Maintenant que
notre équipe nationale a gagné le match contre la Zambie, le conteur sait qu'il
lui sera très difficile de vous intéresser à l'histoire qu'il a choisie de vous
raconter aujourd'hui. En effet, que vaut un conte poussiéreux devant le ballon
rond qui est capable de répandre dans les rues un peuple tout entier ? De
l'enflammer et de le faire danser jusqu'aux premières lueurs de l'aube.
D'envahir sa
mémoire et de s'y installer pendant des mois. Mais le conteur ne se découragera
pas pour autant. Voici donc, ô mes soeurs et mes frères, ce qui s'est passé
jadis entre le corbeau et le renard.
Il était une fois un corbeau sur un arbre
perché, réfléchissant aux évènements épuisants et déprimants qu'il venait de
vivre le matin même, lorsqu'il entendit une voix suave l'appeler et lui dire :
- Oh ! monsieur
Corbeau ! Que vous êtes beau ! Quel adorable plumage ! Dieu seul sait si j'ai
roulé ma bosse, j'ai été partout, mais jamais je n'ai vu un oiseau aussi joli
que vous. Vous devez sûrement chanter divinement.
C'était un renard. Le corbeau, qui de sa vie
n'avait jamais entendu quelqu'un le complimenter ainsi, fut vivement touché par
ces paroles mielleuses. L'émotion faillit lui faire lâcher la branche sur
laquelle il digérait les ennuis de la matinée. Mais il se reprend. L'aiguillon
de la méfiance l'arrache à la mollesse qui s'est emparée de son corps. Il sait
depuis longtemps qu'il est d'une laideur proverbiale, et qu'il a une voix
effroyable, choses que les animaux de la forêt lui rappellent souvent en
grognant de plaisir. «Les jolis mots du renard cachent certainement quelque
tromperie, pense-t-il.» Mais, prudent, il ne laisse rien apparaître des soupçons
qui chatouillent son attention. Il croasse :
- Merci, monsieur
Renard. Vous êtes très gentil, mais j'ai assez vécu pour savoir que, non
seulement je ne suis pas beau comme vous le prétendez, mais que je suis laid à
donner la frousse à beaucoup parmi la gent animale. C'est ainsi que, pour se
faire obéir, il paraît qu'il suffit aux mamans de citer mon nom à leurs petits.
On entend aussitôt un bruit de pattes
fouillant au pied de l'arbre, puis le renard s'exclame :
- Mais où est le
fromage ?
- Quel fromage ?
demande le corbeau perplexe. Vous allez bien, monsieur Renard ?
- Je vais très
bien, monsieur, jappe le renard. C'est bizarre ! Selon le seigneur Esope qui a
écrit ce conte, lorsque je vous rencontre, vous avez un morceau de fromage dans
le bec. Je vous flatte, et en voulant me montrer que vous avez une belle voix,
vous le laissez tomber. Alors, je saute dessus et le bouffe avec plaisir ce
fromage, et la moralité de cette histoire est que tout flatteur vit aux dépens
de celui qui lui ouvre ses oreilles. Or vous ne tenez aucun fromage en votre
bec ! Le seigneur Esope ne s'est jamais trompé. Il y a donc quelque chose qui
cloche là-dedans.
- Esope ? croasse
le corbeau. Vous aussi ? Vous feriez mieux de ne plus jamais prononcer ce nom
si vous ne voulez pas connaître le sort de la cigale. J'ai l'impression que
vous ne lisez pas les journaux. Cet insecte a failli être massacré par toute
une fourmilière. Maintenant, en ce qui concerne le fromage, l'histoire est
simple. Je n'ai pas de fromage dans le bec parce que je n'ai pas les moyens de
me l'offrir, bien que je n'arrête pas de trimer depuis très longtemps. Avec la
poignée de sous que je gagne, j'arrive à peine à nourrir ma famille décemment.
