Algérie - Raïs Hamidou


Le dernier corsaire

Raïs Hamidou fut le dernier des grands chefs de la marine algérienne de la période ottomane, et, à ce titre, il joua un rôle décisif dans la défense de la ville d'Alger. Les Européens eux-mêmes reconnaissent dans leurs écrits l'intelligence peu commune et l'extrême habileté du Raïs.
Raïs Hamidou Ben Ali naquit vers 1770 à Alger. Il débuta sa vie active
à dix ans comme apprenti tailleur auprès de son père. Mais il découvrit vite qu'il n'était pas fait pour ce genre de métier; il s'intéressait davantage aux récits d'expédition des raïs, qui le fascinaient. Il finit ainsi par s'embarquer comme mousse à bord d'un navire de course algérien. Peu de temps après, le jeune matelot accéda au grade d'officier, puis à celui de capitaine.

Courageux et déterminé, Hamidou Ben Ali attira l'attention de ses supérieurs et réussit à gagner leur confiance. Le Bey d'Oran n'hésita pas à lui confier d'abord un de ses chebeks (sorte de croiseur do l'époque), puis le commandement de sa flotte. Vers l'année 1790, le Dey Hassan, qui portait un grand intérêt à la marine, accueillit Hamidou avec tous les honneurs et lui confia son navire personnel équipé de 12 canons.

Cet événement constitua une étape importante dons la vie héroïque du Raïs. Hélas, emporté par une tempête violente au large du port d'El-Qala (La Calle), le navire fut brisé et perdu. Raïs Hamidou craignait la colère du Dey, propriétaire du navire et crut son prestige entamé. Il obtint pourtant le pardon du Dey et reprit ses activités avec encore plus de détermination.

En 1797, il obtint le commandement du plus important navire algérien et suscita l'admiration de tous en capturant, en 1802, un vaisseau portugais de 44 canons et en faisant 282 prisonniers. Sur ce même vaisseau, il entreprit la traversée du détroit de Gibraltar en 1809.

Au début de l'année 1815, la marine américaine commença à surveiller de près le détroit. Le 15 juin de la même année, une division américaine composée de 10 vaisseaux mena une offensive contre Raïs Hamidou, qui se trouvait à la hauteur du cap Gat. Après de violents combats, dont les Américains sortirent victorieux, Hamidou Ben Ali et nombre de ses compagnons trouvèrent la mort.

D'après certains récits, le Raïs recommanda à ses collaborateurs, avant de rendre l'âme, de jeter son corps à la mer pour qu'il ne tombe pas entre les mains de l'ennemi.

La mort de cet homme intrépide no signifiait pas la fin de l'héroïque défense de la marine algérienne, ni la fin de ses opérations audacieuses. Bien au contraire, ses successeurs s'inspirèrent de sa bravoure et de son sans du sacrifice pour contrecarrer les offensives ennemies.

En 1816, malheureusement, à la suite de l'offensive menée par Lord Exmouth, les Anglais réussissent à anéantir la flotte algérienne, mettant fin ainsi à la suprématie maritime de l'Algérie en Méditerranée.

Il faisait sombre et moite sur la ville turque ce matin là, le ciel était pourtant clair, mais comme si une quelconque malédiction se nouait vers les remparts de la cité en l’enveloppant d’un voile brumeux. Le soleil s’affaissait sur la mer souillant d’un rouge vermeil sa surface plate. Pas un souffle, pas un murmure, tout se taisait dans l’attente de quelque chose d’inexpliqué «Comme si des entrailles de la mer allait surgir un typhon dévastateur ! » Cette pensée fit frissonnait Messa qui remonta sur ses épaules son écharpe frangée en contemplant les sinueuses terrasses blanchâtres qui se déversaient dans un enchevêtrement d’escaliers chaotiques dans les eaux glacées du port. Protégée par les hautes murailles de béton revêtue de parements de briques qui enserrait les demeures pressées de la vieille ville, Messa se sentait confiante, elle avait du mal à s’imaginer investi par un quelconque malheur.
La vieille cité avait déjà résisté à d’innombrables calamités et s’en était toujours tirée à bon compte qu’avait-il de plus horrible qu’une occupation chrétienne, allusion faite au Pênon espagnol, à la peste, aux sanglantes émeutes, à la révolte des janissaires ou encore à l’assassinat des deys. Messa s’arracha à la contemplation de la mer qui se teintait à présent de couleurs grisâtres comme si des ombres fantomatiques se couchaient sur elle et se pencha un peu plus avec appréhension de sa terrasse. Elle voyait les maisonnettes cubées de la vieille Cassauba tendre diminutif de la Casbah écrasée par sa blancheur. Puis ses yeux verts se posèrent au loin, sur la butte de bordj Sultan Khalassi construit sur un rocher à pic, en 1545 par un renégat grec à la demande de Hassan, fils de Kheir Eddine, le célèbre corsaire d’Alger à même l’endroit où le roi des espagnols Charles Quint venu s’emparer d’Alger, dressa sa tente. Ce bordj était appelé aussi Fort-L’Empereur en souvenir de l’incursion malheureuse du roi chrétien. Messa s’attarda un moment sur l’imposante muraille d’une centaine de mètres de hauteur. Mais, dès que ses yeux se reposèrent à nouveau sur la mer, elle ressentit ce pincement comme une tenaille qui affolait son cœur.
Soudain, une clameur épouvantable s’éleva du port. Des cris, des lamentations comme de funestes chants s’engouffraient dans les ruelles étroites jusqu’à tourmenter la cité entière dans une sorte de tumulte absolue, comme si de l’intérieur de leurs courettes, les femmes répondaient aux cris du dehors. Le grondement de la rue devenait assourdissant.
Des yeux Messa chercha la source du bruit, elle regarda plus bas et vit des gens affoler courir en hurlant, les mains levées au ciel. Elle vit son père et ses frères sortirent de la maison et rejoindre à leur tour la foule.
L’inquiétude la gagna et elle se précipita dans l’escalier marbré, traversa une grande pièce plongée dans la pénombre, ornée de tapisseries, de boiseries et de moulures ouvragées en plâtres et garnie de sièges achetés à Venise et des coussins aux étoffes riches et satinées. C’était là que son père en véritable hôte aimait y recevoir ses visiteurs. Messa traversa si rapidement la skiffa qu’elle se cogna contre le banc posé contre le mur en céramique bleue et se retrouva dans la rue, prise déjà par le tourbillon de la foule qui descendait vers le port.
Elle courut aussi alertement qu’elle le pouvait, remontant toutefois pour ne pas être gênée, son pantalon bouffant jusqu’aux genoux. Et s’essouffla presque quand elle arriva sur la rambarde bétonnée.

