Les contraintes qui plombent l’industrie du livre en Algérie ne manquent pas. Pourtant, dans l’attente d’une loi qui pourrait insuffler une nouvelle dynamique, des librairies et des maisons d’édition voient le jour. Enquête sur un marché en mutation.
Que les amoureux des livres se réjouissent : l’automne littéraire s’annonce animé. Le 10 septembre, le Mille Feuilles, une nouvelle librairie, devrait ouvrir ses portes au 26, rue Khelifa Boukhalfa, à Alger. Du 30 octobre au 10 novembre, les éditions Alpha, lancées au début de l’année, présenteront leurs tout premiers titres au onzième Salon international du livre d’Alger(1), où sont attendus plus de 300 000 visiteurs. Un chiffre à la hauteur du premier rang tenu par l’Algérie en matière d’importation de livres français, devant les pays francophones et ceux du Maghreb. Qui a dit que l’industrie du livre dans le pays se portait mal ? La réalité est un peu plus nuancée. De l’avis des professionnels du secteur, si le livre n’est pas moribond, il aurait besoin d’un sérieux coup de pouce de la part de l’Etat. Tous attendent, d’ailleurs, avec impatience la loi cadre annoncée par le ministère de la Culture. Il existe, en Algérie, des villes d’un million d’habitants, à l’instar de Saïda, qui n’ont ni bibliothèque ni librairie, affirme Assia Mousseï, présidente de la Ligue des écrivains de la différence (Ikhtilef). Quand on sait que l’éducation représente le premier budget de l’Etat, comment peut-on concevoir une université sans bibliothèque ? » Lazhari Labter, directeur des éditions Alpha, s’étonne, pour sa part, des faibles tirages de la production nationale. « Un titre est tiré en moyenne à 1000 exemplaires, soit moins d’un par commune ! Quant aux librairies, on estime qu’il y en a à peu près 160 sur tout le territoire, contre un peu plus d’une centaine d’éditeurs. C’est dire l’effort qui reste à fournir pour faire une industrie du livre digne de ce nom ! » Souvent désigné comme le principal responsable des maux de l’édition, le prix du livre est-il réellement en cause ? « On dit que le livre est trop cher, mais trop cher par rapport à quoi ?, s’interroge Abderrahmane Alibey, gérant de la librairie du Tiers-Monde. Que représentent 400 ou 500 DA quand les jeunes ont les moyens de s’acheter des téléphones à 5000 DA ? » Lazhari Labter partage cet avis. « Un livre importé, que l’on trouve à 15 euros en France, s’achète à 2 000 DA en Algérie. Et pourtant, les Algériens les achètent. Alors qu’on ne me dise pas que le livre va mal parce qu’il est trop cher ! Même si l’Etat décidait de fixer un prix unique à 200 DA pour tous les livres, je ne crois pas que les Algériens achèteraient davantage d’ouvrages… Il est temps de se poser de vraies questions. » Pourquoi les Algériens manifestent-ils si peu d’intérêt aux livres ? Libraires et éditeurs s’accordent à dénoncer un problème d’éducation. « Pendant 15 ans, nous avons eu d’autres priorités et nous sommes en train de le payer, analyse Assia Mousseï. L’illettrisme touche 40% à 50% de la population. Un enfant qui n’a rien d’autre entre les mains qu’un livre scolaire, comment pourra-t-il plus tard aimer la lecture ? » Une situation d’autant plus paradoxale qu’il existe bien en Algérie « une culture du livre », comme le souligne Abderrahmane Alibey. « Mais ce sont les plus de 35 ans qui l’ont, parce qu’ils ont appris le français. Ils connaissent Zola, Voltaire, Hugo… A l’époque où ils étaient jeunes, quand ils devaient préparer des exposés, ils entraient dans les librairies. » A ces lacunes se greffent ensuite des contraintes d’ordre économique.
