Algérie

Le constat amer du professeur Chaoui



Notre système de santé est parmi les plus mauvais au monde. Le classement n’est guère exagéré. Les indicateurs de santé de l’Algérie sont beaucoup plus moins bons que ceux de la Tunisie qui n’a pas les ressources de notre pays, relève l’éminent professeur Farid Chaoui, spécialiste en gastro-entérologie, dans un long entretien accordé au journal électronique lanation. Ainsi, selon lui, l’Algérie n’a nullement tiré les leçons du passé. Elle continue, aujourd’hui encore, de reproduire les erreurs commises durant les années 1980 en dépensant beaucoup d’argent sans pour autant mettre en place une stratégie, ni planification ni donc une politique de santé proprement dite. «Un système ne peut pas fonctionner sans une stratégie de développement global qui inclut toutes les mesures devant aller en aval et en amont d’une unité de diagnostic ou de soins», souligne-t-il. «On refait actuellement les mêmes erreurs que celles des années 1980. On est dans les années du PAP : on va créer de nouvelles structures, agrandir celles qui existent, on fait des travaux d’aménagement, tous les hôpitaux sont en chantier et on va rééquiper… Il faut bien entendu construire des hôpitaux, acheter des médicaments et équiper, c’est clair, mais cela doit se faire sur la base d’un programme, d’un objectif», ajoute-t-il. La gestion aléatoire du secteur a fait que le malade n’est plus au cœur du système de santé qui se trouve sous l’emprise des lobbies.
Gaspillage
Selon lui, la construction de nouvelles structures hospitalières (40 hôpitaux neufs sont mis en service) et une importation massive d’équipements lourds est décidée durant cette décennie dans la hâte, sans étude approfondie des besoins. Les hôpitaux construits ont été répartis sur le territoire national trop souvent en fonction du poids de lobbies politiques qui imposaient le choix du lieu d’implantation. Ces hôpitaux ont donc été construits au détriment d’une planification qui tient compte des bassins de population et des besoins réels. L’exemple typique est celui de Djanet, estime le professeur. Cet hôpital de 60 lits n’a jamais servi. «Il y avait en fait une infirmerie qui fonctionnait et suffisait aux besoins de la population de la ville de Djanet», souligne-t-il. Cette absence de planification met le malade hors circuit. Il est considéré comme un «intrus». «Le malade n’est pas l’objet. L’objet est qu’on a un budget, il faut le dépenser, on va se faire plaisir… Comme il n’y a pas une stratégie, une ligne directrice qui permet de savoir où va chaque sou, on est soumis aux lobbies», fulmine le professeur qui brosse un tableau noir du secteur de la santé en mettant le doigt sur la plaie. Après cinquante ans d’indépendance, notre pays navigue toujours entre deux systèmes de santé. D’un côté, un système public poussé à la dérive en dépit des budgets faramineux dont il est doté chaque année. De l’autre, un secteur privé encouragé mais non encadré et dont les actes dispensés ne sont pas remboursables. «Nous sommes politiquement et idéologiquement dans l’ambiguïté la plus totale et c’est très préjudiciable. On développe d’un côté un secteur public que l’on assassine par une gestion catastrophique ; de l’autre, on laisse se développer un secteur privé – ce qui n’est pas une mauvaise chose, je le précise, car je ne suis pas contre le privé – qui est ignoré politiquement par le ministère de la Santé et économiquement par la Sécurité sociale. Cela signifie qu’on a créé deux systèmes parallèles, l’un pour les riches, l’autre pour les pauvres», regrette-t-il.
«Au début, je pensais que c’était une dérive liée à l’absence d’une politique de santé. Mais quand on regarde les différentes étapes traversées par le système de santé, on se rend compte qu’il s’agit d’une politique délibérée. Elle consiste à faire supporter aux ménages une part de plus en plus importante de la dépense de santé. Les choses se sont fortement aggravées après le passage du FMI dans le milieu des années 1990», indique le professeur. Effectivement, dans les années 1970, la part des ménages était de 10%, elle est aujourd’hui de 40%.
Un choix politique délibéré
Le reste est partagé entre la Sécurité sociale et le budget de l’Etat. Le mal est profond et nécessite une thérapie de choc.
Car pour le professeur, «la santé ne se limite pas aux soins, à l’hôpital, au médecin, au cabinet. Elle englobe aussi l’environnement dans lequel l’homme évolue : le logement, le travail…» «La santé est considérée comme un bien commun qu’il faut protéger et défendre sur des bases de solidarité et d’équité. Aucune société, libérale ou non, ne peut sans risque d’explosion sociale abandonner ces principes de base qui doivent régir un système de santé», précise-t-il.
Le professeur Chaoui défend les médecins qui, selon lui, sont aussi victimes des lobbies et écartelés entre le manque de moyens et la pression énorme des malades. Pour lui, il est inconcevable qu’on décrète, sans étude, que telle ou telle maladie est la priorité de la politique de santé. Lutter contre le cancer est une bonne chose, indique-t-il, mais pas au détriment des autres maladies. Ainsi, pour remettre sur les rails le secteur, le professeur Chaoui appelle, une nouvelle fois, à un débat national. Il estime en outre nécessaire de mettre en place «un programme national de court, moyen et long termes, pertinent, appuyé sur les vrais besoins de santé de la population avec une stratégie de mise en œuvre qui tient compte de nos moyens, un système d’allocation des ressources transparent, qui finance des programmes et non des structures».
«Si l’Etat n’est pas capable de développer sa propre politique de santé, les autres, en particulier l’industrie pharmaceutique, vont s’occuper de faire une politique à sa place», prévient-il.

 


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