Algérie

Le hasard et le doute



Le hasard et le doute
Etant l'un des plus anciens peintres algériens*, Ali Ali-Khodja apparaît aussi comme l'un des plus discrets.Né en 1923 à Bologhine, il a exposé pour la première fois en 1941 dans la salle du Crédit Municipal d'Alger (auj. APC d'Alger-Centre), en groupe, car sa première manifestation individuelle a eu lieu en 1946 dans une librairie de l'actuelle rue Didouche Mourad. En 82 ans d'existence et 64 ans de vie artistique publique, sa biographie nous donne une trentaine d'expositions dont seulement sept personnelles ! La productivité n'est sans doute pas l'apanage de l'art mais, en l'espèce, on ne peut que constater combien étaient fondées les remarques de Mustapha Orif dans le catalogue de l'exposition de 1986. Il relevait en effet que l'artiste était connu pour ne pas «gérer sa carrière».«Depuis les années quarante, nous dit Ali-Khodja, j'ai toujours été obligé de travailler, je veux dire d'avoir un emploi, au musée, aux Beaux-arts? au détriment de mon expression artistique. Depuis que je suis à la retraite, je ne produis plus. C'est d'être partagé qui m'a fait souffrir. Et puis, il y a eu des périodes. Pendant la Révolution par exemple, peindre était loin de notre idée. Cela dit, le travail a aussi servi mon art. Au musée des arts traditionnels, j'ai pu découvrir beaucoup de choses qui m'ont servi par la suite? Gérer sa carrière, qu'est-ce que cela veut dire ' Cibler ma peinture vers une certaine clientèle ' Je ne sais pas. Vous savez, aux débuts de l'Indépendance, il n'y avait pas de galeries privées, pas de collectionneurs. C'était l'Etat qui commandait. Il fallait travailler dans un certain sens. Je n'ai pas à donner de leçons. Ceux qui l'on fait, je les comprends. Mais j'ai préféré avoir ma liberté. C'est ce désir de liberté qui m'a fait produire. J'ai bien fait quelques affiches et bricoles, mais ma peinture était libre. Je la faisais en dehors de mes journées de travail et de toute contrainte.»Il ne se souvient pas de sa première ?uvre. Il hésite, fouille sa mémoire jusqu'aux années quarante, affirme enfin qu'il ne pouvait s'agir que d'une miniature. Et seul lui revient le souvenir de l'atelier d'apprentissage dirigé par ses oncles, Omar et Mohamed Racim. C'était la deuxième guerre mondiale dont le grondement parvenait jusqu'à Alger avec son lot de privations, le rationnement alimentaire, les parents ou voisins mobilisés sur les fronts. Il se revoit soudain dans l'ambiance studieuse et appliquée de cette petite salle de La Casbah, le fin pinceau traçant des compositions florales et des figures persanes, pensant déjà aux avions de guerre qu'il dessinerait le soir, des Messerschmitt et des Spitfire, étonné que les autres élèves restent tournés vers le passé, sans se poser de questions. «Le monde était en train de s'écrouler autour de nous pendant qu'ils calquaient un modèle d'arcade omeyyade», lance-t-il.Il a quatre ans quand son père décède. Les conséquences affectives, hélas aussi sociales, le marqueront. Ce sont ses oncles maternels qui le prennent en charge. Leurs moyens matériels étant limités, ils décident de transmettre à leur neveu ce qu'ils ont de plus précieux : leur art. La facilité avec laquelle il apprend la miniature et l'enluminure laisse augurer d'une belle carrière. Mais c'était sans compter sur les rêves de l'enfant, son imagination débordante, son goût de la nouveauté, son désir de s'affirmer et toutes ces choses étranges, merveilleuses, différentes surtout, qui font voir grand aux petits.Dans cette rébellion gentille car rentrée, presque inavouée, il trouve un allié inattendu, son propre oncle et professeur, Mohamed. L'aîné a compris, car le conflit de l'enfant est aussi le sien. Et là-dessus, Ali-Khodja apporte un témoignage émouvant et peut-être inédit sur Mohamed Racim : «Je ne comprends pas qu'on puisse peindre sans se remettre en question, sans agir contre les idées préconçues, l'immobilisme? Il y a une évolution de la vie. D'ailleurs, mon oncle Mohamed me disait : ''Si j'avais été de ta génération, j'aurais fais autre chose''. Il était très ouvert. Il achetait chaque semaine