Algérie - Emir Abdel Kader

Le débat sur l'émir Abdelkader suscité par les déclarations jugées scandaleuses de Nordine Ait Hamouda sur "le sultan des Arabes" se poursuit.



Le débat sur l'émir Abdelkader suscité par les déclarations jugées scandaleuses de Nordine Ait Hamouda sur
Je retiens que, de toutes les réactions enregistrées, y compris celles de ceux qui s'attribuent des titres d'historiens et d'universitaires, aucune n'a contesté les faits rapportés par M. Ai Hamouda et que l'on trouve au demeurant dans les travaux de François Pouillon, Bruno Étienne et Churchill. Tout le monde y a vu soit un complot contre le hirak, soit une manoeuvre des Services, soit l'intrusion d'un profane dans le divin domaine des historiens... Ici, le professeur Hend Sadi, qui n'est pas non plus historien, apporte des éléments précieux au débat en évoquant des faits incontestés et incontestables. Bonne lecture et au plaisir de voir les "spécialistes" éclairer notre lanterne.
RETOUR SUR ABDELKADER
Dans un post publié le 20 juin 2021 sous le titre « Honneur et gloire à l’émir Abdelkader » sur sa page Facebook, Addi Lahouari juge « aussi stérile qu’indigne » la polémique qui a enflé suite à l’émission de Nordine Aït Hamouda diffusée sur la sulfureuse Hayat TV consacrée au même Abdelkader, émission qu’il réduit à une manœuvre de diversion suscitée par un clan du pouvoir afin de dresser l’Oranie contre la Kabylie pour diviser le soulèvement de février 2019 qui n’est plus porté que par la seule Kabylie, écrit-il. Par ce biais, il évacue le fond du problème posé à cette occasion mais qui revient ces dernières années de manière récurrente, chaque fois plus aigu : la remise en cause de la camisole de force arabo-islamique imposée à l’Algérie et dont Addi Lahouari est un partisan actif.
L’approche du sociologue est donc surtout intéressante en ce qu’elle reflète aussi bien dans son expression que dans le fond le discours idéologique dominant tenu depuis 1962 sur l’identité nationale, discours qui fonde la légitimité politique du pouvoir qui s’est accaparé l’Algérie indépendante, tous clans confondus.
Par ailleurs, la démarche de Addi Lahouari pèche sur un point de méthode essentiel. Il présente un parti pris idéologique comme un postulat universellement admis. Ainsi, tient-il pour donnée acquise l’idée que l’identité fondamentale et authentique de Tamazgha, et donc de l’Algérie, est arabe et islamique. C’est donc fort logiquement qu’il voit en l’émir Abdelkader et en Ben Badis les figures de proue du « patriotisme », là où d’autres seraient fondés à voir de l’aliénation et du reniement[1] . Ses deux héros formulent leur crédo au retour d’Egypte avec, pour Abdelkader, le Pacha Muḥamad Ali d’Egypte en modèle et Mohamed Abdou en mentor pour Ben Badis. Addi Lahouari rappelle aussi que l’émir a « déconseillé l’insurrection de 1871 » qui a été « la cause du plus grand désastre humanitaire de l'histoire de l'Algérie », précise Addi Lahouari. Il ajoute que le Cheikh Ben Badis « avait compris que l'Europe était trop en avance sur l'Algérie pour espérer une victoire militaire à la suite d'insurrections. » On est sans voix devant l’aplomb d’un tel déni du réel.
Que nous dit le cours de l’histoire dans son aspect factuel ? L’Algérie s’est libérée par l’insurrection armée du premier novembre 1954. L’indépendance a été acquise au terme d’une guerre – asymétrique, certes – dont l’initiative ne doit rien à la « science » du grand homme puisque le journal des Oulamas, Al Abassaïr, de novembre 1954, assimilait les événements qui venaient d’ébranler le régime colonial à un … « désastre » !
Mais revenons à l’émir.
Abdelkader : Résistant intrépide ou « grand ami de la France » ?