Une telle confusion régnait dans le port ; Des gens se pressaient sur les quais, pour voir entrer dans la darse une frégate dans un piteux état, vacillante sous les vents qui s’étaient brusquement levés, la tournoyant comme une vulgaire planche de bois à la dérive. Le bateau visiblement endommagé s’offrait au regard comme un squelette dépouillé de sa chair, le plus grand de ses trois mâts était cassé et le bout resta suspendu se balançant à présent dans les airs, raclant au passage, la voile ferlée.
Les cordages détachés de la coque touillaient autour des vergues. Les gens cherchaient des yeux, le grand étendard vert au croissant et aux étoiles dorées, quand ils ne le virent pas, ils étouffèrent tous une clameur sourde, sachant qu’un tel présage préconisait un malheur. Il y avait plus de monde maintenant, tous agglutinaient sur la jetée Kheîr-ed-Dine ; ils regardaient consternés, la frégate «Cygne des mers» entrait silencieusement au port. Le bateau s’arc-bouta contre la digue lourdement, son bois craqua comme s’il allait s’effondrer comme des lamelles pourries. Une échelle de corde fut jetée et les corsaires descendirent dans un silence effroyable, portant le deuil dans leurs regards éteints. Ils durent se frayer un chemin parmi les gens figés qui attendaient patiemment, les pieds comme plantés entre les pavés aux formes irrégulières du quai.
Les corsaires dont les muscles saillants sous leurs gilets brodés étaient collants de poussière, de sueurs et de sang. Ils s’enfonçaient parmi la foule, tremblotant encore de rage, transportant leurs blessés lourdement, les visages ravagés par le chagrin.
Un tel spectacle horrifia la jeune Messa qui n’avait jamais vu des personnes blessées, ni vu les corsaires revenir dans un tel état.
Le retour des frégates des raïs étaient toujours une joie et une fête et les gens qui se rassemblaient sur les quais chantaient, frappaient dans les mains, heureux d’évaluer les richesses apportées et d’épier les gestes des esclaves chrétiens qui enchaînés regardaient effrayés autour d’eux. Que s’était-il donc passé ? Pensa la jeune fille et elle se pressa davantage pour y voir plus clair, quand elle fut bousculée par une taîfa des raïs et des janissaires reconnaissables à leurs bonnets retombants en arrière, entouraient d’un ruban de toile blanche, ornée d’une corne dorée ou d’un panache de longues plumes qui accoururent de toutes parts.
Les rumeurs d’une tragédie avaient déjà sillonnaient la ville, que le dey Baba Hassan dépêcha des dignitaires à leur tête le puissant oukil el-kharj (ministre de la marine) pour s’inquiéter de ce qui était arrivé. La foule consternée attendait l’unique certitude ; La mort du raïs Hamidou traîna comme une poussière collante, rugueuse, raclant les visages dans la ville assiégée par le chagrin.
En reconnaissance des richesses apportées, plus de 30 bateaux capturés à lui tout seul, Omar Pacha dirigea lui-même la prière de l’absent à djama-El-Djedid, construit par les Turcs hanafites en 1660, mais comme il n’y avait pas de corps à enterrer, le dey érigea une petite stèle à l’entrée du palais de la Marine, maison de la taïfa des raïs et décréta ensuite, un deuil de quarante jours, suspendant toutes les festivités et toutes les réceptions.
Petit à petit, la ville s’éteignait au souvenir de Hamidou, on n’entendit plus dans les vieilles maisonnettes basses de la Cassauba, que les chuchotements des femmes réprimants leurs garnements qui pullulaient de leurs piaffements les courettes arabes.
On voyait aussi, tous les matins, les corsaires dont les compagnons de Hamidou, Ali Tatar, El Majorqui et Kara visiblement contrariés d’avoir perdu leur chef courir vers le bout de la jetée Kheir-ed-Dine pour se réunir dans le palais blanc de la Marine, le pavillon construit sur des arcades de pierres marbrés était mis à la disposition de la taîfa et servait aux raïs qui en disposait à leur guise pour réunions, votes et pour échafauder des complots parfois.
En dépit d’agitation peu coutumière, la ville sombrait visiblement dans une léthargie grandissante et au bout de quelques temps, les échoppes des rues marchandes, étroites et voûtées se désemplissaient. Les gens étaient trop affligés, attristés pour songer à commercer. Ils étaient certains que leur vieille cité sans la protection d’un raïs comme Hamidou était menacée et le dey qui venant d’échapper à un attentat dans son hammam ne se préoccupait plus que de sa personne, multipliant les exécutions sommaires, assassinant parfois ses plus proches collaborateurs, raisonné par la seule crainte d’être égorgé. Il voyait des ennemis partout
Depuis, un certain temps, les navires chrétiens devenaient plus puissants, comme si la décadence de l’empire ottoman sonnait en même temps, la chute de la ville.
Les nouvelles qui arrivaient n’étaient pas bonnes, guerre contre Catherine de Russie
qui récupéra la Crimée, la révolte des janissaires, l’assassinat de Sélim III et à l’intérieur du pays, la révolte des Flissas en Grande Kabylie, celle des berbères des Babors et de Tittri mettaient en branle bas la Régence.
Messa s’installa au pied de son père. Ce descendant du prince Bologguin, fils de Yusuf Bulukkin ibn Ziri fondateur de la dynastie Zirides qui régna sur l’Afrique du Nord entre 973 et 1160. Bologguin était nommé par les Fatimides gouverneur au Maghreb oriental, et celui-ci s’installa à Mansouriya, près de Kairouan. Puis, vint à Alger et la fortifia.
Par cette prestigieuse descendance la famille de Messa était grandement respectée et jouissait d’une certaine considération.

