Algérie

Le jour où l'Algérie a basculé: (2) Une conjoncture défavorable



L'expérience démocratique algérienne a connu une brutale dérive à partir de janvier 1991. La démocratisation était venue trop tôt.

La conjoncture était totalement défavorable et l'environnement hostile.

Lionel Messi avait trois ans. Zidane était un jeune beur parfaitement inconnu qui commençait à taper dans un ballon, et Chaouchi venait à peine d'entrer à l'école primaire. L'Internet était à ses balbutiements, et l'inventeur de Facebook allait à l'école maternelle. On ne connaissait ni Google, ni Yahoo. On ne savait ni twitter ni envoyer un SMS.

En Algérie, il y avait une seule chaîne de télévision. La parabole commençait à peine à envahir le pays. Al-Jazeera n'était pas née : c'est la télévision algérienne qui tenait le rôle de chaîne la plus avancée du monde arabe. Rabah Madjer n'avait pas encore mis un terme définitif à sa carrière.

C'est dans ce contexte qu'a eu lieu une des décisions les plus dramatiques de l'Algérie indépendante, celle qui a conduit à mettre fin au processus électoral, après la victoire du FIS aux législatives du 26 décembre 1991. C'était un autre monde, une autre époque, avec ses hommes, sa culture politique, son système de décision et son environnement national et international. C'était un moment où l'histoire a brusquement chaviré, après avoir laissé entrevoir de formidables promesses.

 Les talibans n'existaient pas encore. Oussama Ben Laden travaillait pour la CIA. Yasser Arafat était un terroriste infréquentable pour les Etats-Unis, dirigés alors par George Bush père, alors que Zine El-Abidine Ben Ali apparaissait comme un jeune chef d'Etat qui allait secouer la Tunisie pour la sortir de la stagnation de l'ère Bourguiba. L'Algérie était alors le seul pays arabe à vivre une expérience démocratique. La grève générale du FIS, lancée durant l'été 1991, avait certes beaucoup refroidi les esprits, en révélant un FIS entraîné par ses franges les plus radicales, mais l'expérience démocratique donnait l'impression de se poursuivre, malgré les dérives. Le pluralisme était une réalité, la liberté d'expression s'était installée, les partis bénéficiaient d'une grande liberté, et la campagne électorale s'était déroulée dans des conditions acceptables.

Mais cette partie visible de la démocratie cachait une autre réalité, celle d'une tenaille qui se refermait irrémédiablement sur l'Algérie. Les mâchoires du monstre étaient déjà en mouvement. Il ne restait qu'à donner le top pour qu'elles se mettent en mouvement pour tout détruire. C'est ce qui est arrivé après le signal du 11 janvier 1991, et la démission du président Chadli Bendjedid. Dès ce moment, les choses se sont accélérées, révélant la présence de nombreux acteurs indésirables, dont l'action conjuguée a fini par tout emporter. C'est alors que la réalité du pays apparut dans toute sa difficulté : tout plaidait pour l'échec du processus démocratique, alors que les forces qui le portaient étaient d'une extrême fragilité. Au plan interne, la conjoncture était difficile. Les réformes économiques, lancées quatre ans plus tôt, n'avaient pas encore donné de résultats, alors que le pays était étranglé par l'endettement. Le front social était en ébullition, et la fièvre de la contestation, née au lendemain d'octobre 1988, ne s'était pas encore éteinte. Au plan politique, la situation était encore plus grave. La légitimité du pouvoir était fondamentalement contestée. De plus, la grève générale de juin 1991 avait abouti à un changement de gouvernement, et le nouvel exécutif avait fini par discréditer les principales forces capables d'encadrer la société en dehors du FIS. L'action gouvernementale avait perdu sa cohérence, et donnait l'impression d'une navigation à vue, brouillonne, sans cap ni directive.

Loin de cette agitation, d'autres structures préparaient des scénarios alternatifs d'une toute autre nature. Poussant délibérément au pourrissement, ce qui renforçait les chances du FIS aux élections, des appareils politiques et d'autres, de l'Etat, avaient fait des choix différents. Ceux-là ne croyaient pas au succès du processus de démocratisation. Ils se préparaient donc à l'affrontement, inévitable. D'autant plus que le FIS, lui aussi, se préparait à l'affrontement ultime. Alors que, de partout, les alertes se multipliaient, les dirigeants islamistes, aveuglés par la perspective d'une victoire proche, laissaient dériver leur parti vers une radicalisation qui allait coûter cher. Sans évoquer les polémiques sur les intentions du FIS, sa politique liberticide et à ses pratiques antidémocratiques, ni sur le sentiment de vengeance supposé l'animer, une réalité demeure : le FIS montrait une hostilité évidente envers de nombreuses institutions, et faisait preuve d'une absence flagrante du sens de l'Etat.

Au sein de la société, la culture politique n'était pas franchement acquise à l'idée démocratique. La pratique politique était éloignée des règles démocratiques, notamment au sein des nouveaux partis, dont beaucoup avaient simplement reproduit le modèle du parti unique. Les institutions, fragilisées par le manque de légitimité, par la contestation et leur incapacité à répondre aux attentes des citoyens, ne semblaient pas en mesure de faire face à une tempête éventuelle.

A cela se sont ajoutés des appétits de pouvoir insoupçonnés. Dans les syndicats, dans les appareils et dans les administrations, de nouvelles ambitions sont nées, attisées par un pouvoir soucieux de brasser large. Des hommes et des partis, prônant la démocratie et les libertés, se sont brutalement retrouvés engagés dans un combat contre-nature.

L'environnement international était encore plus défavorable. La première guerre d'Irak venait de se terminer par la destruction de ce pays, et la reddition de ses dirigeants. Dans la foulée, le monde arabe avait abdiqué face à l'Amérique triomphante, qui avait mis à terre l'Union Soviétique. L'armée russe pliait bagages en Afghanistan, alors que Boris Eltsine devenait la nouvelle icône de l'empire russe partant en lambeaux. Le monde cherchait de nouveaux repères. Et la démocratisation cherchait désespérément des soutiens à l'extérieur : il n'y en avait pas. Paris, Washington, Londres regardaient ailleurs, pour contrôler la chute de l'empire soviétique et l'unification allemande. Et puis, ces capitales savaient gérer un autocrate et négocier avec un régime autoritaire. A l'inverse, elles ne voulaient pas de régimes démocratiques dans le monde arabe, car ils risquaient de remettre en cause de nombreux intérêts illégitimes. Particulièrement quand la démocratie débouchait sur l'avènement de régimes islamistes. On ne parlait pas de printemps arabe ni d'islamisme dit modéré. A l'époque, le seul modèle disponible était celui de l'Iran de Khomeiny : difficile d'appuyer une telle expérience.

Dans un tel environnement, il était difficile d'envisager une issue positive au processus de démocratisation.




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