C'est tout
simplement inqualifiable ! Où trouver des mots pour dire cette stupidité
graisseuse qui dégouline de leur langue chaque fois qu'ils ouvrent la bouche ?
C'est pourquoi aujourd'hui, j'ai décidé de rompre cette habitude qui nous
réunissait presque chaque jour.
Désormais, je
fuirai ces lourdauds. Je fabriquerai des raisons. À la longue, ils finiront par
comprendre que je ne veux plus de leur compagnie. Au début, je sais qu'ils ne
vont pas facilement accepter que je viole un rituel qui nous lie depuis de
longues années. Mais je les aurai par l'usure. Quand il s'agit de couper une
relation, je tranche comme on ampute un membre gangrené, froidement et sans la
moindre hésitation. Comment pourrais-je encore une fois supporter leur verbiage
? Non, je ne veux plus rentrer à la maison les nerfs martyrisés par les
sottises qu'ils pondent en se régalant, en gloussant de volupté.
C'est la troisième fois que sonne mon
téléphone portable. Mais je ne répondrai pas. Bien sûr, ce sont eux qui
m'appellent, qui désirent que j'aille les rejoindre dans ce café crasseux et
enfumé, pour les écouter cracher des arguments idiots sur tout ce je dis,
déchiqueter avec des moqueries acides mes analyses. En effet, pendant ces deux
derniers mois, complices, ces trois diplômés lamentablement bornés bondissent
sur chaque parole qui sort de ma bouche et la piétinent en poussant des cris de
jouissance, attirant l'attention des consommateurs sur notre table.
«Tu es un rêveur ! me répétait le médecin, un
sourire moqueur sur les lèvres. Je le connais beaucoup mieux que toi ce peuple
! Chaque jour, depuis des années, j'en étale au moins cinquante sur ma table !
Et je peux te dire, moi, qu'ils ne ressemblent pas du tout aux héros qui
remplissent ta théorie ! C'est de la viande molle et malsaine qui vient
pleurnicher dans mon cabinet chaque jour ! Tu m'étonnes ! Comment peux-tu
sérieusement penser que ces paresseux chialeurs remplis de microbes sont sur le
point de changer les choses ! Quel est ce miracle qui va les arracher au long
sommeil gluant et fiévreux dans lequel ils ronflent depuis des siècles ? Mais
cesse donc de rêver ! Ouvre bien les yeux ! Que vois-tu ? Des géants ? Dis-moi
! Regarde bien ! La vérité est là ! Devant toi ! Des corps ravagés par la
sous-alimentation ! Des malades ! Des millions de malades ! Qui enfantent des
enfants malades !»
L'hypocrite ! La cupidité a complètement
ruiné sa raison ! Ses yeux de rapace ne voient partout que des patients qui se
dirigent en foule touffue vers son cabinet ! C'est son désir le plus profond
qu'il étalait ainsi dans le café. Ce charlatan avide de sous comme tous ses
confrères doit prier jour et nuit pour que le nombre de malades augmente sans
cesse. J'ai horreur de ces individus qui vivent de la souffrance des autres. Je
ne serais jamais capable de me nourrir avec de l'argent soutiré à une personne
minée par la douleur ! Comment pourrais-je ne pas haïr un être humain qui
chaque matin se dirige vers son cabinet en priant Dieu de le trouver bondé de corps
consumés par la fièvre ? Puis-je continuer de fréquenter un type qui saigne des
misérables pour une consultation qui dure cinq minutes ?
Comme le médecin, avec la même vigueur, avec
le même sourire moqueur sur sa face de singe, le juge ricanait quand il
m'entendait exposer ma théorie. Cet individu qui fume cigarette sur cigarette
est un sot qui se prend pour un grand penseur.
Avec sa voix
rauque, il déclamait : «Qui est mieux placé qu'un juge pour te renseigner, mon
ami, sur le contenu de la marmite ? Ma tête est bourrée d'histoires qui ne te
laisseraient pas un poil sur le crâne ! Cesse donc de planer dans les nuages !
Rien de positif ne sortira de tes misérables ! Ils transformeront le pays en un
dépotoir fumant ! Ce sont des centaines de milliers de jeunes aigris et très
dangereux gonflés de deux désirs : saccager et piller ! Gâtés et paresseux, ils
veulent posséder des choses sans verser une goutte de sueur ! Pour se procurer
de quoi s'offrir un peu de drogue, ils n'hésitent pas à couper la gorge au
premier qui se présente sur leur chemin ! Même les parents ne sont pas épargnés
! Pour le moindre mot, les couteaux sont tirés des poches et c'est la boucherie
! Les filles se prostituent pour s'acheter un portable et des chiffons.