Sciences & Vie que je lisais après lui avec avidité. Comme j'étais asthmatique et qu'il n'y avait pas de pénicilline à l'époque, j'étais souvent obligé de rester à la maison, et là j'en profitais pour plonger dans l'Encyclopédie qui m'ouvrait de nouveaux horizons. Au fond, aussi bien Mohamed que Omar étaient partagés entre les contraintes de l'art appliqué et leur désir de libérer leur expression. Mohamed plus que son frère, sans doute parce qu'il avait voyagé et séjourné à Paris. Il m'a beaucoup aidé à m'épanouir et à m'en sortir.»En quelque sorte, l'oncle aurait aidé le neveu à accomplir ce qu'il n'avait pu réaliser pour lui-même. Ali-Khodja va plus loin, invoquant les pressions morales que son oncle subissait. «Il se sentait contraint, obligé de poursuivre. Du côté algérien, il y avait certains nostalgiques qui poussaient dans le sens de cette tradition, parfois même pour des raisons nobles, car nous étions colonisés et que l'on pensait ainsi affirmer notre personnalité. Mais ils ne voyaient pas que de l'autre côté, les Européens aussi encourageaient cette voie de la tradition et de la différence. Ils admettaient qu'on pouvait avoir des idées mais sans sortir des limites de l'indigénat. Mon oncle Mohamed était révolté contre cet esprit mais il se trouvait obligé de continuer. C'était trop tard pour lui? C'était ça aussi ma révolte. On n'avait pas le droit d'avoir une pensée philosophique ou universelle. Il fallait qu'on reste dans le même moule. Après, il fallait qu'il y ait le signe ou ceci ou cela? Sortir du folklore, là est le sens de ma révolte.»Les propos d'Ali-Khodja situent bien les fondements de son parcours. Lassé des références anciennes, du caractère contraignant et répétitif des arts appliqués, il entre dans un processus paradoxal : plus il maîtrise la réalisation des miniatures et plus il les remet en question. Il se sent de plus en plus gêné par l'absence de source lumineuse, de perspective, de troisième dimension et découvre qu'une telle pratique «est plus proche de l'ornementation et de la décoration que de l'expression d'un espace, d'un monde, d'un mouvement». Il entame alors son cheminement personnel en s'appuyant sur un credo à trois dimensions : «le questionnement, le dépassement, la transcendance».Aussi, en 1960, quand il se voit décerner la médaille d'or de meilleur artisan de France, ressent-il une double peine : celle d'être encore considéré comme sujet d'un pays occupant et celle de n'être pas encore reconnu comme un artiste. Il demeure néanmoins fier de l'?uvre qui lui vaut la distinction, un coffre algérois. Quand il en parle aujourd'hui, on sent encore les frémissements de joie qui devaient avoir marqué la réalisation de ce coffre. Et l'on se prend un instant à douter de son rapport aux arts appliqués. N'a-t-il donc conservé de leur pratique que le souvenir de la contrainte ' «Non, dit-il ; en fait, je me suis enrichi de cet apport même dans mon expression actuelle. Ce que j'ai rejeté, c'est avant tout les règles et le caractère répétitif et passéiste. Cette tradition m'intéresse au moment fort où elle était une création. Mais dès qu'elle s'est répétée, elle s'est amoindrie et effilochée.»La rupture d'Ali-Khodja s'est effectuée en plusieurs paliers, dans une progression en douceur de son expression. Premier palier : il introduit la source lumineuse dans la miniature avec un léger mouvement vers la perspective italienne. Deuxième palier : il supprime le cadre enluminé de la miniature et la réalise sur de plus grands formats, corrompant ainsi autant sa structure que sa dénomination. Troisième palier : il passe à la toile et donc à la peinture de chevalet qui demeure figurative. Quatrième palier : il connaît une période à thèmes où se distinguent les éléments d'architecture, notamment des portes en milieu végétal, puis les sujets animaliers. Il entre dans une phase semi-figurative. Cinquième palier : c'est le passage à l'abstraction où il développe un sens élevé de la couleur, une véritable musique des nuances. Dans cet élan vers la modernité, l'?uvre de Pedro de la Francesca, peintre de la Renaissance, le fascine. «Pour moi, il