Algérie

Le libéralisme et la fin de l’histoire



Publié le 07.01.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
Par Ahcène Amarouche

Introduction

Lorsqu’en 1989 se produisit l’effondrement du bloc socialiste et que le mur de Berlin tomba, d’aucuns ont cru à la fin de l’histoire et à l’avènement d’un monde nouveau, pacifique, où régnerait une félicité édénique pour l’humanité. Dans les capitales occidentales, les personnels politiques affichèrent un optimisme que les sciences sociales ont traduit en un libéralisme politique, économique et social aux allures de modèle universel.

Francis Fukuyama en avait théorisé l’idée dans un livre resté célèbre pour ses prédictions, en affirmant que le mode de vie occidental n’avait pas seulement triomphé du communisme post-Seconde Guerre mondiale, mais marquait aussi le dernier stade de l’idéologie dans la longue histoire de l’humanité.

1. Le triomphe aux allures de consécration
L’effondrement du bloc socialiste, qui lui en avait fourni le prétexte, semblait être la preuve manifeste de la véracité de cette idée où l’idéologie du communisme représenterait toute l’idéologie. Des auteurs spécialisés en économie y sont allés de leurs recommandations aux pays retardataires pour accélérer leur accession au progrès par l’adoption du modèle en question. Le tout fut consigné en la forme d’une plateforme dénommée «Consensus de Washington» que le FMI et la Banque mondiale, ces institutions d’apparence multilatérale, étaient chargés de promouvoir. Les anciens pays est-européens du bloc socialiste donnèrent l’exemple en abolissant les unes après les autres les institutions nationales que, souvent contraints et forcés, ils avaient adoptées durant le laps de temps où ils appartinrent à ce bloc.

L’Union soviétique elle-même se sabordait pour libérer de son emprise les pays de l’Asie centrale tandis que la Russie, qui avait servi de fer de lance à l’idéologie communiste depuis la révolution de 1917, montrait un visage défait, à l’image de celui de son alcoolique de président, qui avait succombé aux charmes d’un Bill Clinton hilare pour avoir eu l’heur de représenter cet Occident triomphant à ce prétendu dernier stade de l’idéologie.

Sans doute le haut degré de maîtrise technologique atteint par les pays occidentaux d’obédience libérale ainsi que le niveau de vie élevé qui y prévalait incitaient-ils tous les pays à adopter leur modèle et le mode de gouvernance qui lui était associé, présenté comme étant «la» démocratie.

La mondialisation des procédés techniques, puis la globalisation financière rendaient le modèle attrayant tandis que le discours libéral le vantait en publicités racoleuses jusque sur des t-shirts et autres accessoires vestimentaires de marques à l’effigie de villes, de nations, d’entreprises et de personnalités du monde occidental dont les États-Unis se présentaient comme l’archétype. Il ne restait aux pays qui se réclamaient jusqu’alors du non-alignement qu’à s’aligner sur le modèle libéral en politique, en économie et dans la vie sociale en général puisqu’il n’y avait plus de modèle concurrent.

Il devenait urgent pour l’ensemble des pays et plus particulièrement pour les pays sous-développés d’entreprendre des réformes de leurs systèmes politique et économique sous l’égide des institutions multilatérales susmentionnées, disposées à les «accompagner» dans leur quête de progrès pourvu qu’ils acceptent de se soumettre aux conditionnalités qu’elles édictaient. Comme si l’histoire se réduisait à un processus linéaire fléché qui ne souffrirait aucune discordance, un président de la République en exercice — le président français en l’occurrence —, des ambassadeurs en poste, des philosophes en mal de crédibilité ainsi que des responsables de médias lourds haranguaient les dirigeants et les peuples des pays sous-développés anciennement colonisés pour leur dire qu’ils n’avaient qu’à emprunter la voie que le libéralisme leur ouvrait pour faire leur entrée dans le monde nouveau. Le projet leur était déroulé sous les meilleurs auspices en occultant les difficultés que chaque pays rencontrait dans la plus élémentaire des initiatives.

