Installé depuis de longues années à Bruxelles, le journaliste-reporter
tunisien Fathi B'chir collabore à plusieurs médias européens, dont l'Agence
européenne. Il anime également un site d'informations spécialisé dans les
relations euro-méditerranéennes. Nous l'avons interrogé sur la «révolution du
jasmin» et ses perspectives.
Le Quotidien d'Oran: Trois semaines après le départ du couple Ben Ali, la
situation est encore sous tension (de la rue), et ce malgré la démission des
membres du RCD du gouvernement. Votre commentaire ?
Fathi B'chir: La rue a voulu et elle a pu. Le pire des dictateurs ne peut
résister à la volonté d'un peuple qui se met en marche et qui franchit la
barrière psychologique de la soumission et de la peur. Et quand un peuple «
veut la vie, même le destin doit plier ». Je rappelle que ce sont les paroles
de l'hymne national « Humat al-huma », dont on m'a toujours dit, petit, que
c'était au départ un hymne maghrébin dû au grand poète laïc Abul Qassem Chabbi.
Le destin, c'est aussi Dieu, sa main qui est censée nous couvrir et nous
protéger des mauvaises fortunes, individuelles ou collectives. Puisse cela se
vérifier et faire que tous les peuples qui forment le Maghreb, et tout le monde
arabe, aient le courage de dire leur mot, de récupérer leur dignité. Les
situations ne sont pas similaires partout, mais des traits communs existent et
méritent qu'on les médite. Chaque pays a ses problèmes spécifiques mais tous
ont une seule et unique solution : la démocratie. Incontournable, inéluctable.
Ce qui est à méditer aussi, et je
reviens à la question, est que le peuple tunisien a peut-être conquis la liberté,
mais il n'a pas encore conquis la démocratie. Un long chemin reste à faire, un
apprentissage qui connaîtra ses bons et ses mauvais moments et nous le voyons
déjà. La pression de la rue est ambiguë et la foule, enthousiasmée et
enthousiasmante, demeure à la merci de n'importe quelle récupération. Rien
n'est encore dit. Et le grand reproche à faire est à adresser à l'opposition
dite démocratique qui s'est trouvée aussi surprise que le pouvoir par la colère
de la rue. Elle prouve aujourd'hui qu'elle n'était nullement préparée à gérer
le pays. Cela ne veut pas dire que je plaide le retour des « anciens », mais
une nouvelle génération doit émerger pour que le bond en avant puisse être
consolidé. Les jeux de personnes et de positionnements politiques forment une
culture commune à toute une génération, au pouvoir et dans l'opposition. Les
ministres nouveaux ont fini par être confondus avec les gens du passé. Ils
n'ont pas su rassurer la population, fâchée de se sentir comme flouée.
Q.O.: Pensez-vous que la situation demeurera bloquée tant que les anciens
resteront dans le gouvernement, même élargi à l'opposition ?
F.B.: Le départ des ministres du RCD ? Ca serait l'idéal. Mais parce
qu'il y a le risque de récupération - et les mauvais génies ne manquent pas -,
parce qu'il faut assurer la continuité de l'Etat… Et puis doit-on punir tous
ceux qui ont « collaboré », le mot est fort, mais autant ne pas se priver, car
la liberté de parole ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. C'est une autre
leçon à retirer de l'expérience vécue par la Tunisie. La « complicité du
silence » des hauts cadres du pays ne leur sera-t-elle pas reprochée un jour ?
Ce n'est pas impossible et rien n'est interdit tant que la rue n'est pas
rassurée. Des comptes seront, dit-on, demandés à tous ceux qui ont servi Ben
Ali. Mais qui, parmi tous les Tunisiens, n'a pas applaudi Ben Ali avec la même
intensité que Bourguiba, et probablement demain verra-t-on plusieurs taper des
mains avec la même ferveur le troisième président de la République : « Etre
avec celui qui est debout ». N'est-ce pas une formule répétée à l'envi dans nos
rues et les terrasses de nos cafés surpeuplés ? Pourquoi cette obstination à
maintenir dans une équipe gouvernementale intérimaire des personnalités contestées
par la rue ? Cet entêtement laisse planer le doute sur les enjeux en cause,
même si l'on peut convenir que la rue, ou des franges politiques et/ou
syndicales, expriment une demande excessive et incompréhensible. Mais faut-il
prêter le flanc à tous ceux qui veulent utiliser le trouble dans les esprits et
dévoyer le mouvement ? Des manÅ“uvres pernicieuses paraissent être en cours de
déploiement pour déstabiliser le pays, qui a pourtant grandement besoin de
redémarrer son économie et la vie des citoyens, à l'école comme dans les
institutions de l'Etat et les entreprises privées.
Q.O.: Restée neutre, pensez-vous que l'armée va s'impliquer, directement,
dans la stabilité institutionnelle si les manifestations continuent ou
s'amplifient ?
F.B.: Hélas, si la situation perdure, rien ne serait à exclure. Même si
l'armée tunisienne ne présente pas comme ailleurs le danger de vouloir
accaparer l'Etat et de gérer à son profit les affaires publiques et privées.
Tout simplement parce qu'elle n'a pas les moyens. C'est une armée citoyenne.