Le métier de libraire se perd
Comment un enseignant qui touche 15 000 DA par mois peut-il acheter des livres importés à 1 000 DA ? « Quand on sait que 70% du budget d’un Algérien passe dans l’alimentation, il est évident que la priorité d’une famille n’est pas d’acheter un livre à 400 DA », reconnaît Lazhari Labter. Autrement dit : ce n’est pas le livre qui est onéreux, mais le pouvoir d’achat des Algériens qui n’est pas assez élevé. En amont, trop de contraintes brident l’industrie du livre. « Pour avoir une société d’importation, la loi nous oblige à apporter un capital social de 20 millions de dinars, explique Mohammed Bafdel, à la librairie Ibn Khaldoun. « Résultat : on a de moins en moins affaire à de vrais professionnels du livre. » Et le lecteur est le premier à en pâtir. « Comment expliquer qu’un livre à 5,50 euros en France, acheté encore moins cher par l’importateur en raison des grosses quantités commandées, se retrouve à 600 DA en librairie à Alger ? C’est malhonnête… » Pour Sid Ali Sekheri, vice-président de l’Association des libraires d’Algérie, cette situation est intenable pour les commerçants « qui réalisent 70% de leur chiffre d’affaires avec les livres d’importation, la production nationale étant encore trop faible, tant au niveau quantitatif que qualitatif ».A entendre les revendications de chacun, il suffirait pourtant de peu pour lui donner un nouveau souffle. « Seule une volonté politique peut débloquer les choses », assure Assia Mousseï, de la Ligue des écrivains de la différence. « Si on veut que la librairie ne soit pas uniquement un lieu de commerce, mais aussi un espace d’animations, de dédicaces, d’échanges culturels… il faut que l’Etat nous aide, insiste Abderrahmane Alibey. Notre activité peut être rentable. A condition que d’autres éléments suivent. » Primo, le manuel scolaire doit être vendu en librairie. « Comment se fait-il que l’on trouve les livres scolaires de l’année en cours, vendus à même le sol dans la rue, et qu’on ne veut pas les donner aux libraires ? », s’insurge Mohammed Bafdel, de la librairie Ibn Khaldoun. Pour une boutique comme celle du Tiers-Monde, qui annonce en moyenne entre 300 et 400 livres vendus par mois, hors livres parascolaires, les manuels représentent un capital non négligeable. « En France, 30% à 40% du chiffre d’affaires d’une librairie provient de la vente des manuels scolaires, précise le gérant. Il suffirait d’en faire de même. Dans le même esprit, l’Etat devrait aussi conseiller aux entreprises et aux institutions d’acheter leurs livres chez les libraires au lieu de se fournir auprès des importateurs. » Deuxio, une bibliothèque doit être ouverte dans chaque commune. « Les éditeurs pourraient ainsi tirer au moins un titre à 3000 exemplaires pour en placer un dans chaque bibliothèque, soit 1500 au total, et ventiler les 1500 restants dans le circuit commercial », calcule Lazhari Labter, vice-président du Syndicat des professionnels du livre. L’organisation réclame, d’autre part, la réhabilitation des bibliothèques dans les écoles, les lycées, les universités... Une garantie d’incitation à la lecture grâce à l’accès gratuit aux ouvrages. Tertio, l’industrie du livre doit se moderniser. « L’avenir du livre est étroitement lié à l’amélioration de sa qualité, relève-t-il. On est capables de produire en Algérie des livres d’aussi bonne qualité qu’en France ou au Liban. » Cette mise à jour passe, notamment, par l’insertion systématique d’un code-barres sur les livres. « Ou encore par la professionnalisation de la distribution, souligne Dalila Nadjem, directrice générale des éditions Dalimen. Un lecteur devrait trouver le même livre à Alger, Annaba ou Oran, or c’est encore loin d’être le cas. » Enfin, l’Etat doit encourager l’investissement dans la culture. En supprimant les taxes, de l’ordre de 15% (dont 7% de TVA), aussi bien à la fabrication (sur les films, l’encre, le papier) qu’à l’importation et à l’exportation. « Et en aidant financièrement les jeunes qui veulent monter une librairie, ajoute Lazhari Labter. Pour qu’ouvrir ce type de commerce soit plus intéressant que lancer une pizzeria. » Aussi nombreuses que soient les revendications, le livre semble déjà profiter d’une nouvelle dynamique, comme en témoigne l’aventure d’Assia Mousseï à la Ligue des écrivains de la différence. « Notre maison d’édition publie uniquement de la littérature et l’Etat subventionne une partie de nos ouvrages », explique-t-elle. Résultat : des auteurs inconnus, trouvant difficilement une oreille et un œil attentifs dans les grandes maisons d’édition, se retrouvent propulsés sur les rayons. « Yasmina Salah a ainsi été éditée à Beyrouth et traduite en français. Amara Lakhous est aussi devenu un succès de librairie en Italie. » A l’occasion des manifestations pour « Alger, capitale culturelle arabe 2007 », l’Etat s’est également engagé à soutenir l’édition de plus de 550 titres en achetant entre 800 et 1500 exemplaires de chaque ouvrage. Alors oui, il est difficile de vivre d’une seule activité — libraire ou éditeur. Dalila Nadjem, qui a ouvert une librairie à Chéraga, Le Point Virgule, en parallèle aux éditions Dalimen, en sait quelque chose. « Le métier d’éditeur relève des professions à risques. Il faut un grain de folie pour se lancer, mais mettre la culture à disposition des autres, notamment des enfants, est un moyen de pérenniser notre patrimoine. » La production d’œuvres marginales est finalement un excellent baromètre : elle prouve que l’industrie du livre a les moyens de miser sur des inconnus ou des manuscrits destinés à un public d’initiés. « Si le livre ne marche pas, conclut Lazhari Labter, que l’on m’explique pourquoi des librairies ouvrent et pourquoi les maisons d’édition continuent à occuper le paysage… »
(1) Pour en savoir plus : www.sila.dz
Posté Le : 31/08/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Mélanie Matarese
Source : www.elwatan.com