2. Apparence versus réalité
Pourtant, pareilles difficultés étaient patentes. Le projet se heurtait dès les débuts à l’histoire – non pas à cette histoire idéelle au cours fléché qui leur était présentée comme la voie du progrès, mais à l’histoire longue, réelle, violente : celle des siècles de colonisation européenne, d’exploitation et d’humiliation des populations des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui les menaçaient et les menacent encore dans leur existence en tant que nations libres et États souverains. Certains n’avaient pas fini de vivre les soubresauts de la décolonisation qu’ils subissaient de nouveaux déchaînements de violence à l’instigation ou sous la conduite directe des anciennes métropoles. À peine l’indépendance acquise en effet, des troubles étaient suscités contre les nouvelles autorités, souvent celles-là mêmes qui ont mené la lutte armée ou le combat politique contre l’occupant sous la conduite de valeureux dirigeants. Devenus présidents ou Premiers ministres, ils furent destitués, emprisonnés et exécutés ou exilés comme ce fut le cas de Kwame Nkrumah du Ghana. Des guerres interethniques ou tribales furent fomentées ou à tout le moins soutenues militairement par les puissances occupantes d’antan qui y voyaient de nouvelles opportunités pour perpétuer leur présence comme cela s’est passé au Nigeria lors de la guerre du Biafra. D’autres pays virent leurs indépendances soumises à d’intolérables mais inévitables clauses de sauvegarde des intérêts des puissances occupantes qui restreignirent leur commerce, réduisirent leur souveraineté monétaire, fragmentèrent les communautés villageoises ou ethniques qu’elles firent dépendre d’États-nations différents, etc.

Plus tard, et alors même que les pays occidentaux venaient de triompher du communisme et qu’ils vantaient les avantages d’un libéralisme prétendument pacifique, une coalition de ces pays mena, au nom de la communauté internationale qu’ils affirmaient représenter, une guerre dévastatrice contre la Serbie pour lui arracher une partie de son territoire. Soixante-dix-huit jours de bombardements intensifs sur Belgrade visant à détruire les infrastructures économiques du pays ont abouti à la création hors ONU d’un nouveau pays sur le territoire ancestral de la Serbie, en violation flagrante du droit international que les pays de la coalition alléguaient de défendre. Puis les guerres se suivirent en divers pays nominalement indépendants, plus destructrices les unes que les autres, pour y instaurer par les armes la démocratie, lutter contre la barbarie et y amener le progrès sur la pointe des fusils.

Les années 2000-2020 furent de funestes années pour un grand nombre de pays que la coalition susmentionnée traita avec une brutalité sans nom. En Afrique encore, le Soudan se vit amputé de tout le sud du pays, très riche en ressources naturelles, au motif que ce pays y pratiquerait la ségrégation religieuse contre les populations à majorité chrétienne ou animiste de cette partie de son territoire. Les prédictions de Fukuyama allaient révéler leur fausseté sous les bombardements et les invasions au nom de la démocratie et du libéralisme non seulement en Serbie, mais encore en Irak, en Libye, en Syrie, etc. sans parler de Ghaza qui se trouve sous un tapis de bombes quotidien depuis près de trois mois. Les remous de la guerre dans toutes ces contrées allaient produire l’écho démultiplié d’un monde en détresse dont l’histoire, qui est loin d’avoir acté sa fin, se nourrit.

Certains pays anciennement colonisés qui, dès leur indépendance, ont mené au pas de charge des programmes d’industrialisation n’eurent pas le succès escompté en raison de l’absence des conditions techniques et humaines que les stigmates de la colonisation n’avaient justement pas permis de réunir.
Leur dépendance économique vis-à-vis des pays industrialisés s’accrut au lieu de se réduire tandis que ces derniers s’affichaient comme des pôles d’attraction pour les jeunes gens des anciennes colonies qui cherchaient à y émigrer. Mais le monde de liberté que le libéralisme leur promettait se fermait sous leurs yeux et leurs illusions se transformaient en de dramatiques traversées vers l’Europe ou en de tragiques escalades de murs infranchissables entre le Mexique et les États-Unis ou entre le Maroc et l’Espagne.