Mais nul n'est à l'abri de la tentation.
Q.O.: Comment expliquez-vous l'attitude, à la limite de la complicité
(déclaration d'Alliot-Marie, ministre des AE) de la France ? Alors que dans le
même temps, et dès le début des événements, les USA déclaraient leur soutien
aux manifestants ? Certains avancent que les USA ont quelque chose à voir avec
le départ précipité de Ben Ali...
F.B.: La France n'a pas fini de faire son apprentissage. Elle n'est pas
encore tout à fait sortie de son attitude paternaliste, mais Sarkozy et
Alliot-Marie ne sont pas toute la France. Et j'ai presque envie de vous chanter
« Ma France » de Jean Ferrat ! Il y a la France haïssable et la France porteuse
de valeurs, celles de la Révolution de 1789, la France du métro Charonne et
celle de la frilosité.
Cela dit, je ne m'offusque
absolument pas que la France jette son regard sur nos affaires, Tunisiens ou
Maghrébins en général. Ce sont nos voisins et on ne peut rester indifférent au
sort de ses voisins, à la tenue de leur maison si cela peut impliquer une gêne
pour vous. L'idéal est que ça soit réciproque, cela vient graduellement. Le
nombre de citoyens français et européens d'origine maghrébine est tel que nous
nous confondons graduellement. De toute manière, nous sommes dans un monde
globalisé. Tout le monde a le droit de prêter attention à ce que font ses
voisins, entre Maghrébins déjà. Mais, bien sûr, l'intérêt mutuel n'est pas à
confondre avec l'ingérence directe. Cela vaut aussi pour les Américains. Et puis,
devons-nous toujours nous restreindre à cause du risque d'être manipulés par la
France, les USA ou même Israël ? Faisons ce que nous avons à faire, en âme et
conscience, et jugulons en même temps les menaces, celles dirigées contre le
pays et le peuple, pas celles contre un régime qui opprime.
Q.O.: Croyez-vous que la configuration du paysage politique de la Tunisie
favorisera un régime démocratique au sens plein du terme ? C'est-à-dire avec
une séparation des pouvoirs et une liberté d'opinion et de presse ?
F.B.: Je le disais au début, tout reste à faire. Un peuple ne change que
si chacun change ce qu'il a en lui-même, affirme un proverbe qui dit tout. Ou,
si on veut, «vos gouvernants vous ressemblent». L'opposition, toutes les
oppositions démocratiques doivent diffuser la culture démocratique avant de
penser au «grand vizir pour remplacer», usé et rejeté. Sans culture
démocratique, au parlement, au gouvernement, dans l'entreprise, les changements
se résumeraient à un jeu de chaises musicales.
Q.O.: Quel est le poids des islamistes, notamment ceux d'Ennahdha de
Ghanouchi ? Pèseront-ils sur le processus de réformes à venir ?
F.B.: Leur poids est faible, mais il y a des gens qui travaillent pour
eux. Une certaine chaîne satellitaire, quelques journalistes ou analystes font
tout pour les imposer sur la scène tunisienne, alors qu'ils n'ont pas plus
d'importance que les troupes gauchistes. Ils grossissent leur perception en
s'attribuant les croyants. C'est presque de la falsification de comptabilité.
Il faut inlassablement démontrer aux croyants sincères que ces « musulmans » là
ne sont pas, si j'ose dire, catholiques. Ce sont des mouvements sectaires tout
au plus. Comme les sectes évangélistes américaines, qui semblent d'ailleurs les
avoir inspirés.
Q.O.: Quelle influence sur les pays du Maghreb, et du monde arabe, peut
avoir la révolution tunisienne ?
F.B.: Une révolution n'a pas de frontières, elle a valeur d'exemple.
Simple : «Ils ont osé, ils ont fait, ils ont réussi. Pourquoi pas nous ?». Les
rues du Caire et d'ailleurs prouvent qu'elles ont senti l'odeur du « jasmin ».
Bien que je préfère parler de révolution de la dignité, une notion qui
appartient à tout le monde et à personne en particulier.
Q.O.: Comment appréciez-vous les réactions de Bruxelles (UE) sur la
révolution tunisienne ?
F.B.: Contrairement à la France, l'UE a bien réagi. L'Europe a encore la
mémoire des peuples soumis à des dictatures sur son propre sol. Est-elle mue
par l'intérêt ? C'est évident. Je m'étonne de voir certains le découvrir. Le
drame est que ce sont nos pays qui ne savent pas négocier et nouer des
relations en fonction de leurs propres intérêts. Je renvoie à un seul exemple :
l'Union pour la Méditerranée, une mascarade, car la rive sud n'y fait que de la
figuration. Si nous savions agir selon nos intérêts, nous serions déjà dans un
Maghreb uni et nous aurions fini de jouer cette triste comédie de savoir qui
est le plus beau ou le plus intelligent… J'aimerais tant que la « révolution
tunisienne» devienne la «révolution maghrébine», non pas pour effrayer les
cadres de nos nations, mais pour rappeler que ce sont les accidents de
l'Histoire qui font progresser les peuples.
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Posté Le : 29/01/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : M'hamed Bouzina
Source : www.lequotidien-oran.com