Après la fulgurante prise d’Alger par le général de Bourmont en 1830, le gouvernement français, en butte aux difficultés d’accès dans un pays immense, à la diversité des populations qui ne dépendaient pas d’une autorité centrale, s’était longtemps interrogé sur les suites à donner à sa présence en Algérie : occupation totale ou partielle ? En attendant, les militaires confrontés à la complexité des opérations sur le terrain prirent la responsabilité de gérer seuls la situation. Durant cette période, les généraux français ont cherché à composer – allant jusqu’à les armer – avec des chefs locaux dont ils ont voulu faire des auxiliaires pour aider ces derniers à maîtriser les tribus rivales qui échappaient à leur contrôle. Pour l’ouest, c’est ce que fait le général Desmichels qui signe un traité le 26 février 1834 avec Abdelkader qu’il aide à monter une armée. Cette stratégie est reconduite par Bugeaud et le traité de la Tafna du 30 mai 1837 stipule dans son article 7 que « L'Émir aura la faculté d'acheter en France, la poudre, le soufre et les armes qu'il demandera ». Bugeaud va même jusqu’à fournir 3000 fusils à Abdelkader en marge du traité. Et de fait, celui-ci exhibe les traités signés avec les Français comme autant de titres le légitimant à s’imposer en tant que « sultan des Arabes » aux tribus voisines auxquelles il livre un combat sans merci lorsque celles-ci se montrent rétives à la soumission.
Citons un exemple de cette situation puisé dans la très complaisante biographie de Abdelkader écrite par Churchill et éditée par la société nationale algérienne d’édition, l’ENAG. Près de Laghouat, des tribus rassemblées autour de la confrérie des Tidjani vivaient de manière indépendante et rejetaient la domination des Turcs qu’ils avaient refoulés jusqu’à Mascara en 1826. Ils n'acceptaient pas davantage l'hégémonie française après 1830 et virent comme une compromission les traités qu’Abdelkader signa avec eux. Aussi lorsque celui-ci les somma de se soumettre à l’autorité de son khalife qu’il a nommé sans les consulter, les frères Tidjani ne donnèrent aucune suite à ses injonctions qu’ils jugeaient arrogantes. Vexé, le « sultan » monta le 12 juin 1838 une énorme expédition punitive (6000 cavaliers, 3000 fantassins, 6 mortiers et trois pièces de campagne) qu’il voulait décisive. Assisté d’un ingénieur européen, il assiège la citadelle réputée imprenable d’Aïn Madhi (près de Laghouat) des frères Tidjani, détruit les jardins voisins pour affamer ses ennemis, abat tous les arbres aux alentours pour installer son artillerie et au bout de dix jours, donne l’assaut qui se heurte à une résistance farouche. Le siège dura des mois sans succès. Les deux camps exténués voyaient leurs munitions s'épuiser sans qu’aucune victoire ne se dessinât, ni d’un côté ni de l’autre. Mais Abdelkader qui jouait là son va tout ne pouvait reculer.
« A cet instant critique, Abd el Kader eut la joyeuse surprise de recevoir, de ses alliés français de nouvelles quantités de munitions, et trois pièces de siège.[…] Cette opportune assistance fit pencher la balance qui, jusque-là , était restée fort indécise », écrit Churchill[2] .
La victoire est ainsi acquise le 17 novembre 1838.
Cet événement illustre indubitablement qu’Abdelkader a été l’ « allié » des Français dans un combat impitoyable qu’il a livré à des compatriotes hostiles aux forces coloniales auxquelles il doit sa victoire.
Voici un autre exemple de nature différente. Avec l’aide des djouads dont faisaient partie les Mokrani notamment, Ahmed Bey qui n’avait pas suivi le Dey Hussein dans sa capitulation a infligé, lors de la première tentative de prise de Constantine, une défaite cuisante à l’armée française, défaite qui eut un énorme retentissement en métropole et même sur la scène internationale. Elle fut sans doute la plus importante défaite que l'armée française ait connue en Algérie. Ahmed Bey n'a cependant pas échappé aux prétentions de domination d’Abdelkader. Après la prise de Constantine, il a eu à affronter le khalife dépêché par Abdelkader pour occuper Biskra encore sous contrôle du bey déchu. Ce dernier, qui le prenait de haut n’était pas impressionné
par le titre de sultan et la généalogie hachémite que s’était octroyés Abdelkader, le décrit dans une lettre adressée à la Sublime Porte le 16 janvier 1838 en des termes peu amènes, teintés de mépris, en « rallié aux Français » :
« Un autre hypocrite, Abdelkader Moheddine qui se prétend issu d'une haute lignée, vient de paraître à l'Ouest. Il s'est rallié aux Français en leur disant " si vous me livrez Constantine et sa province, je vous amènerai vivant Hadj Ahmed Bey ". Les Français lui ont répondu : " lorsque vous nous livrerez Ahmed Bey nous vous donnerons Constantine et sa province " »[3].
