Algérie

Le Cread et sa gouvernance



- L'âge est une donnée biologique socialement manipulable et manipulée (P. Bourdieu)- Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire. (A. Einstein)
Le centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread), situé sur les hauteurs d'Alger, et plus particulièrement à Bouzaréah, vit depuis le 14 janvier 2018 dans un silence rompu, avec les récentes publications dans la presse nationale (El Watan, El Khabar, TSA).
Une crise profonde sans précédent s'installe et risque de mettre en péril son existence et sa matière grise longuement construite par des chercheurs associés et permanents de toutes les disciplines confondues en sciences sociales. Des chercheurs avertis ont toujours hésité à rendre publics les multiples dysfonctionnements qui règnent dans cette unique institution de recherche en économie, créée officiellement en février 1976 (CREA).
Du CREA au CREAD : des lieux et des noms
Dans une perspective historique de l'institution, il est important de relater quelques repères de base pour mieux saisir les sens et les effets générationnels, qui sont déterminants dans la compréhension de l'institution et de ses crises.
Depuis sa création officielle, en février 1976, le CREA, sis, chemin Rachid Khalef, à Ben Aknoun, Alger, par d'éminents universitaires de vocation, dont, à sa tête, le professeur Abdellatif Benachenhou, le centre a brillé par ses propres chercheurs de vocation, animés par des pratiques de recherche dans une conjoncture développementiste, lancée en 1967 par le président Houari Boumediène.
Depuis, le «D» devient enjeu de toutes les politiques publiques et dans les discours politiques. Dix ans après son existence, le CREA est doté de «D» pour devenir, en 1986, Cread. Jusqu'ici, le Cread fonctionnait avec de grandes figures intellectuelles associées. Dès 1987, une première vague de recrutements de chercheurs permanents a été lancée.
12 chercheurs, dont un informaticien, ont été retenus sur 200 candidats, suite à un concours écrit et un entretien professionnel : Zoghbi Smati, Abedou abderrahmane, Djamila Belhouari, Musette Saïb, Chenderli, Bouhouche Amer, Arache Rabah, Bouita Ahmed, Illes Abderrahmane et Rachid Bellil. Apres deux ans, c'est-à-dire en 1989, le Cread a été doté d'un nouveau siège à l'enceinte de l'université des sciences sociales de Bouzaréah, rue Djamel Eddine El Afghani, devenu récemment, université Alger 2.
Le Cread, un creuset de compétences nationales et internationales
Depuis sa création, le CREA-Cread a connu plusieurs directeurs : Professeur Abdelatif Benchenhou, Pr Ahmed Souames, la défunte Mme Claudine Chaulet, le défunt Djilali Liabes, Pr Abdelawahab Rezig, le défunt Youssef Djebari et Pr Yassine Ferfera. Aucun de ces directeurs n'a mis, publiquement, en péril l'image du centre.
Depuis la création du CREA-Cread et pendant plus de 40 ans de son existence, des chercheurs en sciences sociales ont travaillé en symbiose collective, régnée par des pratiques de recherches alimentées par des vocations et des valeurs universitaires, de mérite, d'échange et d'engagement. De grands chercheurs ont fait la mémoire du CREA- Cread.
Des Faysal Yachir, Rachid Beuatig, Kellou Larbi, Karsenty, Monsieur et Madame Blanc, Catherine Luneau, Paule Fahmé, Jozette Zoulim, Ahmed Henni, Nacer Bournane, Rabah Abdoun , Samaïl Khenas, Keniche Idir, Nadji Safir, le défunt Abdelmadjid Bouzidi, le defunt Djilali Liabes, la défunte Claudine Chaulet, Kennouche Tayeb, Bouyacoub Ahmed, Fatma Oussedik, Cherifa Hadjidj, Rachid Sidi Boumedienne, Aïssa Kadri, Mourad Boukella, Ghalamallah Mohamed, le défunt Khelfaoui Hocine, Feroukhi Djamel, le défunt Saïd Chikhi, Ali El Kenz et autres plus nombreux encore ?ont fait et font encore pour certains, le bonheur de la recherche scientifique en sciences sociales au Cread, malgré toutes les entraves que ce secteur a subies depuis l'indépendance.
Le Cread est devenu, malgré tout, une référence nationale et internationale. Avec peu de moyens matériels (siège convenable?), humains et des conditions sociales inconfortables des chercheurs (l'accès au logement surtout), le Cread a su et a pu, par son autonomie de gestion, se confirmer par sa pratique de recherche de qualité. Des chercheurs nationaux et à l'étranger ont fait le bonheur de cette institution.
