Publié le 07.11.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Herzallah Abdelkarim, spécialiste en intelligence artificielle
Le journalisme est peut-être l’un des métiers à être particulièrement concerné par l’impact des évolutions technologiques de l’information et de la communication, car ce métier touche à tous les aspects de la production et de la distribution de contenus. Il a su affronter le défi posé par l’informatique en intégrant positivement dans ses activités les outils de cette technologie à mesure qu’elle évoluait ; dorénavant, le métier de journaliste est confronté à un autre défi tout aussi important, voire déterminant, qui mérite la pleine attention. C’est le défi de l’intelligence artificielle. En effet, cette discipline dans le journalisme a redistribué le rôle traditionnel du journaliste, en lui permettant désormais de se concentrer davantage sur le cœur de son métier, à savoir l’analyse, l’interprétation et la façon dont l'information sera présentée à ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs.
L'intersection de l'intelligence artificielle et du journalisme est donc appelée à faire bon ménage comme elle l’a été avec l’informatique traditionnelle. Elle induit de vifs débats parmi les journalistes qui discutent de son impact potentiel sur l’industrie de l’information et de la communication. Parmi la foule de questions qui se posent, celle qui émerge est de savoir si l’IA en général et la générative en particulier doivent être perçues comme une opportunité toute prête à résoudre certains des problèmes auxquels l’industrie de l’information est confrontée, tels que la baisse de confiance du public, ou une menace toute dressée pour remettre en cause certains fondements du métier.
Avec les progrès accomplis par l’apprentissage automatique et l’avènement de l’IA générative au cours des deux dernières années, parfaitement décrites par Monsieur Mezghiche Mohamed (Cf Le Soir d’Algérie du 16/10/2023), il devient de plus en plus difficile de prouver qu’une communication écrite ou orale n’est pas l’émanation d’une intelligence artificielle. Comment désormais un journaliste peut prouver qu’un article est le produit de sa propre créativité, si dans son article on ne trouve pas exprimée de l’empathie émotionnelle ou cognitive qui demeure le propre de l’homme, ou l’originalité d’une idée ou encore la tournure idiomatique peu commune d’une phrase? À titre d’exemple, les rubriques du quotidien Le Soir d’Algérie, comme «Pousse avec eux», ne peuvent être attribuées à l’IA vu le style, les traits d’ironie et la tournure des phrases que l’IA ne peut pas simuler.
Un survol de l’IA dans le journalisme
L’IA a été modestement introduite dans le journalisme en 1958, lorsque la société américaine IBM (International Business Machines) a présenté son programme de résumés de textes. Plus tard, vers la fin des années 1980, elle a été utilisée dans la traduction assistée et la production de brèves d’actualités. La période précaire que l’intelligence artificielle a traversée dans les années 1990 a mis en sourdine tout recours à cette technologie. Aujourd’hui et avec du recul, on peut classer l’innovation en matière d’IA dans le journalisme en trois phases. Une première phase basée sur l’utilisation des techniques de la classification automatique pour produire notamment des contenus économiques, financiers, sportifs… La deuxième phase est arrivée lorsque l’utilisation de l’IA a permis de faire émerger des tendances à partir de grands ensembles de données disponibles dans le web, grâce à l’apprentissage automatique et le développement du langage naturel. Cette phase a permis à des journaux de créer en leur sein des laboratoires d’intelligence artificielle en collaboration des spécialistes en «data scientist» et des développeurs. La troisième et actuelle phase est marquée par l’apparition de l’IA générative. Elle est capable de générer des textes narratifs à grande échelle dans toutes les langues (ou presque). Ce nouveau développement de l’IA dans le journalisme offre des applications qui vont au-delà des simples rapports automatisés et analyses de données, comme cela a été le cas dans les
deux premières phases. Désormais, on pourrait demander à l’IA générative d’écrire un article plus long et équilibré sur un sujet ou une opinion donnée.
L’utilisation de l’IA générative a trouvé un écho favorable auprès de la majorité des journalistes, et les utilisations se sont multipliées. Il est cependant à déplorer que dans le pays aucun sondage ni étude à cet effet n’ont été effectués.
La raison pour laquelle ChatGPT, le chatbot le plus représentatif de cette tendance, a généré tant d'enthousiasme dû au fait qu'il est convivial, facile, rapide, puissant et attractif.
Il communique en langage naturel très développé dans plusieurs langues, et donne l'impression qu'il est doué d’intelligence.
L’IA a-t-elle le potentiel d’aider le journaliste ou a-t-elle la velléité de le remplacer ?
