Il vit
présentement au jour le jour, ce vieux fonctionnaire qui avait délibérément
opté pour le service public.
Il baisse la tête
et n'ose plus affronter le regard des autres. Maitre
d'école anciennement, il se voit dépassé par nombre de ses élèves. Il eut même
la gorge nouée, non pas par l'émotion, mais par le dépit lorsqu'un jour, l'un
d'eux lui glissa discrètement une enveloppe dans la poche. Il supposa qu'il
s'agissait de la dime de la zakat et c'était
malheureusement vrai. La générosité du geste taillada encore dans le vif. Les
costumes qu'il s'obligeait à porter lorsqu'il officiait ne sont plus qu'un
lointain souvenir. Elégamment portés jadis, forcément ringards aujourd'hui, ils
ne vont même plus à son corps décharné. Une discrète virée au marché de la
fripe lui permet encore de cacher sa misère. Son sac plastique à rayures plié
dans la poche devient un attribut lui collant au corps ; il lui permet encore
d'être en rapport avec la frugalité imposée par son maigre revenu. Il se
rappelle, non sans amertume, ce temps de pain béni où tout le monde mangeait à
sa faim, où il immolait bon an mal an, son mouton de l'Aid.
Il s'est fait plus tard à l'offrande des voisins, qu'il acceptait mal au début.
Ardent défenseur des constantes nationales, il croyait à l'utopique édification
nationale par le seul génie du socialisme spécifique. Structuré dans une kasma FLN, il refaisait le monde jusqu'à en oublier les
siens. Il arrivait qu'une fois ou deux il eut à s'attabler avec le Mouhafedh (Commissaire du Parti) ; il se sentait presque
l'égal de son directeur de l'Education. Il ne savait pas à l'époque qu'il ne
servait la cause que par sa qualité de nègre. Il s'échinait à rédiger
d'emphatiques rapports sur les acquis locaux de la révolution en marche. Il se
prêtait volontiers aux caprices des uns et des autres pour se défendre, un tant
soi peu, de cette francité coloniale. On supposait niaisement, que seuls les
fils de caïd ont pu aller à l'école française qui d'ailleurs n'était pas
permissive, comme certains seraient tentés de le croire. Aiguillonné, le gros
des troupes allait à l'école normale de Bouzarèah ou
à l'école des adjoints techniques de la santé de la rue du Traité. Culpabilisé,
notre instit se surprenait à prêter allégeance au responsable politique inculte
pour s'éviter les regards tors. L'article 120 de sinistre mémoire, annonçait
avant l'heure ce qui sera qualifié bien plus tard et sous d'autres cieux, de
concept de discrimination positive. Il se rappelle des fastes années où il
passait des vacances de villégiature en bord de mer au camp scout de Sidi Fredj ou à Tichy avec la jeunesse
FLN. Se contentant parfois d'en parler pour épater les siens, il n'y pense même
plus. Espérant ardemment effectuer le rite religieux du Hadj, il n'eut droit
qu'à une Omra grâce à un hasardeux tirage au sort.
Les frais y afférents étaient pris en charge par la Mutualité de
l'Education.
Introduit, il obtenait facilement un lot à
bâtir ; il ne put en construire que le rez- de-
chaussée. L'étage projeté n'est qu'un spectre métallique fait de rond à béton
rouillé. Les enfants qui ont grandi à pas feutrés, le surprenaient par leur
voracité matérialiste ; il ne se reconnaît plus dans sa propre progéniture. Le
reproche à peine voilé qu'on lui fait est de s'être nourri d'idéaux désuets et
d'avoir raté le coche. On lui susurrait de changer de domicile ; mais avec le
temps, la demande devint plus pressante. La plus value du domicile qu'il a
construit au prix de privations, est en mesure de faire acquérir un logis de
moindre standing résidentiel et de monter une affaire. Le couple de vieux
pourra toujours se faire à un F3 du parc immobilier dit social où la
procuration a, superbement supplanté l'acte de propriété. Si le 24 du mois, date
usuelle de paiement des pensions de retraite est déjà éprouvante dans
l'encaissement et le décaissement, elle devient cauchemardesque avec l'échéance
trimestrielle des charges de l'électricité, de l'eau et du téléphone quand il
existe. Heureux encore que les dépenses pour soins courants demeurent à la
charge du contribuable par le système de protection sociale encore debout. En
rentrant chez lui, il essayera d'emprunter un chemin plus long que d'habitude,
évitant ainsi et momentanément les créanciers. Le « pactole » de 20.000 DA,
dont on a soustrait le « bakchich » du guichetier de la poste pour service
rendu, sera gardé pour reddition de comptes avant sa distribution intégrale en
parodiant le geste auguste du semeur. L'alimentation générale emportera une grande
partie, le reste, presque rien, lui donnera l'illusion de vivre comme tout le
monde. La lecture, jadis autorisée par l'édition étatique, lui permettait de
lire deux ou trois ouvrages par mois. Plus maintenant, les restrictions
matérielles lui accordent à peine un à deux titres de la presse quotidienne.