Des conventions de recherche et de coopération scientifique internationales ont été menées avec beaucoup de professionnalisme avec des institutions nationales (ministères, les organisations,?) et internationales, dont le PNUD, la Banque mondiale, l'Unicef, l'OIT?. En effet, ces conventions ont mobilisé des compétences algériennes nationales et internationales, en intégrant intelligemment de nouvelles générations de chercheurs pour mieux assurer une relève de qualité pour le centre.
Le Cread fonctionnait avec des projets de recherche, menés simultanément avec des chercheurs permanents et associés. Le Cread a su créer et préserver son «identité scientifique» et sa bonne réputation de prestation. Des acquis se sont cristallisés pour être incarnés symboliquement comme une image de marque de cette institution de recherche en économie de l'Algérie indépendante.
Ce que parler veut dire : les mots et les maux de la recherche nationale
«La connaissance des mots mène à la connaissance des choses», disait Platon. Effectivement, l'analyse du contenu des discours nous permet de dépasser le texte en soi pour produire des catégories de pensée révélatrices de la profondeur des actes réfléchis ou inconscients. De ce point de vue, que signifie cette expression «Le directeur du Cread n'a fait qu'exécuter ce que la DGRST lui a demandé», qui a fait objet du titre de l'entretien du DGRST dans le quotidien d'El Watan publié le 31 janvier 2018 '
L'affaire dite «Enseignants-associés» n'est qu'une partie apparente de l'iceberg. Elle nous donne la mesure du statut des chercheurs en Algérie, mais surtout comment la recherche, notamment en sciences sociales, est gouvernée en Algérie. Il ne s'agit ni d'un problème d'associé ou de permanent, mais de synergie porteuse de projets de recherche incarnés par des personnes qui ont de l'autorité et de la notoriété scientifiques.
Les man?uvres administratives de cooptation et de manipulation ne peuvent enfanter que des perversions au sein des institutions, dont les malaises collectifs, les doutes, les conflits, les violences avec toutes leurs formes, des mises en scène, des pratiques souterraines, des vengeances et des mensonges, etc.
La recherche scientifique en Algérie a besoin d'un management qualitatif, dont la diplomatie, l'écoute active, le respect, l'encouragement, la transparence, l'équité, le mérite, la liberté d'entreprendre, la liberté de pensée et de la synergie. Le reste n'est que discours vidés de sens et de bon sens.
Sinon, comment expliquer qu'un centre de recherche comme le Cread ait toujours fonctionné sans un règlement intérieur, censé organiser et définir les statuts et les rôles ' Face à ce vide juridique et organisationnel, le Cread a été objet de man?uvres et de ruptures violentes. La tutelle, la DGRST et le SNCP, sont censés être au courant de ces dysfonctionnements qui durent depuis des années.
L'autorité symbolique du champ universitaire face à l'hégémonie politique
La nature de l'idéologie adoptée depuis l'indépendance de l'Algérie, devenue au fur et à mesure «la raison transversale et verticale» de l'Etat par son caractère unanimiste, a dénaturé systématiquement les fonctions réelles des institutions productrices de diplômés et de savoir.
Il s'agit d'un «âge de crise des professions intellectuelles» en Algérie, sous forme d'un long processus de domestication, de cooptation et de division des élites algériennes. Ce processus clientéliste, qui a profondément touché les universitaires algériens, va rapidement faire voler en éclats les petits noyaux embryonnaires de certains corps socioprofessionnels qui ont pu se constituer d'une manière autonomes pendant les années 1960 et 1970.
Il s'agissait notamment dans le cas des enseignants universitaires, de la formation des premiers «noyaux de chercheurs», notamment en sciences humaines et sociales à la fac d'Alger, pour se propager par la suite vers Oran et Constantine, sous forme d'initiatives individuelles et collectives, désirant avec beaucoup d'enthousiasme et par vocation propulser la recherche scientifique en Algérie.
Il s'agit d'un moment générationnel baptiseur, qui a touché à la fois les sciences dures et les sciences sociales. Ces dernières ont été caractérisées par des pratiques de recherche autour de différentes thématiques qui touchaient dans leur ensemble la problématique du développement en Algérie après son indépendance.