 

L’année de la peste

Confiée aux servantes, Marie était conduite dans une grande salle plongée dans la pénombre, fumante et humide. Elles la dépouillèrent de ses habits sales, qu’elles jetèrent dans un panier.
L’eau chaude du hammam la détendit un peu, décrispant ses membres engourdis. Messa qui connaissait le rituel infligé aux nouvelles arrivantes, ne tarda pas à la retrouver. Elle était assise nue, recroquevillée sur elle-même, le corps totalement offert aux deux esclaves noires, qui pétrissaient sa chair blanche comme un linge. Elles savonnaient ses bras, ses jambes, entortillaient ses cheveux et rinçaient-le tout à grandes eaux, sans aucune délicatesse. Leurs mains plates et grasses se posaient sur elle imposantes, écrasant sa chair, massant ses reins, glissant d’entre ses jambes brutalement, introduisant des doigts charnus dans sa fente et frottant les poils.
Humiliée, martyrisée, la jeune femme se laissait faire. Elle semblait lointaine comme si elle venait de traverser une passerelle, celle qui la reliait encore à son monde. Elle s’était réfugiée, les yeux éteints, la mémoire fauchée dans une attitude soumise. Messa la regardait avec tendresse, elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle ressentit envers cette jeune femme, pourtant parfaite inconnue pour elle.
Elle n’expliquait pas cette étrange attirance.
N’est-ce pas cette souffrance muette et cet esprit rebelle qui m’attirent en elle. Ou bien est-ce cet amour fou qui la liait à son homme qui me mit dans tous mes états ? Médita Messa tout en pensant à Soliman.
Une vive douleur traversa son esprit à une pensée maudite, celle d’une éventuelle séparation d’avec son amour. Cette idée la rapprocha davantage de la captive. Elle n’arrivait plus à détacher ses yeux, de la boule de chair blanchâtre, pelotonnée au fond d’une alcôve dans une attitude d’animal blessé. Un brouhaha indescriptible envahi ces lieux de vapeurs et d’eaux faisant sursauter Marie. Des femmes richement parées, suivies par des esclaves et des servantes envahissaient les bains. C’est l’heure de détente pour les femmes et les filles du dey et de ses ministres. Elles arrivaient chargées de fruits, de boissons, de coussins satinés et chatoyants, de hennés, de flacons de parfums. Elles se mettaient nues sans gêne dévoilant des rondeurs et des graisses disgracieuses, accrochées sur les ventres et aux flancs, certains ventres devenus mous par des grossesses répétées tombaient sur des sexes touffus. Les plus jeunes s’offraient avidement au regard, gorges déployées, gonflant fièrement des poitrines opulentes, mais fermes. Marie se sentait offusquée par tant d’impudeur. Ses yeux se dérobaient, gênée par cette parade charnelle. La jeune femme se sentait perdue, infiniment seule, parmi toutes ces étrangères, toutes ces femmes fardées, qui sentaient fort, le mélange des parfums. Quelques-unes, muées par la curiosité s’étaient approchées d’elle pour la détailler de près. Elle chercha terrifiée un regard où s’accrocher, un visage familier. Messa s’approcha d’elle et plongea sa main vers elle comme un salut.
Elle s’y accrocha en se perdant dans le regard serein de Messa. Réconfortée par cette présence Marie lui souria et Messa lui répondit en pressant doucement son épaule mouillée.
- Je suis Messa
- Moi Marie-Anne fille du vicomte de la Rochelle, je suis française ! Murmura la jeune fille d’un trait, machinalement.
Messa la dévisagea un moment, cherchant à percer dans cette voix, une dérisoire insinuation. Cherchait-elle à l’affrioler par ses titres ou bien à la dédaigner. Mais, la jeune femme était trop abattue pour s’adonner à un quelconque jeu de réflexion, elle semblait même avoir perdu estime pour la chose conquise qu’elle était devenue. Messa se présenta à nouveau, dévoilant son rang princier, puis ses origines berbères. «Tu n’es pas turque ? Demanda la chrétienne soulagée»
- Non, je suis algérienne.
Messa prit d’entre les mains des servantes, un drap de bain pour envelopper avec la nouvelle venue, puis l’attira sur un banc en carrelage bleu.
- Ou as-tu appris à parler si bien le Français ? Demanda Marie
- Par ma mère qui l’avait appris par sa gouvernante, une vieille Alsacienne.
Les esclaves s’impatientaient devant le langage codé entre les deux jeunes femmes et qu’elles ne comprenaient pas. Elles revinrent à la charge en reprenant entre leurs mains, la chrétienne qu’elles habillèrent de somptueuses toilettes, satins, taffetas et velours brodé or et argent. Elles enroulèrent les longs cheveux dorés sous un foulard satiné et frangé. Un khôl noir scindait les yeux bleus d’un trait austère, et les hautes pommettes étaient fardées.
Le harem de Mustapha agha était logé dans l’aile droite du palais, entouré de murailles blanchâtres et ciselées sur toutes leurs bordures. Ses appartements donnaient sur une terrasse carrée, froide et sans vie ou seul le clapotis d’une eau de fontaine dans son vasque marbrée égayait, puis par des petites marches pavées de dalles jaunes et bleues, on descendait de plein pied dans un jardin fleuri.
Les citronniers et les orangers mêlaient leurs branches touffues dans un entrelacement passionné. Les lierres se tressaient sur les murs dans un charivari multicolores.
Introduite dans une large pièce habillée lourdement de tentures colorées et de tapis aux fleurs gigantesques, Marie se retrouva face à une femme aux hanches débordantes assise sur un sofa, les jambes pliées sous elle. Le dos appuyé contre des coussins de soies et de satins qui courraient tout le long des murs, étalés sur des canapés en bois de cèdres.
Le regard de Marie balaya l’espace, s’attardant sur les objets insolites éparpillés dans la pièce plongée dans la pénombre. N’ssour jaugea effrontément la chrétienne.
C’est à elle qu’incombait la tache de préparer les nouvelles captives à leur statut d’épouses ou de concubines. Elle, la belle N’ssour devenue juste la gardienne des femmes dans un harem qui était sous son contrôle et qu’aujourd’hui, il lui échappait davantage, chaque jour que Dieu fait. Le regard noir, la femme n’arrivait pas à oublier qu’elle était autrefois une favorite du maître. Oh ! par amour à ce maître qu’elle aimait follement, elle s’efforçait de jouer son rôle, de paraître maîtresse d’elle-même, mais en vain.
Une nouvelle femme dans le harem était pour elle, à chaque fois, une épreuve à endurer. Elle devait veiller sur elle, surveiller son épanouissement, l’éveil de ses sens, la préparait à recevoir le maître, à être digne de lui. Et, elle, N’ssour mourrait seule, sur sa couche, stérile et sèche. Elle avait oublié, l’odeur suave de l’amour, de la pression des paumes masculines sur ses seins nus, la moiteur des lèvres charnues parcourrant sa chair offerte, les spasmes qui secouaient son ventre chaud quand le maître venait en elle.
N’ssour ferma les yeux pour cacher son trouble. Cette chrétienne au corps parfait, ferme et frais qui se tenait devant elle comme un défi lui rappela sa propre histoire, sa jeunesse, ses nuits folles et ses rêves brisés.
Autrefois, elle était aussi belle, avec sa chevelure flamboyante et ses yeux gris. Mais, l’enfantement, la variole et l’âge avait éloigné le maître d’elle. Mais, celui-ci pour ne pas l’offenser, lui confia la tâche de s’occuper des nouvelles venues.
Depuis des années déjà qu’elle faisait ce travail, elle ne s’était jamais résignée à ce sort ingrat, elle qui était la favorite du maître et qui ne lui inspirait plus que dégoût.
N’ssour n’avait jamais oublié son rang perdu. Elle vivait certes dans l’opulence, entourée de servantes, mais sa vie était sèche et elle comblait cette désolation par une méchanceté affichée.


