Algérie

Le design futuriste, le béton, la lumière et... Boumediène



Ici, l'océan et la montagne s'épousent et se combattent dans une débauche de lumière et de luxuriance tropicales. Rares sont les villes aussi profuses en plages, en baies et en végétation folle. La nature guette la moindre négligence pour réoccuper ses espaces perdus. Douce comme une mélodie de Cartola ou de Jobim, décontractée et vibrante comme sa samba, affolée par une violence urbaine qui empoisonne d'abord la vie de ceux qui vivotent de leurs salaires, incapable de combattre la pauvreté galopante, la cité de la bossa nova et du carnaval, des favelas et de la créativité artistique la plus folle rêve encore à sa splendeur passée de capitale déchue. La joie demeure malgré tout chez les cariocas, alors qu'ici et là surgissent des condominiums, sortes de résidences médiévales new-look pour nouveaux riches apeurés, que protègent, simulacres de pont-levis, portes électroniques et murs surmontés de vidéos de surveillance. Cela étant, on ne se sent pas étranger à Rio, et d'une manière générale au Brésil, probablement à cause de son métissage, mais aussi en raison de l'absence de tout préjugé à l'égard de l'autre, l'étranger. C'est dans cette ville, qui le chérit et qui porte en elle, tranquillement, nombre de ses ouvrages, tel le sambodrome dédié au carnaval, la gare maritime qui relie Rio à Niteroi où se trouve le Musée d'art contemporain, une sorte d'Ovni survolant la baie ou encore le siège de sa Fondation, qu'est né en 1907 Oscar Ribeiro de Almeida de Niemeyer Soares. « C'est un nom métissé, aime-t-il à dire : Ribeiro le Portugais, Almeida l'Arabe, Niemeyer l'Allemand. Il y a aussi de l'Indien et de l'Africain en moi. J'en suis fier. C'est aussi cela qui me fait aimer le Brésil, son métissage, notre métissage. C'est ce mélange qui donne à ce pays cette douceur si particulière. »CopacabanaJe me trouve face à l'un des plus vieux immeubles de l'interminable et célèbre avenue Atlantica, gagnée sur l'océan, comme d'autres parties de Rio. C'est là, au dernier étage, que se trouve le lieu de travail de l'un des plus grands architectes du siècle dernier et de celui qui commence. Être au bord de la plage de Copacabana ne donne pas forcément droit au soleil, à l'azur du ciel et aux belles cariocas nageant dans les eaux de l'océan. Attention clichés. Aujourd'hui, il fait gris. Le ciel est bas, si bas qu'« il fait l'humilité ». Un crachin, tenace et tiède, ajoute à la brume océane qui enveloppe la baie. Au loin, spectrales, les petites montagnes sensuelles, les Morros, dont les formes sont si présentes dans l'architecture de courbes libres, celles des vagues et des femmes, grâce auxquelles le maître a poétisé le béton.Dans un moment, le temps d'un « cafezinho », l'équivalent d'un « fendjel qahoua », je serai face à ce lutteur infatigable, presque centenaire, dont l'architecture est non seulement rupture avec l'hégémonie de l'angle droit, mais aussi « songe et fantaisie ». C'est dans une modeste pièce, qui est aussi son espace de travail, que cet arpenteur de courbes me reçoit. Les rendez-vous officiels, nombreux, liés à ses projets architecturaux, se déroulent dans une pièce, spacieuse, ouverte sur la baie, avec des murs blancs recouverts de croquis, d'esquisses et de formules, dont l'une condamne la torture, « Tortura nunca mais » (plus jamais la torture). Oscar Niemeyer n'arrête jamais de travailler et de lutter.Poignée de mains. Chaleureuse. Très vite l'entretien, en portugais du Brésil, rendu dans toute sa saveur par Flavia Nascimento, et quelquefois en français, devient conversation amicale ponctuée d'une blague décapante ou d'une protestation contre l'état du monde. Moments précieux. L'Algérie, son peuple, le président Boumediène, l'exil, le Brésil, la révolution, un terme point galvaudé pour cet homme, pour qui celle-ci est aussi mouvement et novation. Bien entendu, il sera aussi question des réalisations architecturales et des projets, dont celui de la mystique Mosquée d'Alger, qui, si elle avait vu le jour, aurait certainement fait dire à ce cher Kateb Yacine, j'ose l'imaginer : « Ah enfin, en voilà une qui décolle. »(3)La rencontre avec l'Algérie« Je suis arrivé en Algérie au bon moment, quelque temps après la victoire contre la colonisation. Il y avait beaucoup de bonheur, de joie, et une certaine gravité, face aux besoins énormes du peuple que la colonisation avait méprisé. Je pense qu'on oublie cela. J'y ai trouvé la meilleure des solidarités. J'ai beaucoup aimé ce