L’intelligence artificielle provoque depuis plusieurs années des remous et des changements significatifs dans le paysage médiatique et qui, hélas, ne sont pas toujours à l’avantage du journaliste, ou du moins pour quelques tâches inhérentes à ce métier. Ceci a été mis en évidence récemment lorsque des tabloïds européens, particulièrement en Allemagne, ont annoncé qu’ils licenciaient une partie de leurs effectifs et migrent leurs fonctions vers des machines dotées d’intelligence artificielle.
Cependant, comme tout nouveau progrès, il suscite la crainte et en même temps contient en lui-même les germes pour la vaincre ou du moins l’atténuer ; comme pour prendre un exemple, la crainte suscitée par l’intelligence artificielle dans le journalisme est atténuée par l’émergence des outils dont les effets sont largement positifs sur les médias. À titre d’exemple, les «Big Data» sont de grands ensembles de données, des outils et des techniques fondés sur l’intelligence artificielle pouvant traiter, analyser et tirer des enseignements à partir de grandes quantités de données à une vitesse inégalée. Ce fut le cas notamment avec la fuite de millions de documents ayant révélé le scandale de «Panama Papers».
Les organisations médiatiques utilisent également toute action nécessaire à la bonne exécution de leurs activités, particulièrement depuis la sortie de l’IA générative. La recommandation et la création de contenus, la transcription d’interviews, le sous-titrage de vidéos, l’analyse financière, la personnalisation de contenus, etc. sont des exemples d’utilisation avancée de l’IA dans le journalisme.
Alors, pour répondre à la question posée dans le titre de ce paragraphe : l’IA est-elle une opportunité ou une menace pour le journalisme ? Cela dépend de ce qu’en fera le journaliste. C’est comme la physique nucléaire. Elle peut guérir comme elle peut détruire.
L’humain peut-il rester maître de son destin ? On présente l’IA dans la production de l’information comme un outil pour libérer le journaliste des tâches routinières et répétitives et en lui permettant d'effectuer un travail de niveau supérieur qui utilise sa créativité mais, plus prosaïquement, cet optimisme ne serait-il pas un signe avant-coureur de l’incapacité à dissiper les craintes présentes ou futures ?
La technologie numérique a, certes, permis à de nombreuses entreprises de se réinventer, mais elle a également conduit à la disparition de certaines d’entre elles telles que Kodak, pourtant lui-même inventeur de l’appareil à photo numérique. Même si la technologie numérique a amené des journaux à passer du support papier à une distribution en ligne, cela n'a pas forcément conduit à la disparition totale de la presse papier.
Le jour n’est peut-être pas loin où l’IA, comme le numérique l’a fait avant elle, supprimera des emplois, convertira, voire améliorera d’autres. L’avenir nous le dira. Cette interrogation amène une autre : la formation des journalistes.
Un regard vers l’avenir : la question de la formation des journalistes, de l’éthique et de la régulation
Le métier de journaliste est parmi les métiers les plus aptes au déploiement de l’IA, car le journaliste est à la fois consommateur et producteur de données massives ; mais la question subséquente qui se pose est celle de savoir le degré d’adaptation du journaliste au métier désormais colorié avec un fort dosage d’IA. Le journalisme est un métier qui ne peut se concevoir sans la multidisciplinarité ; pour preuves, le journaliste d’investigation a besoin de compétences en droit judiciaire, le journaliste politique a besoin de compétences en sciences politiques, le journaliste sportif intègre des compétences en sport, le journaliste scientifique a besoin de connaissances en sciences et en technologie, etc. Cela marque un point d’inflexion. Quelle place devra occuper désormais l’IA dans les curricula de formation de journalistes ? Des spécialistes estiment qu’un journaliste mieux formé pourra bien tirer parti de l’IA et même contribuer à son développement en appliquant les principes du journalisme à la nouvelle technologie, et devenir ainsi un acteur majeur dans ce domaine.
La Toile regorge de données et génère une quantité de messages et d’images dont il devient très difficile de démêler le vrai du faux. Et là, la question de la régulation se pose. Il faut être à cet égard prudent car la volonté de réguler produit parfois l’effet contraire de ce qui est attendu, et aboutit à la dérégulation et provoque une arythmie dans le processus d’évolution.
Il y a souvent confusion entre information et désinformation, et toute régulation ne devra pas être conçue comme une limite à l’IA car ce serait une atteinte à l’innovation, mais plutôt comme un apport en valeur ajoutée à cette discipline. Il faut peut-être parler de l’autorégulation dans le domaine du journalisme.
Aujourd’hui, on produit plus d’informations qu’à aucun autre moment de l’histoire, ce qui rend bien plus difficile le filtrage des informations indésirables. L’IA ne doit pas seulement être considérée comme un outil permettant de générer davantage de contenu, mais également d’aider le journaliste à le filtrer. Cette situation se compliquera davantage avec les robots générateurs d’informations en ligne. Une statistique européenne a rapporté récemment qu’il faut plusieurs millions d’années à un individu pour regarder toutes les nouveautés annuelles de Youtube depuis sa création ! Qu’en sera-t-il de cette situation à partir de 2026 où des experts prédisent que 90% du contenu en ligne pourrait être généré automatiquement ?