Cette déshérence est pratiquement identique pour tous ceux qui ont cru servir
le pays par le don de soi. Avilis par la chose publique à laquelle ils ont cru,
ils subissent en silence son incurie. La prébende qu'ils dénonçaient à cor et à
cri, leur fait insolemment le pied de nez. Pour rappel, ce jeune médecin qui au
lendemain de l'indépendance, a opté pour la médecine de santé publique ouverte
aux plus démunis, s'est vu gratifié au crépuscule de sa vie, d'une pension de
retraite de 15.000 DA. Nombreuses ces familles aussi, qui à la disparition du
père fonctionnaire furent priées de vider les lieux qui les abritaient quand
l'expulsion manu militari n'était pas brutalement instrumentalisée. Le
libéralisme sauvage n'a pas fini de faire des victimes expiatoires d'une
gouvernance sans sextant. Clé de voûte d'une classe moyenne laminée depuis
lors, ce fonctionnaire, jadis adulé, devient l'exemplarité de l'échec social et
même familial.
Il aimait revoir ses anciens élèves qui ont
gravi l'échelle sociale de la réussite. Il en tirait une légitime fierté ; il
se disait qu'après tout, les efforts consentis n'ont pas été vains. Depuis
quelques temps, cette vision idyllique a bien changé et hideusement. Au détour
d'une ruelle qui débouche sur le boulevard principal de sa ville, il fut
surpris par le spectacle qui s'offrait à lui. Une escouade de jeunes, habillés
d'une combinaison orange, était affairée à balayer la rue. Jusque là, rien
d'anormal si ce n'est les bretelles et la bavette rabattus sur le tronc de
chacun. Jurant par sa couleur criante, cette incongrue tenue de travail
focalise les regards sur le dossard sur lequel on peut lire : « Agence
nationale du développement social- Blanche Algérie ». Ces « damnés » du
ruisseau n'ont trouvé pour seule parade à l'humiliation que de dissimuler
l'injurieuse inscription. L'ADS, cette honorable institution créée au lendemain
du lancement du dispositif du filet social, était censée tracer une politique
de promotion sociale pérenne. Ce processus qui devait à l'époque être
intérimaire, dans l'objectif d'une relance économique annoncée est,
apparemment, apparu comme la solution durable d'un marché du travail dont les
contours ne semblent pas se dessiner encore. Si la salubrité publique est une
noble mission du cantonnier qui en fait volontairement son métier, elle ne doit
pas être imposée à des jeunes amoindris par leur situation socio économique et
transformés en hommes sandwichs publicitaires. L'argent déboursé par
l'institution qui plus est, provient du Trésor public, ne doit pas servir d'ode
homérique pour chanter les vertus d'un quelconque commis de l'Etat dont la
mission cardinale est de servir d'abord. Faut-il pour cela stigmatiser par une
couleur voyante, cette masse de jeunes vulnérabilisée par le sort qui la frappe
et en faire un baveux sujet de discussion pour congénères mieux lotis ? La
question demeurera posée tant que les laudateurs de tout bord ne cesseront pas,
de faire croire au Chef qu'ils sont plus dignes de ce pays que d'autres
ingrats.
Le vieux fonctionnaire, plus aigri que jamais,
paraphrasant une vieille sentence « Humiliez…humiliez…il en restera toujours
quelque chose ! » ne s'empêchera pas de diriger un regard fuyant vers les
restes calcinés d'un bureau de poste. Il s'allongera comme de coutume devant
son téléviseur pour suivre d'une rétine ondulante, une image surfaite et d'une
oreille ossifiée un discours inaudible. Et comme pour tourner le couteau dans
la plaie, il apprenait ce jour là que l'un de ses collègues en activité
assurait subsidiairement, une fonction de gardiennage nocturne pour tiers à
l'effet d'arrondir ses difficiles fins de mois. Après tout, marmonnera-t-il : «
Nous, nous avons trimé dans l'honneur ! ».
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Posté Le : 28/04/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Farouk Zahi
Source : www.lequotidien-oran.com