L’année de l’Espagne

Il était près de six heures. La nuit ne tarda plus à arriver sur la ville et les montagnes avoisinantes. La terre humidifiée par les premières rosées exaltait une odeur automnale. Pierre s’impatientait. Son regard fiévreux s’attarda sur la clarté blafarde qui passait à travers les branches des citronniers pour tomber en cascades sur la vasque marbrée.
Adossé contre un arbre, Il attendait que la jeune fille vint le retrouver.
Depuis de longues années aucune femme ne l’avait troublé à ce point. Son visage plein, enfantin, laiteux, ses yeux d’un vert opaque, ses boucles brunes, tout en elle le fascinait, le faisait vivre dans la magie des milles et une nuit.
Mais, Pierre ne voulait pas se laisser aller, s’abandonner à la douce quiétude qui l’envahissait, une seule idée devait occuper ses pensées, celle de trouver un moyen de quitter la cité. Il ne devait pas penser à autre chose, même si ses pensées n’étaient plus qu’un long processus d’idées plus saugrenues parfois, les unes que les autres, mais il refusait de penser à la fille.
Son travail chez le consul lui avait permis de faire quelques heureuses transactions.
Il avait assez d’argent maintenant pour pouvoir se payer une traversée. Mais, il ne pourra pas amener Marie avec lui, son statut était différent du sien. Et, Il savait qu’il ne pouvait pas la racheter.
- Cette fois, elle ne viendra plus ! Fit Pierre, et en pensant à Messa une lueur fugace traversa ses yeux clairs. Il s’approcha de l’eau se barbouilla le visage, puis déboutonna sa chemise et passa sa main mouillée sur sa poitrine, la fraîcheur lui fit du bien.
La nuit était claire, chargée d’effluves sauvages, une brume légère comme un voile transparent se leva, dissimulant petit à petit la cime des arbres, puis les branches enchevêtrées, la rosée finissait par tomber en gouttelettes cristallines sur les délicates pétales des orangers. Puis, cette odeur de jasmin, plus forte que toutes les autres, transportée jusqu'à lui pour le tourmenter davantage, il songea à Messa et à cette odeur, la sienne qu’il aimait pardessus tout, cet aveu le tortura.
Pierre de la Rochelle n’avait jamais éprouvé autant de sentiment pour une femme. Cela l’effrayait et il le savait. Mais, il devait se maîtriser, ne pas céder impulsivement, contrôler ses désirs. Il ne pouvait pas lui, le fils héritier d’une noble famille permettre à son cœur de décider à sa place. Pierre s’était toujours montré froid, distant, dirigeant sa vie d’une poigne de fer, n’admettant aucune faiblesse. Il devait se convaincre que ses rendez-vous avec la mauresque étaient pour la bonne cause. Il pensa à Marie et aux tracas qu’elle lui causait. Mais, il ne se défilerait pas, il était de son devoir de la secourir, quitte à risquer sa vie.
Depuis, la grille du jardin, Pierre voyait la fenêtre de Messa, une lumière vacillante flottait sur les rideaux de mousselines qui se soulevaient sous l’effet d’une petite brise. Il tenta d’apercevoir une silhouette, mais en vain, le palais semblait vide. Il pensa à nouveau à la fille, n’était-elle pas devenue l’unique lien entre lui et sa sœur ?
Pierre tenta d’ignorer les sentiments qu’il ressentit vis à vis de Messa. Il préféra rester sourd à cette étreinte douloureuse qui lui empoigna la poitrine dès qu’il pensait à elle. Le jeune homme se sentit malheureux, confus et tourmenté. Il ne voulait pas tomber amoureux de cette fille, c’était déjà assez compliqué comme ça ! Pensa-t-il
Pour l’heure, Pierre tenta de se concentrer sur le sort de sa sœur, qui était en danger. Inconsciente, elle ignorait les représailles suspendues sur sa tête. Elle avait tenu tête à son maître Ibrahim agha qui avait le droit de vie ou de mort sur elle. Sa sœur obstinée refusait de se convertir, mettant à bout le maître. Le turc n’acceptera pas longtemps que cette chrétienne le défi ainsi, il y va de son honneur. Marie pourra être revendue ou tuée. Cette idée affola Pierre qui dans une pensée désespérée, en veut à sa sœur de se mettre ainsi en danger. Pierre se ressaisit, sachant que sa sœur ne pouvait pas céder à cet homme et qu’elle était consciente des menaces qui pesaient sur elle.
Il jeta un dernier coup d’œil à sa montre et se résigna à regagner son domicile.
«Elle ne viendra plus ! Que s’était-il donc passé ? » S’interrogea-t-il ?
Puis, il la vit sortir de derrière la lourde porte de bois. Elle resta là, debout, immobile sous le portique. Pierre se releva, émergeant de l’ombre des arbres, la lumière le dévoila, en l’auréolant au centre de la cour.