Les faits rapportés ci-dessus, tus (avec bien d'autres) dans le discours officiel écornent l'image du résistant intrépide rassemblant et soulevant derrière lui le peuple contre l'occupant. En particulier, on ne peut comprendre pourquoi l'armée française armerait son principal ennemi et consignerait cette assistance comme un droit dans des traités ni pourquoi elle volerait à son secours lorsque celui-ci est en difficulté dans des combats qui l’opposent à ses compatriotes. Ces faits, qui ne disent pas tout d'Abdelkader, invitent cependant à corriger un portrait hagiographique amplement frelaté. Seule une censure vigilante couplée à la propagande d’État ont permis d’entretenir un mythe qui prit racine très tôt et auquel ont travaillé Abdelkader lui-même mais aussi le maréchal Bugeaud qui a bénéficié des largesses de son « ennemi » pour financer ses campagnes électorales dans sa circonscription d’Excideuil en Dordogne. En glorifiant l’ennemi qu’il a vaincu, le maréchal travaillait surtout à valoriser sa propre image auprès d’un public nourri de l’imaginaire fertile du folklore orientaliste en vogue dans les salons de l’époque. La censure ayant trait aux documents, tableaux et photographies concernant Abdelkader a commencé de son vivant et l’on ne compte plus le nombre de documents falsifiés. Dans cette opération de falsification qui n’est pas le seul fait de l’Algérie indépendante, la France aussi y prit sa part. Il y a pléthore de tableaux et photos retouchés ou dissimulés au grand public, de lettres déclarées apocryphes, d’actes accomplis par Abdelkader, d’événements qu’il a vécus mais niés ou réinterprétés pour ménager la sensibilité des musulmans. Ainsi le célèbre tableau peint en 1862 par Jean-Baptiste Ange Tissier montre Napoléon III au château d’Amboise au moment où il libère Abdelkader. On y voit Lalla Fatma Zohra, mère de l’émir baisant la main du Prince-président. Cette scène de soumission jugée inacceptable pour les musulmans sera effacée dans les reproductions ultérieures du tableau où la mère sera remplacée par … une table !
Certes, l’émir Abdelkader était sans doute un lettré, un cavalier émérite, un stratège militaire, mais aussi un homme soucieux de son image qu'il cultivait avec un art consommé du sens des relations publiques, de la « communication », dirions nous aujourd'hui. Un homme qui se rêvait à ses débuts en Pacha Muḥamad Ali d'Algérie, trop ambitieux pour se laisser enfermer dans le rôle d'auxiliaire que lui assignaient les Français. Mais le vrai problème, le plus grave, réside dans la deuxième partie de sa vie, après sa reddition.
Abdelkader et l’insurrection de 1871
Affaibli militairement, Abdelkader décide de se rendre le 23 décembre 1847 au général La Moricière près de la frontière marocaine. Sa capitulation n’est assortie d’aucune condition politique relative au sort du peuple algérien auquel il tourne le dos. Sa seule requête est de pouvoir quitter le pays pour s’établir avec sa « petite smala » soit à Alexandrie en Égypte ou bien à Saint Jean d'Acres (Akka) en Palestine. Au final, c'est à Damas qu’il sera autorisé à s’installer lorsque Louis Napoléon Bonaparte, le libère au château d’Amboise le 16 octobre 1852. En signe de reconnaissance envers lui, l’émir jure fidélité à son bienfaiteur dans une lettre qu’il lui remet le 30 octobre 1852 en ces termes :
« Je viens donc vous jurer, par les promesses et le pacte de Dieu, par les promesses de tous les prophètes et de tous les envoyés, que je ne ferai jamais rien de contraire à la foi que vous avez eue en moi, que je ne manquerai pas à ce serment ; que je n’oublierai jamais la faveur dont j’ai été l’objet, qu’enfin je ne retournerai jamais dans les contrées de l’Algérie. »
Jusqu’où ira cette fidélité à l’homme qui deviendra l’empereur Napoléon III ?