Pourquoi se priver quand on peut acquérir des gadgets aussi facilement ? Les
adultes ne sont pas moins dérangés ! Ce sont eux qui ont enfanté ces écervelés
qu'ils abandonnent à la rue ! Ce sont eux qui les ont corrompus ! Mais où sont
donc tes héros ? Moi, je ne vois que des voleurs, des bandits, des drogués, des
assassins, des incestueux, des fous et des lâches.»
Voilà ce qu'il me jetait au visage chaque
jour, cet inculte ! Des âneries, de la fumée et de la salive, le tout enveloppé
dans une haleine qui rappelle l'odeur d'un cadavre en décomposition. Comme le
médecin, lui aussi s'engraisse avec les malheurs des autres. Borné, il ne voit
pas que c'est justement cette misère qui le dégoûte qui lui apportera la
lumière et l'air pur qui nettoieront ses poumons pourris. Non, c'est fini,
jamais plus je ne lui permettrai de me souffler à la figure son discours puant
le cadavre ! Jamais !
Il y a encore un autre idiot qui se permet de
critiquer ma théorie. Celui-là est un enseignant universitaire. Jamais je n'ai
vu un balourd pareil ! Ce type macère dans une imbécillité cotonneuse en p… de
plaisir. Ses «analyses» sont d'une pauvreté qui soulève le cÅ“ur !
Pour appuyer les
propos de ses deux compères et me contredire, il disait n'importe quoi : «Ils
ont raison ! Le pays est plein de malades, mais surtout de voyous, qui se
promènent avec des couteaux et des allumettes dans la poche ! Ces millions de
bourricots que l'école a vomis dans la rue sont capables de tout ! C'est qu'ils
ne possèdent pas de cervelle ! Le crâne vide, ces abrutis ne peuvent produire
que du désastre ! Ceux qui envahissent l'université ne sont pas très différents
d'eux. En général, ils sont nuls et ne pensent qu'à s'amuser ! La bibliothèque
est tout le temps déserte. Ils préfèrent grouiller dans la cour ! La débauche
s'affiche de plus en plus ! Combien de fois j'en ai surpris qui s'embrassaient
sans aucune pudeur ! C'est avec cette pâte que tu veux faire notre bonheur, mon
frère ! Avec des idiots aux mÅ“urs dissolues ! Après avoir brûlé tous les pneus
du pays, ils nous piétineront tous pour lâcher la bride à leurs fantasmes sans
être dérangés !»
Comment aurais-je
pu continuer de côtoyer ces «penseurs» ? Je m'enfermerai chez moi. Entre les
murs de ma maison. Au milieu de mes livres. Je ne veux plus entendre leurs
sottises. Au début, je croyais qu'ils faisaient exprès de me contredire pour
m'énerver, me taquiner. Mais ils ne plaisantaient pas. Ils étaient sérieux.
Alors, j'ai compris qu'il me fallait couper court à nos rencontres et rester
chez moi.
Patiemment, je
vais attendre mon événement. Bientôt, le cri de révolte parviendra à mes
oreilles. Le cri béni qui nous libérera ! De la misère jaillira une colère qui
brisera en mille morceaux le plâtre qui scelle nos corps depuis des siècles !
Les misérables,
les exploités, les chômeurs, les mendiants, les drogués, les ivrognes, les
prostituées, les repris de justice, se déverseront dans les rues, et baignant
dans une lumière pure, avec leurs corps miteux, ils creuseront le chemin qui
nous mènera au bonheur, et imprégnée de leur sueur, la terre se couvrira de
fleurs au parfum magique, qui purifiera nos poitrines, et nous connaîtrons
enfin la joie de vivre !
Ce sont les malheureux qui nous délivreront
de la laisse qui nous déchire le cou ! La misère noire dans laquelle ils
pataugent en ce moment est le fumier qui va bientôt fertiliser notre vie,
l'épanouir, l'égayer. C'est ce que je n'ai pas arrêté d'expliquer à ces
diplômés stupides que j'ai décidé de fuir. En simplifiant, j'affirme que la
misère est indispensable pour défiger une société sclérosée comme la nôtre. Ce
sont nos compatriotes qui vivent dans la boue qui nous sauveront. Ce sont eux
les héros qui nous ouvriront les portes du bonheur. En s'immolant par le feu,
en se suicidant, en se droguant, en se prostituant, en s'entretuant, en bravant
les institutions, en transgressant les interdits, nos misérables nous
arracheront aux mensonges dégoûtants qui boursouflent notre chair.
Je sens que bientôt je courrai vers la
fenêtre pour assister au spectacle grandiose qui changera ma vie. J'espère
seulement que l'émotion ne m'empêchera pas de jouir de cet événement que
j'attends depuis des années. Des larmes embuent mes yeux. Des frissons courent
dans mon échine. Je vais fermer le rideau et m'étendre un instant. L'obscurité
m'apaise…
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 03/02/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com