Messa tressailli en le voyant, son cœur s’affola et furieuse contre lui, lui intima d’un geste brusque de se cacher. Mais, la longue silhouette, drapée dans un burnous blanc, orné d’un losange or et noir, la capuche rabattue sur la tête ne bougea pas.
Une voix masculine venant du haut de la terrasse sortit Pierre de sa torpeur, il regagna vivement sa cachette dans le jardin. Messa attendit encore un moment avant de le rejoindre.
Pierre s’impatienta, dès qu’elle fut près de lui, lui prit aussitôt la main, la tirant dans un coin isolé, au fond du jardin. Il dévoila son visage et Messa se perdit encore une fois dans ses yeux si bleus. Des flots la submergeaient, entraient en elle, chauds, tourbillonnant tous ses sens.
Elle n’avait jamais ressentit cela en présence d’un homme. Mais, les hommes avec qui elle avait partagé quelque chose faisait tous partis de sa famille : son père, ses frères, ses oncles et Soliman. Toute son éducation était un enseignement répétitif de sa condition de femme destinée à un harem où seul son mari devra la toucher, la voir sans voile et même la faire souffrire.
Sa mère lui répétait sans cesse cela comme si tout était tramé autour de son sexe à elle, comme si les piliers de la Régence devaient s’écrouler si elle venait à s’abandonner à un homme ! Alors, transgresser cette loi ancestrale attisait les flammes qui brûlaient en elle. Messa vivait l’instant de ses rencontres avec Pierre comme un défi. O ! Rien ne se passait entre eux, mais elle devinait les pensées des siens s’ils venaient de la surprendre avec lui, dans un coin isolé, au fond du jardin. Elle était consciente qu’elle mettait sa vie en danger, mais, cela l’excitée plus. Et, elle était plus que jamais déterminée à mener sa vie jusqu’au bout, jusqu’à la fin, sa fin sans doute, mais qu’importe. Elle ne se plierait jamais à la loi du sérail. Les yeux de Messa restaient durs, même en évoquant la perspective d’une mort, la sienne justifiée comme un crime d’honneur.
Pour l’heure, elle savourait ce moment d’abandon que lui offrait le destin et que par chance rien ne pourrait troubler.
Installée à l’ombre des citronniers, la tête appuyée contre l’épaule de Pierre, Messa se laissa aller à la douceur du moment. Elle ne voulait pas parler, ne voulait pas bouger, laissant un remous de vagues submerger de ses flots ses veines.
Pierre ressentit sa chaleur communicante, son abandon, il esquissa un geste doux, une caresse sur ses cheveux, puis se ressaisit en pensant à Marie. Il s’éloigna du corps chaud comme une invite de Messa, il avait besoin d’y voir clair et cette fille lovée contre lui, l’empêchait d’aligner deux pensées logiques.
Pierre était inquiet pour Marie, il avait glané quelques informations là et là sur son nouveau maître et ce qu’il avait appris n’était pas fait pour lui apporter l’assurance qu’il espérait. Mustapha Agha n’était pas tendre avec ses femmes et son appétit sexuel était connu dans toute la Régence.
La soudaine indifférence de Pierre affola Messa, Pierre devait penser à Marie ! Pensa-t-elle. Elle se leva pour cacher son trouble et se mit à arpenter l’allée de long en large, jetant de temps à autre, un regard vers Pierre, plus serein à présent, comme si la seule présence de la jeune fille le mettait dans une ambiance euphorique.
- Hé petite ! Lui fit-il en français, viens ici !
Messa s’approcha et se planta en face de lui.
- Tu as l’air préoccupée, Messa, qu’est-ce qui ne va pas ? Dis-moi ce qui te chagrine tant, tes yeux sont si sombres.
Messa lui parla alors de la présence d’une goélette le Sant’Anna dans le port d’Alger, un pavillon espagnol qui repartira dans deux jours.
Pierre comme tous les esclaves d’Alger savait ce que signifie la présence d’un marchand chrétien dans le port, une chance d’évasion.
- C’est une chance, n’est-ce pas Messa ? C’est ce que tu veux dire.
- Un marin maltais est prêt à vous servir de passeur, à toi et Marie contre une forte somme d’argent. J’ai tout prévu, il a même eu une petite avance.
Il vous attendra demain soir sur le port, je vous conduirais au lieu du rendez-vous vers huit heures.
- Mais, c’est merveilleux Messa !
Dangereux aussi ! Murmura la jeune fille tristement. La Régence double toujours sa garde autour du port en présence de pavillons chrétiens, car elle sait que beaucoup de captifs tentaient l’évasion.
- Le risque est à prendre, il faut avertir Marie pour qu’elle se tienne prête.