pays, j'ai gardé de l'affection. J'ai aimé beaucoup Alger si lumineuse et accueillante, sa baie, ses criques, ses plages de galets, la Méditerranée si riche de cultures et de mystères. Et puis il y a sa Casbah, un beau patrimoine, avec ses maisons blanches presque aveugles pour se protéger du vent. Je m'y suis souvent promené, montant et descendant ses escaliers, ses ruelles qui donnent sur la mer. C'est aussi un lieu de lutte, de vie et d'histoire. La victoire des Algériens contre le colonialisme français a été pour moi une grande joie, un moment inoubliable. Oui, cette victoire a été celle de l'humanisme contre l'oppression. Le combat du peuple algérien pour se libérer mérite le respect. Mais il y a aussi le combat des Algériennes, les armes qu'elles transportaient dans des sacs ou sur elles, leur résistance, leur courage face aux oppresseurs. J'ai eu le grand plaisir de rencontrer une résistante algérienne ici, à Rio. De telles actions sont des faits rares dans l'histoire des luttes pour la liberté, la dignité. Ces moments honorent non seulement le peuple algérien, mais le monde entier. Les personnes que j'ai rencontrées en Algérie voulaient faire de belles et grandes choses. Il fallait répondre aux attentes, aux aspirations, aux manques, aux frustrations engendrées par la domination coloniale, dans un pays où ce qui avait été construit ne profitait pas aux Algériens. »Le Président Boumediène« Le président Boumediène a voulu me rencontrer, il connaissait mon travail et il avait de grandes ambitions pour le pays. Nous sommes devenus des amis. Je peux dire, aujourd'hui, qu'il m'a offert sa protection pendant toute la période où j'ai vécu exilé en Europe, à cause de la dictature qui était au pouvoir dans mon pays. Un jour dans son bureau de la Présidence, il m'a dit : 'J'aimerais que tu deviennes mon conseiller pour les questions architecturales.' Je me souviens aussi du ministre Ahmed Benyahia, un homme remarquable. Il m'a beaucoup aidé et soutenu. Nous avons beaucoup sympathisé et sommes devenus amis. Nous nous voyions avec beaucoup de plaisir, à chaque fois que l'occasion s'y prêtait. Malheureusement, il est décédé trop tôt dans un terrible accident d'avion. J'ai rencontré de nombreuses fois le président Boumediène. Nous parlions de tout, et bien sûr des nombreux projets en cours, parmi lesquels les universités des Sciences humaines, des Sciences et des Technologies d'Alger, l'université de Constantine, l'Ecole polytechnique d'architecture et d'urbanisme d'Alger, une salle omnisports au sein du Complexe olympique d'Alger, le centre civique d'Alger, et un plan de réaménagement d'Alger, qu'on appelait aussi « plan du nouvel Alger ». En ce qui concerne l'Université des sciences et technologies d'Alger, j'ai eu des désaccords, car mon idée n'a pas été acceptée, et je ne m'y suis plus impliqué.J'ai beaucoup apprécié que le projet de construction de la « Grande Mosquée d'Alger » soit accepté par Boumediène. Comme, souvent, les idées peuvent surgir de manière inopinée. Une nuit à Alger, alors que je m'apprêtais à m'endormir, me vint l'idée de dessiner une mosquée. J'ai travaillé, un peu comme dans un état second, une partie de la nuit dans ma chambre d'hôtel. Résultat : une mosquée suspendue au-dessus de la mer et reliée à la terre ferme par une superstructure, près d'une plage, à proximité du Port d'Alger. J'ai effectivement déclaré dans le film Un architecte engagé dans le siècle, que Boumediène en voyant les plans de la mosquée s'était exclamé : 'Mais c'est une mosquée révolutionnaire.' Je lui ai alors répondu, en riant, 'Président, la révolution ne doit jamais s'arrêter, elle doit être partout.' Le président Boumediène n'avait jamais vu une telle mosquée. Il a été surpris. Or mon architecture fonctionne à la surprise, à l'étonnement. J'aime pousser les lois de la physique et de la matière dans leurs dernières limites et créer ainsi de l'inattendu. Par exemple, tu peux aller à Brasilia et aimer ou ne pas aimer, mais tu ne peux pas dire que tu as déjà vu quelque chose de pareil, tu peux avoir vu des choses plus belles mais tu ne peux pas rester insensible. Pour moi l'idée de surprise est le point le plus élevé de l'architecture. Même les gens les plus modestes, ceux qui n'ont pas été sensibilisés à l'architecture sont surpris quand ils voient la cathédrale de Brasilia. Ils se demandent pourquoi une telle construction, ils sont dans l'étonnement, la découverte. Pour moi c'est cela qui est essentiel, c'est cette rencontre. Boumediène avait été