Ce que l’IA peut faire, que le journaliste ne peut pas, et réciproquement
Le journalisme subit une importante transformation et une disruption apportées par l’IA. L’IA est capable de prendre en charge plusieurs activités qui font le fondement du métier du journaliste, comme la rédaction de brèves d’actualités et d’articles indiscernables de ceux rédigés par les humains, et beaucoup d’autres tâches comme faire des résumés de textes répartis dans plusieurs médias en plusieurs langues, que le journaliste ne peut pas faire facilement surtout dans le contexte de massification de données. L’IA travaille à la vitesse de la lumière, et peut en conséquence parcourir en un temps record des milliers de sources d’information en plusieurs langues sur la base de critères définis. Elle identifie des tendances, des sujets d’actualité et alerte rapidement sur des sujets émergents et de gagner du temps dans ses recherches.
L’IA travaille telle qu’elle est programmée par l’humain, mais quelques résultats qu’elle produit peuvent être inattendus, car au fur et à mesure que son algorithme évolue, des résultats surgissent sans que l’humain sache comment ils ont été produits.
Ce cas de figure se présente lorsque le nombre de neurones dans le réseau de neurones est très important, car un nombre très élevé de neurones améliore la production des résultats, mais peut produire des résultats inattendus pas forcément négatifs.
À l’opposé, l’IA, à l’étape actuelle de son développement, peut produire mais ne peut pas valider, et ne peut être authentique et sincère. Cela fait d’elle qu’elle manque d’autonomie, au contraire du journaliste qui est créatif et autonome. Le journaliste a une expérience de terrain, une compréhension du monde réel et un sens critique qui peuvent l’aider à mieux comprendre et contextualiser l'information.
Il peut également fournir une perspective humaine et émotionnelle à l'histoire qu'il raconte. Tous ces points méritent un débat, car ils ont trait à la conscience, sujet somme toute très intéressant d’autant plus qu’aujourd’hui on ne parle plus de l’intelligence artificielle mais bien de la conscience artificielle.
Mais quelle que soit la configuration, le journaliste a tout intérêt à s’adapter et à prospérer dans le métier, car l’IA est là pour y rester et se développer davantage.
Le journaliste devra s’y former et compter avec cette technologie dans la pratique de tous les jours.
L’IA est-elle un outil ou un assistant du journaliste ?
La perception de l'intelligence artificielle par le journaliste et la manière dont il l’intègre dans ses activités feront d’elle un outil, un assistant ou les deux à la fois.
L’attitude du journaliste vis-à-vis d’une de ces perceptions est influencée par de nombreux facteurs, notamment son niveau de compréhension de la technologie, son point de vue éthique, son degré d'intérêt, les attentes de son public… et pose la question de la validation des contenus. En effet, le journaliste devrait-il toujours revenir à ses propres sources pour garantir l’origine de ses informations par un travail de vérification, de contrôle et de complémentation en faisant appel à son jugement et à son expertise ?
La question se pose avec autant d’intérêt lorsque le journaliste utilise l’IA pour personnaliser automatiquement les contenus en fonction des préférences individuelles de ses lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Si cela peut être perçu comme positif, car elle permet à ces individus de recevoir des informations pertinentes et qui les intéressent davantage, néanmoins elle soulève des considérations d’éthique.
Le journaliste devrait-il aller jusqu’au bout dans la personnalisation des contenus ? Ne serait-il pas amené à trouver le difficile équilibre entre la personnalisation pour satisfaire les intérêts individuels, et la nécessité de fournir des informations fiables et objectives ?
Si la personnalisation des contenus n’est pas bien modérée par le journaliste, son public court le risque d’être exposé à des informations biaisées ou à des bulles informationnelles qui le renvoient à l’enfermement intellectuel.
Conclusion
À titre conclusif, l'utilisation de l'IA dans le journalisme est un domaine en évolution constante, et il est essentiel que les professionnels des médias réfléchissent de manière critique à son utilisation et à ses implications éthiques pour garantir que l'information reste fiable, objective et diversifiée.
Une autre préoccupation qui rentre dans les débats concerne les moyens.
En effet, les grandes organisations des médias disposent de plus en plus de ressources en termes de temps, de personnel et d’argent à consacrer à l’innovation, l’intégration et l’expérimentation de l’IA dans la production de l’information. Cela risque de se traduire par la création d’un journalisme des riches, qui pourrait éclipser un journalisme des moins fortunés.
H. A.
abdelherz@gmail.com
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Posté Le : 18/11/2023
Posté par : rachids