Ils étaient six, les genoux saignants, les vêtements du dos étaient lacérés comme s’ils avaient reçu des coups de fouet. Ils avaient été alignés au milieu de la cour, au vu et au su de tous. «Des libéraux» Murmuraient doucement les habitants.
Messa soutenait le regard livide des prisonniers et dans sa gorge remontait de l’amertume.
N’est-ce pas ce qu’elle avait fui à Alger, qu’elle retrouve ici.
«N’est-ce pas cette souffrance, cet appel perpétuel à la haine et à la mort qui résonnait dans les bagnes et les palais de la Casbah qu’elle avait fui.
Ainsi, perpétuellement, l’horreur dans tout son mécanisme recommence. Comme si l’homme ne retrouvait son apaisement que dans les pires exactions» Pensa messa !
Les hommes furent fusillés avant l’aube et les cavaliers laissèrent leurs corps pourrirent dans la vallée en larmes, interdisant à quiconque de les approcher.
Ainsi, des veuves éplorées tournoyaient dans leurs robes noires autour des victimes, sans pouvoir toucher, ni caresser les visages livides. Ce n’est qu’à la venue de la nuit qu’elles purent enfin enterrer dignement leurs maris et fils.
- Ils n’avaient rien de bandits ! Soufflais-je à la lueur d’une torche, derrière la procession qui avançait lourdement dans les ténèbres de la nuit sourde.
Ne le redit jamais en présence d’étranger, toi l’Algérienne, tu es trop rebelle pour comprendre, mais fait attention, don Miguel n’est pas homme à accepter les contredits ! Lui dit Pedro en la serrant contre lui.
Ils marchaient côte à côte entre les troncs serrés des arbres. Messa sentit le frottement d’un fusil contre sa cuisse, sentait la pesanteur d’un silence effrayant sur leur tête, tandis qu’ils s’enfonçaient dans la forêt et sentait aussi la robustesse et la force de la main qui lui broyait les doigts tendrement.
Pedro ne disait rien, il se contentait de suivre, les corps emportés sur des civières par des hommes à la mine triste. Quand ils atteignirent le village, la nuit s’était définitivement installée. Sans attendre, les corps furent ensevelis à la lumière des torches et les hommes se regroupèrent un moment discutant bruyamment.
De sa place, assise sur un tabouret à l’entrée d’une des maisons qui enterrait son fils, Messa n’entendit pas ce qui se disait. Mais, comprenait au ton et aux gesticulations, que les hommes étaient en colère. Pedro s’agita terriblement, plusieurs fois de suite, il tourna sur lui-même comme fou, cherchant ses mots.
Puis, s’éloigna du groupe pour rejoindre Messa. Elle regardait sa mine défaite, ses yeux étincelants. Elle osa une caresse sur ce front plissé. Il l’a serra contre lui et se noya dans ses lèvres, cherchant une consolation.
La jeune fille ressentit son trouble et la froideur du fusil contre son flanc.
- Qu’est-ce qui se passe Pedro ? Demanda-t-elle. Puis, pourquoi ce fusil, pourquoi vous être ainsi armés ?
Viens partons, il ne faut pas rester ici.
Ils descendirent obliquement entre les arbres, jusqu’à ce qu’ils ressentirent la brise marine sur leurs visages défaits, ils s’enfoncèrent dans une herbe haute qu’ils entendaient craquer sous leurs semelles, puis contournèrent un rocher plat. Le bruit que faisaient les vagues déferlantes devenait plus insistant, plus attirant et ce n’est qu’une fois, les pieds dans l’eau, éclaboussés, rafraîchis et calmés que Pedro s’arrêta de courir.