surpris par le projet de la mosquée d'Alger. Sa disparition brutale est la seule explication de l'abandon de sa construction ainsi que d'autres projets. »L'université de Constantine« Parmi les projets réalisés, celui de l'Université de Constantine tient une place particulière pour plusieurs raisons. D'abord c'était un défi architectural, je voulais que le béton obéisse à mon esthétique, dans le cadre du relief dramatique de Constantine. Au Brésil, comme lors de la construction de Brasilia, j'incite, à travers mes projets, les ingénieurs brésiliens à surmonter leurs limites et celles de la matière. C'est comme cela que les choses avancent. Lorsque le projet de l'Université de Constantine fut conçu, les Français le critiquèrent en déclarant qu'il était techniquement irréalisable. Ils se sont trompés, parce qu'ils ont manqué d'audace. Lorsqu'il m'arrive en privé ou en public de parler d'architecture, des choses que j'ai réalisées, je dis toujours que l'Université de Constantine fait partie de mes réalisations les plus accomplies. Je dois dire aussi que les Algériens et Boumediène m'ont accordé toute leur confiance. La deuxième raison tient au fait que ce projet architectural s'inspirait également des réflexions du penseur progressiste brésilien, Darcy Ribeiro(4) , et de son idée 'd'université ouverte', articulant architecture et connaissances. Nous avons travaillé ensemble sur cette idée pour la ville de Brasilia, en associant des professeurs brésiliens de littérature, de biologie, de physique nucléaire. Malheureusement, il y a eu ce coup d'Etat militaire qui a gâché tous nos espoirs et ceux du Brésil. Darcy Ribeiro considérait que les étudiants devaient, sur les lieux de leur formation, dans les bâtiments et les espaces, avoir des contacts qui dépassent les clivages disciplinaires et échanger les connaissances. Cette démarche devait permettre, et elle doit pouvoir le faire encore aujourd'hui, à chaque étudiant, quelle que soit sa discipline principale, de s'ouvrir pleinement à d'autres disciplines comme la philosophie, l'histoire, les sciences sociales mais aussi la littérature. Oui, l'idée, c'est de casser les clivages disciplinaires, de créer des passerelles entre les disciplines, afin que les étudiants bénéficient de connaissances qui leur permettent de mieux comprendre et penser la complexité de notre univers, et acquérir ainsi une formation intellectuelle et politique, au sens le plus noble de ce terme, pour mieux affronter le monde pervers et impitoyable qui nous entoure et le changer. Pour en revenir à l'université de Constantine, je pense qu'il n'en existe aucune dans le monde qui soit comparable. C'est pour cette raison que nous avons décidé d'écrire un livre, avec les contributions de ceux qui ont participé à sa réalisation. J'aimerai dire que la représentation diplomatique algérienne au Brésil et l'ancien ambassadeur de votre pays nous ont beaucoup aidés pour ce projet de publication. Des photographes brésiliens se sont déplacés à Constantine pour constituer le matériau photographique du livre. Malheureusement, en regardant ces photos, j'ai constaté que des arbres avaient été plantés, mais dans un lieu impropre. J'ai demandé à l'ambassadeur du Brésil en Algérie, de voir avec les autorités algériennes, s'il était possible d'enlever ces arbres qui ne sont pas à leur place. Le lieu choisi a été le pire qui soit. Ces arbres ont défiguré le site et lui ont ôté toute sa force architecturale. Protéger et entretenir ce site architectural est de toute importance. Non je ne savais pas que cette université avait été l'objet en 1992 d'un attentat à la bombe commis par les terroristes intégristes. C'est une bombe contre la science dans un pays qui a combattu l'obscurantisme colonial. L'Algérie ne méritait pas ça, pas plus que l'isolement dans lequel elle s'est retrouvée pendant qu'elle se battait contre les terroristes. Mais elle a su vaincre. C'est cela l'expérience historique. J'espère qu'elle pourra se reconstruire et avancer. »Changer le monde« Je vais te raconter une anecdote. Pendant mon exil en Europe, qui a été pour moi un moment de ma vie où je n'ai jamais été heureux, j'ai décidé un jour de rentrer au Brésil. Dès que je suis descendu de l'avion, la DOPS, la police politique, est venue m'arrêter. On m'a mis dans une salle d'interrogatoire, complètement insonorisée.L'officier de police qui m'interrogeait était assisté par un employé qui rédigeait le procès-verbal de mon arrestation. A un moment donné, l'officier m'a demandé : ''Mais