En retour, Abdelkader recevra une pension substantielle qui continuera d’être versée à sa descendance sur plusieurs générations. En 1860, la protection qu’il apporte aux chrétiens de Damas lui vaut une avalanche d’hommages. De tous côtés pleuvent des éloges qui saluent la grandeur d’âme, l’humanisme de celui que l’on couvrira de décorations. En 1865, il se rend à Paris pour des réceptions mondaines et y retourne en 1867 pour l’exposition universelle. Sollicité pour le percement du canal de Suez, il s’implique dans l’opération, participe au recrutement de la main d’œuvre et assiste à l’inauguration de l’ouvrage aux côtés de l’impératrice Eugénie en 1869.
Mais en Algérie que se passe-t-il ? Avec les troubles de la « Commune » à Paris, la capture de l’empereur Napoléon III à Sedan par les troupes de Bismarck, Mokrani a vu dans ces événements affaiblissant la France une conjoncture favorable pour lancer son insurrection et faire tomber un système colonial particulièrement inique. Au bout de dix mois le soulèvement qui a embrasé la Kabylie et une bonne partie des Hauts Plateaux du centre et de l’est est écrasé et les insurgés, en premier lieu leurs chefs, en paient le prix fort. Le premier d’entre eux, Mokrani est tué sur le champ de bataille d’une balle entre les deux yeux. Après sa mort, son frère Boumezrag qui s’acharne à poursuivre un combat désespéré est arrêté lorsqu’il est retrouvé inanimé près d’une flaque d’eau. Jugé en cour d’assises qui le condamne à mort, il refuse de faire appel de la sentence. Le vieux Cheikh Aheddad qui avait apporté le soutien de la confrérie des Rahmaniya meurt en prison à Constantine dix jours après sa condamnation, son fils Aziz qui avoue en cour d’assises n’avoir recouru au djihad que comme instrument supplémentaire dans une insurrection totale, perçue aussi comme une « lutte pour l’indépendance avec le peuple kabyle », est déporté en Nouvelle Calédonie. Aucun village kabyle n’est épargné par une répression aussi massive qu’implacable. Cette insurrection populaire n’était pas une guerre d’aristocrates. Le gouverneur général d’Algérie Henri de Gueydon est resté fermé à tout appel à la modération dans le châtiment. Pour lui, Thiers n’ayant pas « ménagé » les communards à Paris, « les Kabyles ne sauraient prétendre à plus de ménagements que les Français », écrit-il.
Au regard du sort d’Abdelkader devenu l’un des plus riches propriétaires terriens de Damas où il vit entouré de sa cour en seigneur respecté, invité à deux reprises en métropole à des manifestations de la bonne société, et de celui réservé aux chefs de l’insurrection de 1871, le contraste est violent.
Dans cette circonstance, Abdelkader s’est surtout inquiété… pour son fils qui a eu l’idée « saugrenue » de vouloir rejoindre les insurgés à la frontière tunisienne. Il se démène et multiplie les courriers adressés aux services consulaires français qu’il supplie de lui ramener l’égaré sain et sauf.
Comment a-t-il manifesté son empathie à ses compatriotes qui préparaient le soulèvement de 1871 ?
Il l’exprimera dans une lettre terrible écrite en réponse au gouvernement français qui le pressait de se positionner par rapport à l’insurrection qui s’annonçait au grand jour :
« Vous nous avez informé que des imposteurs se servaient de notre nom et de notre cachet […] pour exciter les mécontents et porter les armes contre la France. Quand un grand nombre de nos frères, Dieu les protège ! sont dans vos rangs pour repousser l’ennemi envahisseur […], nous venons vous dire que ces tentatives insensées quels qu’en soient les auteurs, sont faites contre la justice, contre la volonté de Dieu et la mienne. Nous prions le Tout-Puissant de punir les traîtres et de confondre les ennemis de la France. »[4]
Est-ce cette dénonciation que M. Addi Lahouari appelle, par euphémisme, « déconseiller l’insurrection » ? Est-ce d’avoir qualifié de « traîtres » les insurgés de 1871 qui vaudrait « honneur et gloire à l’émir Abdelkader », selon lui ?