Et je ne suis pas le seul dans cette forêt à être touché par la pauvreté. Nous
sommes des millions. A tel point que, pour nous aider à survivre à la misère
qui nous ronge et nous suce les os, le ministre de la Charité nous envoie de
temps à autre un bus transportant des couffins contenant des denrées alimentaires
: des haricots secs, des lentilles, de l'huile, des boîtes de conserve de
tomate, de la farine, du sel, du sucre, du café et du thé. Que le Seigneur
Tout-Puissant le protège et fasse qu'il demeure ministre jusqu'à son dernier
soupir. On nous a rapporté qu'en dépit du fait que l'argent coule à flots dans
les caisses de l'Etat, le pauvre a dû batailler dur pour obtenir le fric dont
il avait besoin pour nous faire la charité. C'est que ses copains du
gouvernement ne voulaient pas croire qu'il y avait dans le pays autant de
misérables qu'il le prétendait. Mais il est arrivé à leur faire changer d'avis.
Dieu merci, nos chefs s'entendent très vite quand il s'agit de secourir le
peuple. La souffrance des gouvernés ne les laisse pas indifférents. Ils
compatissent. Ils se rendent service. Ils s'entraident.
Cependant, jusqu'à maintenant, je ne suis
jamais parvenu à obtenir ma part de cette aumône gouvernementale. A chaque
fois, je rentre chez moi les mains vides, subissant en silence le mépris de ma
femelle. D'abord, parce que dès qu'elles entendent le moteur d'un bus, des
milliers de bêtes foncent sur le véhicule, qu'elles soient nécessiteuses ou
non. Puant la bassesse. De violentes bagarres éclatent qui se terminent parfois
par des blessés et des cadavres. Les faibles sont piétinés. Ce matin par
exemple, j'ai failli être lynché par une foule déchaînée. On s'arrachait les
vivres avec une violence et un manque de pudeur que seule une famine peut
provoquer. Notre peuple s'est transformé en monstres épouvantables, monsieur.
Il s'est vidé de toute dignité. Par ailleurs, certains préposés à la
distribution de ces paniers de la charité préfèrent se servir et servir leurs
amis. Dégoûtants et dépourvus d'amour-propre. Si ça continue comme ça, ces
comportements mesquins feront partie de notre patrimoine génétique. C'est
pourquoi d'ailleurs, je n'attendrai plus jamais ce bus de l'humiliation. Ce bus
de malheur ! Désormais, je vivrai de ce que je gagnerai avec ma sueur. Je ne me
laisserai pas transformer en mendiant. Je ne me laisserai pas corrompre. Je ne
tendrai pas ma main. On a l'impression que c'est ça ce qui est voulu. Que je
barbote dans la boue de la mendicité. Un long silence, puis le corbeau reprend
la parole :
- Vous voyez !
Comment auriez-vous pu me rencontrer avec un fromage dans le bec, alors que
j'arrive difficilement à joindre les deux bouts ? Je suis désolé, monsieur
Renard.
- Mais il me faut
ce fromage ! Je ne vais quand même pas contrarier le seigneur Esope ? jappe le
renard. Je vous l'ai dit : il s'agit d'un conte ! Et un conte est sacré ! Il
faut que je réalise mon destin de personnage. Comprenez-moi, je suis censé
apprendre aux êtres humains qu'ils doivent se méfier des flatteurs.
- Ne vous affolez
pas, croasse le corbeau, je ne comprends pas de quoi vous parlez, mais je vous
promets de vous aider. Laissez-moi réfléchir maintenant.
Brusquement, un âne se mit à braire dans les
environs. Effrayés, des nuées d'oiseaux jaillirent des arbres dans un vacarme
fait de cris et de battements d'ailes. Des singes hurlèrent. Le corbeau
sursauta :
- Ce bourricot
finira par nous rendre fous. Chaque fois que l'odeur d'une femelle atteint ses
narines, il sème la panique avec sa voix épouvantable. Quelle bête sordide !
