A bien des
égards, le Ramadan est le mois consacré de tous les écarts. Innombrables, ils
alimenteront les différences jusque-là escamotées par l'ordinaire du vécu
quotidien.
L'intelligence
humaine, aiguisée probablement par la privation alimentaire temporaire, fera
des prouesses inventives pour susciter une frénétique course à la bombance. Dès
l'apparition du produit alimentaire ostensiblement exposé, la panse programmée
établira son logiciel de mets. Ainsi, la petite crevette rappellera aux
papilles gustatives, un bourak doré et farci de ces petits crustacés qui, en
temps normal, ne suscitent pratiquement pas d'intérêt. Les sens en éveil sont
aux aguets du moindre apprêt culinaire ; on se surprend à subodorer les
essences dans leur subtilité. On (re) découvre les vertus revigorante du
coriandre, apaisante du persil ou digestive du thym. L'odeur de l'ail, plus que
jamais excitante, donne un avant-goût des sauces relevées et des salades de
laitue ou de cresson à la vinaigrette. Les viandes, blanche ou rouge, seront
assaisonnées sous toutes les formes. Le gibier n'est pas exceptionnel, il
pourra s'agir de lièvre, de caille ou même de faisan. La daurade, le rouget ou le
merlan ne feront pas exception à la règle même si leurs prix atteignent des
cimes inégalées. Le filet d'agneau au four et le poulet farcis cuit à l'étuvée
seront les oeuvres sublimes de la ménagère en nage. Ils seront généralement
accompagnés d'amuse-gueules type kebda m'charmla ou de cervelle en sauce. Les
laitages riches en nutriments calciques constitués de fromages hollandais ou
suisses, les yoghourts et autres crèmes agrémenteront la table. Le pain qui,
jusque-là, était acheté chez l'épicier du coin, fera l'objet d'une large
prospection et nécessitera des déplacements inimaginables. Par son aspect doré,
il est supposé croustillant et mérite donc le déplacement. Il s'agira le plus
souvent de l'attrait des formes fantaisistes qu'il prend : fougasse, rond
étoilé, torsadé, pain bis, d'orge, de seigle, brioché et autres. De l'avis
unanime des connaisseurs, ces pains seraient plus digestes que le pain
quotidiennement consommé. Il se trouve parfois que chacun des membres de la
famille ramène sa brassée de pain. Il sera rassis le lendemain, mais tant pis,
on en achètera encore. La saison riche en fruits ouvrira la voie à la pleine
corbeille variée ou la salade de fruits à l'eau de rose.
Les jus faits de fruits exotiques ou de
cocktails garniront les banquets des longues soirées. L'archaïque z'labia même
celle de Boufarik ne fait plus recette, il s'agit maintenant de chamia aux
amendes, de baklaoua et de m'hancha bien farcie aux fruits secs. L'amende perd
peu à peu du terrain sous la pression des noix et noisettes disponibles dans
toute bonne superette. L'écart alimentaire cerné, voyons voir ceux d'une toute
autre nature, celui du langage et du comportement. Hébété par le jeûne qui
vient à peine de débuter, le jeûneur peut se transformer en une fraction de seconde
en forcené qu'aucun raisonnement ne peut calmer. Il suffit de le bousculer dans
le bus, le contrarier dans une file d'automobiles ou lui faire une petite
remarque au boulot, pour que ses foudres se déchaînent et qu'il fulmine à faire
rompre ses cordes vocales. L'exhibition est recherchée surtout quand il y a
foule. De l'invective à l'injure obscène ou blasphématoire, tout y passe. Et,
plus on essaie de calmer les esprits, plus ils s'échauffent. Ça bave et ça
postillonne jusqu'à en devenir pitoyable. Les gars qui se fondent la poire
peuvent à tout moment changer d'humeur, il suffit de l'étincelle pour que la
corde se mette à brûler pour enfin atteindre le fut de poudre. Cela se passe
généralement dans les lieux publics : marchés et administrations. Il est à
remarquer qu'il y aura plus de monde au marché que sur les lieux de travail. La
pause-café traditionnelle est remplacée par la pause flânerie. Les horaires
réglementaires du travail sont allègrement délestés de plusieurs heures ; la
majorité estimant que la situation participe de la normalité ramadanesque. On
peut donc considérer cette obligation religieuse de trente (30) jours, comme
une parenthèse dans la vie socio-économique du pays et advienne que pourra. La
vie religieuse devient plus dense, les mosquées ne désemplissent pas ; les
imams bénissent ce mois sacré pour la ferveur observée chez les fidèles : du
néophyte au repenti (rédemption) jusqu'au responsable local qui n'était
généralement visible que le vendredi. La Oumma islamia est ressoudée dans sa
foi et sa croyance en un Dieu unique et en Mohamed son Prophète. Les donateurs
d'appareils de climatisation seront bénis, car Dieu le leur rendra. Amine !
Répond d'une seule voix la salle de prière. Au sortir de la mosquée, on évitera
le regard du SDF affalé sur le trottoir ou celui de cette femme en guenilles
agrippée par sa progéniture. Eux, ils ne doivent certainement pas jeûner... ou
plutôt si, ils le font toute l'année. Les démunis, les plus chanceux d'entre
eux, qui recevront le couffin du Ramadan, eux, ils se contenteront de la ration
alimentaire : riz, lentilles, pois chiches, sucre, café et huile. Pense-t-on
vraiment que cette ration de survie soit d'un quelque apport ?
L'écrasante majorité qui attend ce mois
sacré, avec angoisse, jouera à la calculette sans pouvoir trouver d'issue à la
problématique arithmétique. Les factures d'électricité, d'eau et de téléphone,
qui peuvent malencontreusement tomber, risquent de corser une situation déjà
précaire. Il n'y aura pas beaucoup de choix. On optera pour le pain, le lait et
l'ancestral l'ben, la pomme de terre que l'Etat a pris la précaution de
stocker, les choux à farcir à la viande surgelée. Une pastèque ou un melon,
c'est encore permis. La z'labia est presque imparable, son absence relèverait
du sacrilège. Voici à peu de choses près, les scénarii envisageables pour un
mois sacré supposé être de piété et de charité solidaire. Il n'en est
malheureusement rien. Il y aura certes des « restos du coeur » pour l'occasion,
éphémères, ils ne survivront pas à l'événement. La déchéance, elle, patientera
le temps qu'aura vécu le jeûne. Des familles expulsées de leur logis par arrêt
judiciaire, et Dieu sait s'il elles sont nombreuses, sont déjà sur le carreau
de l'humiliation à la veille d'un rituel religieux où le foyer fait l'objet,
par tradition, d'une attention particulière relevant du mystique. La dénivelée
socio-économique est telle que, la déclinaison poussera inexorablement des
cohortes entières d'individus dans la béance des poches de pauvreté.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 13/08/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Farouk Zahi
Source : www.lequotidien-oran.com