Au demeurant, il est piquant de retrouver dans la propre lettre d’Abdelkader le terme « traître » qui a provoqué tant d’émoi quand ce mot a été employé contre lui. Cet usage a pu être considéré comme anachronique, d’un sens difficile à cerner dans la mesure où la nation algérienne n’était pas encore formée. Mais quel sens lui donner lorsque Abdelkader s’en sert pour désigner les résistants de 1871 ? Trahison du serment qu’il a prêté en jurant fidélité à Napoléon III au moment où celui-ci est captif de Bismarck dont les troupes ont envahi la France et annexé l’Alsace et la Lorraine ? Réminiscences des rancunes emmagasinées contre les Kabyles qui étaient acquis à l’union dans la lutte – dès 1830, ils avaient envoyé des contingents pour se battre à Alger contre le débarquement des troupes françaises – mais avaient refusé de se soumettre à son pouvoir féodal ? Tout ça à la fois ?
Mohamed Cherif Sahli a quant à lui une explication plus radicale, plus simple . Toutes les lettres, tous les faits qui ternissent l’image du « Chevalier de la foi » qu’il cultive, sont soit déclarées apocryphes pour les premières, soit considérés comme complots pour les seconds. « Plus politique qu’historien », pour reprendre le mot d’Ageron à son sujet, Mohamed Chérif Sahli n’en est pas à son coup d’essai. À défaut de preuve, il s’en remet à ses « certitudes morales ». Il a ainsi récusé, bec et ongles, l’adhésion d’Abdelkader à la franc-maçonnerie qu’il a considérée comme une légende, un complot. Aujourd’hui après plusieurs travaux publiés sur la question, il ne se trouve plus aucun historien digne de ce nom pour récuser ce fait parfaitement établi.
S’agissant de ces lettres, il émet l’hypothèse que Charles-André Julien s’est peut-être contenté de reprendre des publications parues en guise de publicité dans la presse de l’époque, il spécule sur l’opposition entre militaires et civils français et l’incompatibilité du ton d’une de ces lettres avec la personnalité de l’émir pour conclure au faux.
Or, certaines de ces lettres qu’il dit apocryphes ont fait l’objet de publication par un historien tunisien qui les a retrouvées, non pas dans la presse, mais dans des archives ayant appartenu au traducteur officiel d’Abdelkader.
En outre, leur contenu est en cohérence avec la proximité politique qui lie l’émir à l’empereur et avec ce que Abdelkader écrit à Bismarck ainsi qu’à d’autres correspondants.
Mais enfin et surtout, si ces lettres largement diffusées dans la presse étaient apocryphes, Abdelkader qui en a nécessairement pris connaissance les aurait vécues comme une calomnie, un affront insupportables. Lui qui fréquentait les plus hautes personnalités, lui qui ne s’est jamais privé de rectifier le moindre trait lorsqu’il le jugeait attentatoire à son honneur, comment expliquer le mutisme du « chevalier de la foi » devant un tel opprobre ? Pendant les douze longues années qu’il a vécues après ces faits, aucune trace de la moindre protestation n’a été enregistrée.
La question qui reste posée aujourd’hui est le crédit que peut recueillir la décision d’attacher symboliquement la naissance d’un État à un personnage aussi ambigu et dont l’acte dernier a été de tourner le dos au destin de son peuple et à son pays qu’il s’engage à quitter définitivement.
Se libérer de l’idéologie mortifère
Voir et ne vouloir voir dans l’insurrection de 1871 que « le plus grand désastre humanitaire de l’histoire de l’Algérie », comme le fait Addi Lahouari, c’est oublier que le souvenir de 1871 a nourri notre aspiration à la libération, c’est oublier qu’il a structuré et habité notre mémoire collective dans laquelle Mokrani, même vaincu, est resté « Lḥaǧ Mḥend at Meqran/ Aggur ger itran » (Lḥaǧ Mḥend at Meqran (Mokrani)/ Astre parmi les étoiles). C’est oublier que le poète Si Moḥand, lui même réchappé au peloton d’exécution en 1871 alors qu’il était adolescent, nous a légué l’un des vers les plus célèbres qu’aucun Kabyle n’ignore aujourd’hui : « A neṛṛeẓ w’ala neknu » (Nous nous briserons plutôt que plier). C’est oublier que le sursaut de 1954 n’a été possible que par cet esprit de résistance nourri aux sacrifices de 71. C’est faire fi de ce souffle qui nous vient de si loin, depuis des temps immémoriaux, depuis que Jugurtha est mort dans une cellule romaine, il y a plus de vingt siècles.