Des noms d'aînés entourés par de jeunes assistants, travaillaient collectivement et structurés dans des associations savantes actives, avec un travail de terrain qui a pu se transformer en peu de temps, en une «école algérienne de l'empirisme en sciences sociales». Il s'agit, dans le cas des sciences sociales, de deux associations savantes qui ont marqué l'histoire de la recherche scientifique en Algérie, en l'occurrence le Cerdess (Centre d'études, de recherches et de documentation en sciences sociales) et l'Aardes (Association algérienne de recherche démographique, économique et sociale).
De ce point de vue, on peut citer le témoignage du professeur Aïssa Kadri, lors de l'hommage rendu en 2009 au défunt M'hamed Boukhabza, assassiné le 22 juin 1993 : «C'est dans le contexte des années soixante, avec l'affirmation progressive de l'Aardess, héritière en 1962-63 de l'Ardes, que l'on peut dater l'émergence et la constitution d'une sociologie algérienne, où l'influence de M'hamed Boukhobza va être déterminante.
C'est le moment où l'Aardes, le Crape (Centre de recherche en anthropologie et préhistoire) et le Cerdess (Centre d'études, de recherches et de documentation en sciences sociales, créé au sein de l'IEP), constituèrent des espaces au sein desquels se trouveront de jeunes chercheurs tels que M'hamed Boukhobza, Yamina Bentabet, Rachid Sidi Boumedine, Mustapha Haddab, Fanny Colonna, M'hammed Ikène, Abderrezak Chabane, Monique Gadant-Benzine, Aïssa Kadri.
A partir de travaux pionniers, comme ceux de Bourdieu et Sayad (Le déracinement ; Travail et travailleurs en Algérie), en conjuguant méthodologie d'enquêtes quantitatives et qualitatives, approches ethnographiques de terrain et appareillage conceptuels, se construisaient ce qui va constituer les fondements d'une sociologie algérienne en gestation».
(Entre Société et Etat : l'Echec d'une génération, l'Impasse des sciences sociales).
Dans une autre posture de l'histoire récente post-indépendance de l'institution universitaire algérienne, un autre climat d'échange et de symbiose professionnelle s'installait entre la Fac centrale d'Alger et le secteur économique embryonnaire.
Un climat professionnel, socialisant les universitaires algériens en compagnie de leurs collègues étrangers, venus motivés par un esprit coopératif avec leurs collègues algériens, dans une ambiance d'échange, qui ne tardera pas à son tour à créer des conditions de travail favorables à la constitution de «noyaux durs» d'une intelligentsia autonome motivée par sa vocation. A cette époque, le Cread portait déjà les germes de sa visibilité internationale. Le premier noyau dirigé par le professeur Abdelatif Benachenhou a fondé le mythe-Cread. Depuis, ce mythe a construit l'image de marque du centre.
Avec peu de moyens matériels, l'intelligentsia algérienne était alimentée par un ethos (au sens de Bourdieu) et par la volonté de vouloir comprendre et participer au développement de l'Algérie indépendante. Il s'agit d'un début de formation d'une corporation professionnelle post-indépendance des universitaires algériens dans un esprit civique et de responsabilité.
Il s'agit dans ces conditions d'une formation d'un «esprit» au sein de l'université d'Alger, qui a baptisé un statut symbolique de respectabilité dédié spécialement à cette génération comme produit d'une institution restée, encore jusqu'à la fin des années 1970, dotée d'une autorité scientifique hautement symbolique.
C'est cette autorité méritée de l'institution universitaire, en dépit de ses propres contradictions internes, eu égard à la structure sociologique de sa composante estudiantine, qui va conférer une légitimité à ses diplômés et un «accès honorable» au marché du travail et l'entrée dans la société en général.
C'est a partir des années 80 que les ruptures vont s'opérer violemment par une massification non maîtrisée et une politique d'arabisation revancharde. Une massification qui a, à son tour, dénaturé la notion de démocratisation de l'éducation et accentuée les inégalités spéciales et scolaires.
Les espaces universitaire et de recherche scientifique vont se reconfigurer pour se transformer à des espaces sociaux de fonctionnarisation et de diplômite, loin de ses fonctions initiales, notamment la liberté de pensée, les valeurs d'échange et de mérite. Par la suite, le peu d'universitaires qui ont résisté à cette reconfiguration violente des années 80 ont été soit assassinés, ou poussés à l'exil, ou ils avaient «droit» à une mort symboliquement dans leur propre pays pendant les années 90.
Depuis les années 2000 à nos jours, une nouvelle ère est instaurée, où des enseignants-chercheurs ont été poursuivis en justice, parce qu'ils voulaient, juste par esprit patriotique, dénoncer ou critiquer des dysfonctionnements dans leur milieu de travail. Toute cette mémoire intellectuelle de l'Algérie indépendante a mis en péril l'identité professionnelle des élites intellectuelles et a augmenté le volume de la structure des foyers intellectuels dormants d'émigration.
