuriser la frontière sud de lEspagne sest vite en mué en projet colonial, ce qui a entraîné la naissance des empires coloniaux, dabord espagnol et portugais, ensuite britannique, néerlandais et français. Cette nouvelle géographie du monde a coûté trop cher à lhumanité. La Déclaration universelle des droits du citoyen, les différentes révolutions qui ont eu lieu en Europe ont tenté de faire oublier, voire deffacer, ses désastres. Mais le monde fonctionne toujours selon la même logique, celle de la force. En effet, il sagit selon Karim Younès, pour les grandes puissances occidentales, « de rétrécir les frontières de lislam et détendre la domination de la chrétienté entre le Nord et le Sud, en enchevêtrant des mobiles religieux et des intérêts politico-économiques en ce millénaire de lidentité ». Pour conclure, La chute de Grenade ou la nouvelle géographie du monde est un ouvrage plein denseignements historiques mais aussi politiques et géopolitiques lesquels enseignements sont, en ces temps de globalisation effrénée, dune impérieuse utilité.