Nous sommes le 24 mai 1947. C’est un samedi, précise le calendrier numérique. Kateb Yacine a 17 ans, 9 mois et 22 jours.
Deux ans après la sanglante répression de mai 1945 qui a signé son éveil nationaliste et fait de lui un prisonnier précoce de la justice coloniale, le voici, en ce week-end printanier, à la salle des Sociétés savantes au cœur du quartier latin.
Quand il débarque dans Paris de l’après-Deuxième Guerre mondiale, Kateb Yacine n’est pas encore cette icone littéraire médiatique qui scintille à longueur d’année dans le paysage intellectuel international. Il le sera au milieu des années cinquante, propulsé sous la bannière de la célébrité par la publication de ‘’Nedjma’’. Contre toute attente, Kateb Yacine franchit la porte de la salle académique adossée à la Sorbonne. Il vient parler non pas de poésie mais de l’émir Abd el-Kader.
Si le jeune manifestant de Sétif s’était déjà forgé une conscience profondément indépendantiste depuis une bonne vingtaine de mois, rien ne laissait présager qu’il allait remettre l’émir Abd el-Kader au centre de l’actualité. Depuis six mois, les causeries algériennes évoquent à satiété le MTLD – le plus radical des partis algériens – fondé le 10 novembre 1946 à Nanterre (Hauts-de-Seine). Et voilà que le jeune poète se met à parler de l’émir avec une teneur jamais entendue jusque-là en France ou dans les ‘’trois départements’’. Cela n’a pas échappé à François Pouillon, anthropologue spécialiste du monde arabe et directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris). Auteur d’une somme de travaux sur ‘’la figure d’Abd el-Kader dans l’histoire’’, François Pouillon était présent à l’évènement du Mucem à travers le catalogue de l’exposition.
Signataire d’un remarquable texte – ‘’Figures posthumes d’Abd el-Kader : de la France coloniale à l’Algérie algérienne’’, l’anthropologue souligne, à grand trait, l’importance du passage du romancier à la salle des Sociétés savantes. A partir du 27 mai 1947, il y aura un avant et un après dans la perception de la figure de l’émir. Jusqu’au printemps 1947, c’était une ‘’présentation bon enfant mais bien irrespectueuse’’, une présentation ‘’où la figure du leader est empêtrée dans ce qu’on a appelé +les aspects positifs de la colonisation+’’.
Lecture de la conférence de Kateb Yacine à l’appui, François Pouillon ne résiste pas à l’impératif académique d’en faire valoir la portée. La présentation à l’œuvre jusque-là ‘’ne peut évidemment qu’offusquer une génération montante de jeunes algériens qui apprennent le nationalisme avec la langue française, sur les bancs de l’école républicaine’’, observe l’anthroplogue de l’EHESS dans une allusion au ‘’butin de guerre’’, formule de Kateb Yacine sur l’usage de la langue du colonisateur comme arme parmi d’autres au service du nationalisme.
‘’La formule de cette réappropriation (de la figure de l’émir) doit venir du plus grand écrivain algérien francophone, Kateb Yacine. Le 27 mai 1947, il prononce auprès des sympathisants nationalistes à Paris une conférence qui fait date sur +Abdelkader et l’indépendance algérienne+. Ce rappel a des choses plus dignes, qui vient après les terribles évènements de Sétif, associe l’émir à un engagement nationaliste. Cette formule sera reprise par la lutte indépendantiste qui placera l’émir à la stature de héros fondateur de la République algérienne’’.
Supposition ou hypothèse hypothétique, la conférence de Kateb Yacine du 27 mai 1947 serait peut-être tombé dans l’oubli sans la perspicacité d’un homme de Laghouat. Précurseur de l’édition livresque algérienne, fondateur de la maison d’édition En-Nahda, Adelkader Mimouni (1917-1961) – c’est de lui qu’il s’agit – a eu l’idée salutaire d’éditer la conférence, histoire de la préserver du risque dommageable de l’oubli.
Comme un éditeur qui se respecte, Abdelkader Mimouni a agi en professionnel. Il y a ajouté des notes et des documents en relation avec les campagnes militaires de l’émir, une manière très pertinente de remettre la conférence dans son contexte. Lettré proche de Malek Bennabi, des Oulémas et du mouvement des Scouts musulmans algériens (SMA) de Mohamed Bouras, Abdelkader Mimouni avait fait la connaissance de Kateb Yacine avant qu’il n’investisse le champ de la notoriété.
Avant de tirer sa révérence quelques mois avant l’indépendance – il avait 44 ans –, Abdelkader Mimouni avait déjà procédé à plusieurs rééditions, illustration de sa volonté de graver dans le marbre cette conférence historique. Un exemplaire du livre s’est invité au regard des visiteurs de l’expo du Mucem. Exemplaire de la première édition, il appartenait à Chrisian Delorme.
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Posté Le : 09/04/2023
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Par Raouf S.
Source : jeune-independant.net