Assia Djebar dit-elle autre chose lorsqu’elle nous parle du sentiment de rébellion – prélude au combat libérateur – incarné par la langue amazighe qui, même lorsqu’elle est perdue dans son cas, vit encore dans son être le plus profond et demeure « la langue du non » ? C’est à la même source que Mohammed Dib puise les forces de l’ultime combat, celui de la lutte contre l’asservissement de l’âme, en nommant dans la langue de Jugurtha lieux et personnages de son roman « Si diable veut » (azru, afalku, taddart,…).
Quant à la « la science » de Ben Badis, on peut aujourd’hui l’évaluer en la confrontant à son bilan. Mise en œuvre au sein de l’Éducation nationale par un des membres les plus éminents des Oulamas, Ahmed Taleb, elle a produit le désastre de l’École algérienne qui a livré la jeunesse à une régression invasive et féconde à l’origine de la dévastation du pays au lieu de l’inscrire dans l’espace méditerranéen, conformément à sa vocation historique, ainsi que le déplore Mohamed Arkoun.
En nous entêtant à faire de notre pays une province vassale d’un empire dépassé et fissuré en son centre, en jouant à être plus palestinien que les Palestiniens, plus arabes que les Arabes au moment où les Palestiniens discutent avec les Israéliens et les monarques du Golfe installent Louvre et Sorbonne dans le désert d’Arabie et se délestent par pans entiers de hadiths jugés dépassés, nous tombons dans la caricature quand nous croyons surpasser nos modèles.
Il n’y a pas si longtemps, l’Algérie combattante, celle de Novembre et de la Soummam, était fière et admirée dans le monde. Notre pays n’est pas démuni de grandes figures ayant apporté leur pierre à l’édifice de la culturelle universelle. C’est l’enfant de Thagaste, Saint-Augustin, qui a été cité par le Président de la première puissance mondiale lors de son investiture en 2021.
Se libérer d’une aliénation idéologique mortifère en s’appropriant notre passé et notre identité, en cessant de diviser les populations en attisant les haines entre elles au lieu de les reconnaître dans leurs diversités en les rassemblant dans la fraternité au sein d’un système qui donne de larges autonomies aux régions, en osant poser la question de la laïcité, celle de la place de la femme et celles de toutes langues pour vivre dans un pays où la mémoire des morts et la dignité des vivants seraient respectées et où chacun retrouverait sa place. Alors et seulement alors, nous renouerons avec l’espérance née de Novembre et de la Soummam, nous mettrons fin au statut de femme citoyenne sous tutelle, de langues inscrites dans des articles « bis », de « l’identité provisoire » ou facultative, bref, nous mettrons fin au nouveau code de l’indigénat.
Ce combat là, qui prolonge la guerre de deux mille ans, n’est ni stérile ni indigne et nous entendons le mener contre toutes les prisons, de l’antiquité jusqu’à 2021, de Rome jusqu’à Lambèse.
[1] En son temps, Abdelkader lui-même souligna dans ses échanges avec Daumas son étonnement devant la propension de beaucoup de Berbères à renier leurs origines pour se déclarer Arabes et musulmans...
[2]Charles Henry Churchill : La vie d’Abd El Kader, ENAG Editions, Alger, 2006 (p. 135).
[3] Temimi Abdeljelil : « Trois lettres de Hadj Ahmed Bey de Constantine à la Sublime Porte », in: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°3, 1967. pp. 133-152
[4] Charles-André Julien : « Histoire de l’Algérie contemporaine, la conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871) », Casbah éditions, Alger 2005 (p. 209).
[5] Mohamed Chérif Sahli: Décoloniser l’histoire, ENAP, Alger 1986.


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