Maintenant que sa colère était passée, une autre tempête l’agitait intérieurement. Par la seule pression ardente, insistante de sa main sur celle de la jeune fille, il ressentait une angoisse terrible assaillir son cœur. Il ressentit la chaleur caressante s’évaporer du corps de Messa qui se pressait contre lui et c’est le souffle court qu’il tenta de suspendre le temps, l’instant d’un baiser. Une onde enflammée envahie ses veines, communiquant à l’homme accroché à ses lèvres, un désir palpitant comme une brise légère. Il la pressa davantage contre sa poitrine, pétrissant les bouts de ses seins qui se durcissaient sous le voile léger de son caraco. Il la coucha sur le sable encore tiède d’un soleil couchant et déboutonna son corsage aux dentelles frisées. Les cheveux bruns se dénouèrent tout seuls et s’étalèrent sur ses mains puissantes. Il se jeta avidement dans ses prunelles verdâtres, caressant une âme perdue, abandonnée à ses seules étreintes. L’eau salée de la mer rendit sa peau croquante, interdite d’un sel sacré. Il s’abreuva à ses lèvres charnues et goûta au creux de sa gorge à ses palpitations comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Et Messa renaissait dans son désir, dans sa passion. Il n’y avait plus de limites, plus de ces frontières qu’elle s’imposait, plus rien et tout était déjà loin d’elle, ses convictions, ses implorations et son Dieu, comme si elle n’avait plus qu’une unique prière pour celui qui venait en elle.
- Avec moi, Messa tu ne risques rien ! Lui murmurait Pedro comme s’il voulait la tranquilliser. Messa ferma les yeux, ne captant entre ses cils fermés que le scintillement des étoiles sur leurs têtes. Les couleurs se confondaient, les sentiments s’entremêlaient, tout se brouilla en elle et pourtant elle se sentit si bien.
Dans ses bras confiants son âme ne s’agitait plus. Les doutes se consommaient, pourtant, un ombre assombrit ses yeux. Elle pensa à Pierre, à celui qui n’avait jamais osé la toucher, l’effleurer, à peine s’il avait frôlé ses cheveux d’un geste furtif.
Pourtant, quand elle était blessée, perdue dans ses délires, il était là à la veiller, la soigner et changer ses pansements. Il avait lutté des nuits durant contre la mort, contre la souffrance, jusqu’à ce qu’elle soit hors du danger. Messa avait ressenti l’immense angoisse qui le torturait quand impuissant devant sa souffrance, il n’osait pas bouger. Et, lorsqu’il pensait qu’elle dormait, il lui chuchotait des mots tendres, des mots qui embrassaient son cœur. Mais, dès qu’elle se sentit bien, il était déjà sorti de sa vie, sur la pointe des pieds sans qu’elle s y attende, jouant ainsi affreusement avec ses sentiments. Pierre attendait, étendu dans le noir. De la fenêtre ouverte, une lumière blafarde tombait en cascades sur lui. Le jour allait se lever et la jeune fille n’était pas encore rentrée. Il savait qu’elle se trouvait encore avec Pedro. Depuis des jours, le couple ne se quittait plus et cela énervait davantage Pierre qu’il ne le rendait impuissant. De quel droit allait-il intervenir dans la vie de Messa ? Comment pouvait-il lui interdire de revoir le jeune homme ? Mais, ce n’était point de la jalousie qui l’animait, Pierre était visiblement inquiet, car les activités partisanes et réprouvées de Pedro le gênaient, surtout qu’inconscient il mettait la vie de Messa en danger.
Devenue le confident de don Miguel depuis que celui ci avait éprouvé le désir d’épouser sa sœur. Pierre savait ce qui se tramait dans la province.
La répression sourde des royalistes n’allait pas tardée et Pedro, fougueux et épris d’équité et de liberté n’était pas du goût de don Miguel qui le soupçonnait d’être de cheville avec les libéraux, s’il n’était pas leur lien direct avec l’insurgé Rafael del Riego. Mais, comment expliquer cela à Messa ! Pensa-t-il.
Un petit craquement dans les escaliers alerta Pierre. Messa était rentrée. Il poussa un soupir de soulagement, puis se précipita sans le corridor, sans trop y réfléchir.
Messa grimpait agilement les marches, ses sandales de cuir dans les mains, les cheveux bouclant sur ses épaules et le visage rieur.
Ce que Pierre vit dans le regard de Messa, lui fit horriblement mal. Il pinça les yeux comme pour amortir le choc, puis se résigna de rentrer dans sa chambre.
L’amour avait transformé Messa et personne ne reconnaissait la petite fille fragile, tremblante qui était arrivée perdue à Almeria.
Pierre se mit à la regarder d’un autre œil, détaillant ses courbes épanouies, son port altier et son visage fin. Est- ce possible que la berbère soit aussi belle s’était-il dit un soir, alors qu’il contemplait ses traits à la lueur d’un candélabre.
Il ne l’avait jamais regardé comme ça. Est-ce le désir d’un autre homme qui faisait naître en lui ses propres affolements ?
Ou est-ce sa vanité qui l’avait empêché d’approcher davantage de la fille ? Pierre élevé durement dans une tradition bourgeoise se devait de réfléchir, de ne pas laisser ses sentiments influencer le court de sa vie. Il avait toujours obéi à une règle stricte, à un principe qu’il ne savait plus à quoi il servait en définitive.
Tout le séparait de Messa, leur condition différente, leur race, coutumes aussi. Tout cela l’avait tenu éloigner d’elle. Il lui était éternellement reconnaissant, car sans elle, il n’aurait jamais quitté la cité turque avec sa sœur, pas plus ! Pensait-il. Pourtant, bien des soirs, il avait ressenti à ses côtés, cette allégresse, ce sentiment confus.