3. La désillusion
L’accélération de l’histoire qui s’était manifestée en d’impressionnantes images de pans abattus du mur de Berlin accompagnées de scènes de liesse des Allemands de l’Est a vite marqué le pas : les premières scènes de violence diffusées par les télévisions occidentales sur la révolte des Roumains à Timisoara furent les premières images préfabriquées dont les médias des pays occidentaux allaient se servir pour frapper les esprits. Puis les guerres menées dans les Balkans et au Moyen-Orient révélaient la nature de ce monde nouveau promis par les pays qui vantaient le libéralisme comme une non-idéologie. De surcroît, par les excès mêmes des interventions armées et des exactions meurtrières qui étaient commises, le discrédit était jeté sur le récit libéral par ceux-là mêmes qui le promouvaient. Lorsque l’Irak, jadis l’un des trois pays du Moyen-Orient (avec le Liban et la Syrie) où régnaient la tolérance religieuse et la liberté de conscience, a été attaqué par la coalition des pays qui se réclamaient du libéralisme, plus de cinq cent mille enfants ont été tués dont Madeleine Albright avait dit que ça en valait la peine pour l’instauration de la démocratie dans ce pays.

Des prisonniers étaient torturés sous l’œil des caméras et les rires des soldats venus défendre la liberté, la démocratie et les droits de l’Homme. Les États-Unis avaient présenté pour justifier son invasion de farfelus arguments qui les dispensaient d’obtenir l’aval de la communauté internationale mais dont les peuples des pays de toute la planète ont vite fait de saisir le véritable enjeu.

En dépit de la désillusion que cette guerre avait donc suscitée chez les peuples des pays anciennement colonisés, de nouvelles guerres ont été menées. Celle contre la Libye a montré la monstruosité dont était capable la coalition susnommée. Une guerre par procuration a ensuite conduit la Syrie au bord du gouffre tandis que la même coalition se heurtait au mur infranchissable d’un paysage afghan inhospitalier, tout comme jadis l’URSS qui s’était fissurée sur ce mur. Mais les échecs successifs subis en Syrie, en Afghanistan et (pour l’allié israélien de la coalition) sur les fronts libanais et ghazaoui ont montré les limites du projet d’unification du monde sous les auspices d’un libéralisme débridé. L’idée de liberté sous toutes ses facettes — politique, économique, religieuse et éthique — véhiculée par le discours libéral se heurtait de surcroît au sein même des pays occidentaux aux discriminations sociales, syndicales et raciales ; aux atteintes morales à la personne humaine, à la stigmatisation de l’étranger et à de bien d’autres incohérences du modèle.

Pour couronner le tout, le conflit russo-ukrainien révélait au grand jour l’invraisemblable parti-pris des pays de la coalition qui s’est mise en position de cobelligérant contre la Russie qu’elle cerne de tous les côtés par les bases de l’OTAN, son bras armé qui avait pris jadis fait et cause pour les anciennes puissances coloniales et son bras armé dans les guerres de l’ère libérale actuelle. Devant le silence confinant à la complicité des pays occidentaux dans la guerre que livre Israël à la population civile de Ghaza, pareille inégalité de traitement des faits de guerre a pour soubassement les déconvenues d’un libéralisme en crise morale.

Témoins d’hypocrites justifications des guerres de l’Occident libéral sur plusieurs continents, de nombreux pays du Sud anciennement colonisés n’ont cédé qu’en apparence aux sirènes du libéralisme tandis qu’ils continuaient de faire face à une mondialisation rampante des modes de produire et de consommer qui épuisait leurs ressources naturelles.

Leur incompréhension du nouveau monde qui se dessinait s’alimentait des incohérences qui apparaissaient entre les préceptes et la réalité. Outre les modes de produire et de consommer que le libéralisme au faîte de sa puissance technoscientifique leur imposait, l’idéologie libérale leur assignait des modes de pensée et d’agir unifiés qui contrastaient avec leurs traditions ancestrales.

L’effacement des différences de genre, qui avait vu le jour en Europe et aux États-Unis sous les formes que la nature elle-même réprouvait, leur était dicté comme la nouvelle règle éthique à l’aune de laquelle on jugerait de leurs aspirations au progrès.

Conclusion
Telle est la toile de fond sur laquelle le libéralisme version vingt-et-unième siècle s’est répandu dans le monde. Telle est aussi la source des incertitudes de sa pérennité tant il est vrai que ni les meurtres, ni l’emprisonnement, ni la torture ne sont les armes d’une cause légitime mais les signes d’une crise profonde.

Le libéralisme nous offre aujourd’hui dans les pays mêmes qui l’ont promu l’image désolante d’un monde sans moralité où la confusion des valeurs est érigée en valeur suprême tandis que son idéologie restera dans l’histoire comme la négation de l’humain.
A. A.




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