Les rapports sociaux à l'université de l'ensemble des catégories sociales, notamment aisées, sont tournés vers la formation à l'étranger. Un investissement scolaire tourné plus sur le prestige et l'acquisition ou l'augmentation d'un capital symbolique déjà acquis par les familles qui jouissent déjà des privilèges depuis l'indépendance.
L'investissement de ces familles dans la scolarisation de leurs enfants dans des universités étrangères est une stratégie permettant le réinvestissement dans la société d'origine sous forme d'un «retour stratégique». Pour d'autres familles vivant dans un sentiment d'insécurité, la préparation de leurs enfants à l'émigration est précoce, elle consiste en la scolarisation de leurs enfants dans des écoles privées.
La domestication symbolique et ses effets structurels
Depuis la dissolution de l'UGEMA en août 1963, après sa création en juillet 1955, la corporation et l'autonomisation des élites intellectuelles et professionnelles ont été impossibles. Le cas de cette dernière tentative de corporation est, sur le plan symbolique, révélateur du type de rapport politique de méfiance, qui a caractérisé le lien entre le politique et les élites intellectuelles algériennes. Elle nous donne la mesure du sort réservé aux compétences professionnelles depuis l'indépendance. Il s'agit de leur incapacité à s'autonomiser en corps socioprofessionnels, loin de toute injonction idéologique ou politique.
L'histoire sociale de l'université et de la recherche en Algérie nous montre à quel point elles sont piégées dans un cercle cyclique infernal du dirigisme mortifère et qui se transforme en un syndrome du «coyote solitaire», figure emblématique du dessin animé, chèrement utilisée par les spécialistes du beatchmarking et du management contemporain.
C'est dans cette atmosphère d'incompatibilité et de panne structurelle qui caractérise les deux mondes, à la fois scolaire et professionnel, que l'alternative de la mobilité internationale se présentera comme une ultime solution. La méfiance, les stigmates et les préjugés «collés» aux élites algériennes sont des soubassements de la formation des foyers dormants de l'émigration intellectuelle en Algérie, foyers cognitifs transformés en «habitus migratoires».
Une prédisposition migratoire, alimentée par des sentiments d'injustice (sens du mérite, modalités d'accès au poste de travail, incompatibilité de «l'homme qu'il faut à la place qu'il faut», l'importance du volume du capital social dans le recrutement?) de perte de sens, de désocialisation par rapport à la valeur du travail et l'impossible changement par rapport aux aspirations réelles de la société.
Des postures psycho-sociologiques structurant la socialisation de base de l'ensemble des élites algériennes, il s'agit de la constitution d'un «imaginaire d'échec» structurée par des conflits de modèles référentiels de réussites sociales. La «guerre invisible» dans les institutions entre des groupes d'intérêt, loin de tout arbitrage, faute de la légitimité des instances internes, est l'élément catalyseur des malaises profonds et source des mouvements sociaux qu'a connus l'Algérie depuis l'indépendance à nos jours.
Ce piège historique n'est pas une fatalité, mais un malentendu mal compris, puisque, comme disait Jacques Berque : «Il n'y a pas de sociétés sous-développées, mais des sociétés sous-analysées.» Qui peut faire ce travail de fond si les sciences sociales et ses porteurs ne sont pas valorisés et valorisables dans des conditions de respect de leur dignité et de leur liberté de pensée '
Puisque la nature a horreur du vide, d'autres nations vont penser l'Algérie à notre place. Ainsi, l'Algérie demeurera dépendante des innovations épistémiques et technologiques des autres pays et de certaines organisations internationales, qui agissent comme si elles avaient le monopole de la raison dans et pour le monde.
Le Cread, dès ses débuts, a épistémologiquement pensé des problématiques économiques de fond, alors, depuis peu, il y a une volonté de le transformer exclusivement en un centre de calcul dans une logique scientiste inspirée, d'une manière arrogante, des «law firmes» internationales largement défendue par le dogme anglo-saxon de la Banque mondiale et du FMI, sous prétexte d'une «recherche utile» !
Or, le Cread est appelé à resituer son identité scientifique initiale, en l'occurrence son autonomie de réflexion, sur l'Economie en tant que science sociale dans une société qui vient de loin et qui est lourdement travaillée par des soubassements anthropologiques.


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