L’année du retour

Pierre chercha sous la pluie, le corps de Messa. Il avait erré comme un fou entre les broussailles en feu que l’averse éteignait en grande fumée épaisse qui l’empêchait d’avancer. Il retournait les corps inertes, s’attardant sur les visages défaits surpris par la mort sauvage. Son épée cinglait les pierres, faisant résonner comme un cliquetis à chaque fois qu’il s’agenouillait devant un mort, il lui semblait entendre une lointaine cloche. Sous un buisson où elle s’était traînée, Messa était là, reconnaissable à ses longs cheveux libérés de son bonnet. Elle tenait dans sa main, sa dague sanguinolente et du sang s’écoulait de sa poitrine ouverte.
Il cacha son visage dans ses cheveux, respirant cette odeur qu’il aimait tant. Messa s’abandonna à son tour à l’ivresse du moment.
- Je t’aime Messa, je t’ai toujours aimé. Je l’ai su à Almeria, puis cela c’était confirmé ici. A la mort de Pedro et la naissance de la petite Nour, je n’ai pas osé briser mon carcan et te prendre contre moi. J’ai préféra partir, t’abandonner et j’en avais souffert.
Au retour du pays, je m’étais engagé dans l’armée du roi, espérant retrouver à Alger, ton parfum, ta trace. Hélas, ce n’était qu’une illusion. Tu n’existais plus et j’ai vécu malheureux la prise d’Alger. J’avais l’impression que je te trahissais. Quand on me raconta qu’une femme superbe aux yeux verts se battait comme une lionne auprès des berbères ! J’ai su que c’était toi.
Pierre la transporta sous sa tente, dans le campement militaire qu’il dirigeait. Il amena auprès d’elle son ami François, médecin attaché à son régiment et lui demanda de garder le secret sur sa présence. La fille s’était tellement distinguée dans ses combats contre les Français, qu’elle était devenue populaire, les soldats l’appelaient l’Algérienne.
Ils ne pourraient que réagir mal s’ils apprenaient que le lieutenant Pierre, vicomte de la Rochelle cachait sous sa tente, une farouche ennemie.
Le destin s’acharnait contre eux et encore une fois, ils étaient séparés par leurs convictions. Cela, lui rappela Almeria et son combat contre les libéraux.

Messa se leva fiévreuse, mit des habits d’homme trouvés auprès d’elle et sortit du camp sans être vue. Elle s’éloigna rapidement, à tâtons dans le noir. Elle retrouva sans peine, le village d’El-Melah à deux jours de marche du camp français. Les maisons étaient abandonnées et horriblement vides. Dans le jardin adjacent la maison d’El-Melah, un cimetière était né. Des tombes blanches sans dalle, ni marbre, surmontées de planches de bois enfoncés dans les monticules de terre où étaient inscrits hâtivement, des noms pour les préserver de l’oubli.
Les yeux de Messa fiévreux cherchaient dans la nuit, s’attardant un moment, sur les inscriptions pour les déchiffrer. Ses deux frères, El-Melah et Iklil étaient tous là, tous tués et enterrés sans cérémonie ici dans ce jardin parsemé de corps innocents. Les larmes ne vinrent pas à Messa qui s’agenouilla sans dire un mot, sans aucune prière, contemplant les tombes neuves se chevauchant presque. Un long moment passa où elle tentait d’écouter la terre respirait, lui répondre, mais elle n’entendit que les battements affolés de son cœur pris dans la tourmente. Elle se releva muette de souffrance. Dans ses yeux aveugles étaient désormais accrochés les visions d’horreur, tous ces corps décapités, transpercer de lames, tous ces morts inutiles.
Il n’y a plus rien pour nous ici ma fille ! Lui souffla une voix dans le dos.
Messa se retourna vivement et se jeta dans les bras de la vieille femme en pleurant.
Laisse-toi aller ma fille ! Lui souffla la mère d’El-Malah dans le creux de ses épaules.
- Tu t’es battue comme une lionne, mais tu ne peux plus rien faire, part, part plus loin avant que la mort ne te rattrape.
- Mais, c’est ici chez moi tante !
- Plus maintenant, cette terre est devenue roumi et les traîtres sont nombreux.
- J’irai me battre auprès du bey Ahmed, il prépare une offensive à Constantine, sinon j’irai à l’Ouest, faire allégeance à l’Emir Abd El Kader.
- Non, Messa ! Tu n’irais plus sur un champ de bataille, la guerre est finie pour toi, bien fini, qu’espère-tu donc, gagner à toi seule une guerre perdue d’avance ! Lui dit Pierre en surgissant de derrière les murs en ruine.
- As-tu pensé à Nour, ta fille doit vivre, sans père c’est déjà dur, et sans mère as-tu pensé à elle ?
- Nour n’a pas besoin de moi, Marie s’occupe très bien d’elle et les parents de Pedro la gâtent trop.
- Une fille a toujours besoin de sa mère ma fille, crois-moi ! Lui dit la vieille femme.
- Mais, comment pourrais-je survivre aux miens, à tous ces morts ? Pourquoi le destin s’acharne t-il contre moi ? N’ai-je pas le droit d’être heureuse ? Il me prend tout ceux que j’aime khalti.
La vieille femme s’approcha de Messa et la prit dans ses bras. Elle se mit à la bercer tendrement jusqu'à ce qu’elle s’apaisa et que son cœur se calma. Puis, lui sella un cheval et demanda à l’un de ses hommes de l’accompagner jusque chez elle à Alger.
Pierre se proposa de lui servir d’escorte, car il craignait qu’elle ne tombe entre les mains de ses hommes. Il ne se pardonnerait pas si quelque chose devait lui arriver.




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