Nous avons beau lui dire et lui répéter qu'il est immoral et dangereux de se
manifester aussi bruyamment, il se laisse aller... Le malappris ! Mais revenons
à notre sujet. Je crois que j'ai une idée. Ecoutez, dans quelques jours il va y
avoir la Sainte Tripartite, et les salaires seront certainement augmentés.
Alors je pourrais acheter un petit morceau de
fromage, et vous pourriez me flatter et vous en saisir comme c'est écrit dans
votre conte.
- Comment
êtes-vous sûr qu'on va vous augmenter ? demande le renard, pas du tout
enthousiasmé par l'idée du corbeau. Avec ce que je vous ai entendu raconter
tout à l'heure, convenez qu'il est un peu déplacé d'espérer une chose pareille.
- La presse a rapporté que le Chef du
Syndicat National a déclaré solennellement que cette fois-ci il ne se
laisserait pas faire. Qu'il va ruer dans les brancards entre lesquels les
gouvernants l'ont toujours placé. Qu'il en a marre des faux dialogues et des
fausses consultations. Il a juré aux journalistes qu'il lutterait sincèrement
comme jamais il ne l'a fait auparavant.Qu'il va défendre les intérêts des
travailleurs et non pas ceux des gouvernants. Il a affirmé qu'on ne lui fera
pas signer des décisions prises en son absence et sans vraies négociations. Il
a ajouté qu'il a une conscience et qu'il ne veut plus être humilié par cette conscience.
«J'ai assez souffert dans le passé, a-t-il avoué aux journalistes. Je jouerai
cette fois-ci mon rôle de syndicaliste. Je ne les laisserai pas me faire avaler
la sauce qu'ils ont déjà concoctée dans la marmite gouvernementale. Informez
les citoyens qu'ils auront un salaire digne de ce nom.». Les animaux
journalistes ont rapporté aussi qu'il est très affecté par la misère qui sévit
dans la contrée. La preuve, c'est qu'à un certain moment, il s'est mis à
sangloter. Il a fallu attendre qu'il finisse de pleurer pour reprendre la
conférence de presse. Une gazelle journaliste lui a demandé alors s'il n'était
pas plus efficace et plus logique de laisser sa place aux syndicats libres et
autonomes, et pourquoi ces derniers ont été toujours écartés des pourparlers.
On dit que le Chef a failli s'étrangler d'indignation. «Votre question est
remplie d'insinuations malveillantes, madame Gazelle. C'est un manque de
confiance ! Mais je vous prouverai bientôt que vous vous trompez sur mon compte
!». Par ailleurs, les patrons privés, bouleversés par le nombre de démunis
avancé par le ministre de la Charité, et attendris par le mois sacré du
Ramadhan, ont promis de mettre la main à la poche. Comment alors ne pas
espérer, monsieur Renard ? Le Chef du Syndicat National nous arrachera sûrement
une augmentation de salaire consistante, et je vous offrirai le fromage de
votre destin. Il vous faudra cependant patienter encore pendant quelques
semaines. Mais vous ne resterez pas ici. Le bourricot de tout à l'heure
pourrait vous envoyer dans un asile psychiatrique avec son gosier braillant
sans crier gare. C'est pourquoi je vous conseille d'aller attendre la Sainte
Tripartite à Sidi-Ben-Adda. Les habitants de ce village sont très accueillants.
Pendant votre séjour là-bas, renseignez-vous sur la maison d'un homme surnommé
El-Arg. Il m'est parvenu qu'il ne peut plus marcher et qu'il a perdu l'usage de
la parole. Allez-y le voir et embrassez-le de ma part. C'était, monsieur
Renard, un admirable raconteur d'histoires. Vous auriez pu passer de très bons
moments avec lui. Malheureusement, lui qui était capable de fasciner son
auditoire avec ses aventures cocasses, il est paraît-il réduit au silence.
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Posté Le : 10/09/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com