qu'est-ce que vous voulez ''' Je lui ai répondu : ''Je veux changer la société.'' Puis j'ai ajouté : ''Ecrivez cela : changer la société.'' Alors l'employé s'est tourné vers moi, un peu éberlué et m'a demandé : ''Changer la société ' Attendez, Monsieur Niemeyer mais ça, ça va être très difficile.''C'est vrai que c'est très difficile. Mais on a besoin de changer, car ce monde est une vraie merde.Par rapport à cette exigence, à ce combat, il est vrai que j'ai déclaré que mon architecture était secondaire. Pour moi, l'architecture n'est pas la chose la plus importante. Ce qui est essentiel, c'est de lutter pour un monde meilleur, où il est possible de vivre comme des gens bien, comme des gens dignes, et pour cela il faut si peu. En même temps, je serai heureux si mon architecture y contribue. Je bosse, je travaille, mais je n'arrête pas de protester, d'agir, de prendre position contre l'exploitation, l'injustice sociale, le capitalisme. Lorsque le président Lula a été candidat, j'ai déclaré à des journaux que son projet était d'améliorer le capitalisme au Brésil, malheureusement l'histoire et l'expérience montrent que cela est impossible. Mais je suis peut-être trop exigeant. Regarde la situation du Brésil, un pays si riche avec tellement d'injustice, une vie tellement mauvaise pour la majorité des gens. Il y a une trop grande misère partout, de la violence, de la souffrance. On ne peut pas se sentir bien dans un monde qui fonctionne comme ça. En même temps, ce pays n'est pas à l'abri d'ingérences. Les militaires brésiliens patriotes sont très inquiets, car ils n'ont même pas la possibilité ni les moyens de défendre l'Amazonie, comme ils aimeraient le faire contre des ingérences. C'est un vrai problème pour la souveraineté nationale.Nous vivons aujourd'hui dans un monde terrible, avec des gens inquiétants et ridicules comme Bush. Mais son pays a la puissance et la force, et peut inquiéter ou attaquer qui il veut et quand il veut, et surtout les plus faibles. Mais nous ne devons pas désespérer et envisager toujours de changer le monde, de transformer la société. Il faut garder en nous l'espoir du changement. Nous pouvons tous devenir des frères. Mais je dis tout cela, alors que je deviens de plus en plus pessimiste. Souvent les choses sont tellement dégradées, la misère est telle, le désespoir est si présent, l'injustice si généralisée que j'ai l'impression qu'il n'y a rien à faire. L'homme serait-il aussi mauvais ' Face à tout cela, il faut rester modeste et savoir que nous ne valons pas grand-chose. Nous ne sommes que des poussières d'étoiles. Alors tout en luttant, il faut continuer à vivre, avoir une femme à ses côtés, des amis et voir les gens avec un certain optimisme, en retenant surtout les aspects positifs, les aspects les meilleurs des gens, je suis un pessimiste naïf. Lénine, qu'on insulte aujourd'hui, disait : 'Avoir dix pour cent de qualité c'est déjà suffisant.'À un futur architecte« Les écoles d'architecture doivent proposer des cours parallèles à cette spécialité : de la philosophie, de l'histoire, de l'anthropologie, de la littérature. Il ne suffit pas pour un architecte de sortir d'une faculté pour qu'il devienne un professionnel. Il doit apprendre à bien connaître sa société, comprendre et s'ouvrir au monde afin de construire des choses qui rendent les gens heureux, qui leur donnent de la joie. A un jeune Algérien qui étudie l'architecture, je dirai une ou deux choses : il faut connaître son pays, apprendre à l'aimer, et il faut, c'est très important, lire, lire des romans, de la poésie, pour nourrir son imaginaire. C'est cela qui fera de lui un architecte qui vit avec son époque, avec son temps. C'est comme cela qu'il pourra participer à la transformation de la société dans laquelle il vit. »1 - Miguel Arraes, homme politique brésilien, un des leaders de la lutte contre la dictature, ancien gouverneur de l'Etat de Pernambouco aimait citer cette article de la Constitution, lui qui a vécu en exil en Algérie pendant quinze années. Il est décédé en août 2005 à Récife. 2 - Avec l'urbaniste Lucio Costa 3 - « Une mosquée c'est une fusée qui ne décolle jamais », Kateb Yacine dixit. 4 - Darcy Ribeiro, homme politique, authropologue et écrivain brésilien, ami de Niemeyer. Il fut chef de cabinet de Joao Goulart, destitué par un coup d'Etat militaire pro-américain qui annonçait l'avènement de dictatures sanglantes dans toute l'Amérique du sud. Darcy Ribeiro est décédé en 1997.


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