est le peintre le plus moderne de tous les temps.»Autre élément important de sa recherche : le rapport entre l'infiniment petit et l'infiniment grand. La découverte très jeune de la dimension exponentielle de l'univers l'a toujours fasciné au point de l'entraîner vers des représentations proches de celles des mystiques soufis. «Le sujet peut être vu en tant que tel mais il peut aussi être considéré dans sa composition, sa structure et devenir ainsi immense, multiple. Le monde est fait d'atomes. La vie dans ma peinture, c'est cette vivacité des couleurs. Elles s'attirent et se repoussent et de ce mouvement contraire se dégage la vie. La science n'est pas seulement une connaissance fondamentale. Elle décrit la vie et porte une part d'imaginaire. C'est par ce jeu que je suis attiré. Dans mon expression, je pars toujours d'un hasard, une forme vue, un détail. Il n'y a rien de préconçu dans mon travail. Avant de peindre, je n'ai aucune projection de ce que je vais peindre. Je vais à la découverte de mon émotion. J'essaie d'étudier le hasard, de le comprendre?». Quand nous lui suggérons «de le rendre heureux '», il acquiesce. Le hasard, même heureux, amène le doute et cette notion est au c?ur de la création chez Ali-Khodja. Il la considère même comme l'élément moteur de son désir constant de dépassement. Cette longue progression s'est construite sur plusieurs singularités, au nombre de cinq encore. La première est qu'il est le seul artiste algérien et sans doute un des rares au monde à avoir effectué ce passage millénaire, dirions-nous, entre la miniature et l'art contemporain. La seconde est qu'il s'est toujours tenu à l'écart des tendances et groupes, construisant son expression avec une indépendance d'esprit assez remarquable, revendiquant la solitude du créateur.La troisième est que dans les arts plastiques algériens, sans doute pour avoir été au bout de la pratique traditionnelle, il n'a jamais considéré le signe traditionnel comme élément authentifiant de l'expression. La quatrième de ces singularités réside dans son exceptionnel traitement des couleurs et, de ce point de vue, il a fait montre d'une maîtrise et d'une originalité qui le situent comme un peintre de la couleur et non des formes et, ce faisant, exprimant davantage son émotion et sa spiritualité qu'une réinterprétation du monde. La cinquième enfin est qu'il est un des très rares peintres algériens qui écrivent, ses textes jusque-là inédits, parmi lesquels de la poésie en prose et des nouvelles, lui servant à réfléchir sur sa pratique mais également à exprimer des états d'âme et des idées.Cette protection de soi contre le conformisme, Ali Khodja a eu aussi à l'exercer contre l'adversité et particulièrement lors de l'assassinat dans les années ?70 de Mohamed Racim et de son épouse. Cette tragédie l'avait privé de son père spirituel et elle n'a pas été sans conséquence sur sa création, sans pour autant la dévier de son cheminement : «Avant cela, j'étais sans doute plus confiant, plus insouciant. Après, il y a eu plus de doute encore dans ma création. Il sortait de l'ordinaire et sa disparition a été pour moi un événement terrible comme d'ailleurs pour l'Algérie.»Une autre adversité, ordinaire celle-là, réside dans l'incompréhension des autres. Ali-Khodja reste marqué par la remarque d'un compatriote qui lui affirma que la perfection était une préoccupation bourgeoise. L'anecdote est révélatrice du regard qu'il porte sur notre société et qui, dit-il, le fait à la fois rire et pleurer. «Une nation ne peut être considérée que par les arts et les sciences. C'est cela la grandeur d'une nation. D'un autre côté, j'ai peur qu'en Algérie où nous avons développé une civilisation de l'objet et non pas du savoir et du talent, on ne voit la modernité que dans ce qui vient d'ailleurs. Alors qu'il est possible de forger sa propre modernité sans se fermer et en laissant chacun s'épanouir.»(*) Pour rappel, Ali Ali-Khodja est décédé le 7 février 2010. Ce texte, ici contracté, a paru dans le catalogue de son exposition à la Citadelle d'Alger en avril 2005.




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