«Le colonialisme,
c'est maintenir quelqu'un en vie et boire son sang goutte à goutte» Massa Makan Diabaté (1938-1988), dramaturge malien
Pour donner un
aperçu laconique et une devise lapidaire de ce que sont devenus les rapports
politiques, diplomatiques et culturels entre la France et l'Algérie à
l'heure présente, l'on serait amené à dire sans que l'on s'adjuge le droit
d'une évidence péremptoire que les deux pays sont passés de l'impossible
compréhension à l'ombre de la nuit coloniale à l'improbable réconciliation sous
l'ère de l'indépendance nationale.
Après plus de 50
ans de la signature des accords d'Evian qui ont scellé le sort d'une sale
guerre coloniale, les élites des deux rives de la Méditerranée
ont encore du mal à digérer les haines et les ressentiments qui les habitent.
Le trop plein de mémoire d'ici comme dirait l'historien français Paul Ricoeur (1913-2005) que l'on ne saurait suspecter de
partialité, est complété par le trop oubli d'ailleurs. L'inéluctable
confrontation des armes a débouché sur une algarade des mémoires. Pourquoi
est-ce souvent le blocage? Y-a-t-il vraiment une
raison évidente à cela? Pourquoi les deux pays
refusent-ils toujours de se recueillir avec objectivité et surtout avec
impartialité sur ces lieux de mémoire occultés et ces zones d'ombres combien gênantes? A quand l'ouverture des archives de cette
large parenthèse aussi sombre que sanglante qui a émaillé par sa cruauté toutes
les chroniques mondiales du XX siècle? A dire vrai, il serait quasiment
impossible de comprendre ce retard dans la cicatrisation de toutes les
blessures à moins que l'on mette l'accent sur les écrits de l'un des grands
révolutionnaires du XX siècle en l'occurrence, le penseur et psychiatre
martiniquais Frantz Fanon (1925-1961). Celui-ci, en intellectuel organique et
prophétique, a pu avec une rare lucidité expliquer dans ses différents écrits
notamment «sociologie d'une révolution», les stratégies de domination de
l'oppresseur et les séquelles psychologiques qu'elles ont laissées sur aussi
bien le subconscient que la mentalité de l'opprimé. L'un et l'autre,
l'oppresseur et l'opprimé s'entend, s'assignent en effet des rôles qui
dépassent de loin leurs statures respectives. Tandis que le premier s'adonne
volontiers à «l'art du déni et du repli», le second se livre mains et poings
liés au «syndrome de la victimisation» et parfois de surenchère. Le projet de
loi reconnaissant les bienfaits de la colonisation adopté, toute honte bue, par
le parlement français le 23 février 2005 et la proposition de loi sur la
criminalisation du colonialisme ayant défrayé la chronique l'année passée et
qui est, du reste, demeurée hélas sur les étagères de l'assemblée nationale
algérienne en sont la parfaite illustration, «si Dieu est incapable de refaire
l'histoire, dirait un penseur anglais sous forme d'une boutade, les politiciens
le peuvent». Les élites françaises et algériennes refont l'histoire à leur
manière tout en oubliant qu'il y a là devant eux des peuples qui sont curieux
de connaître la vérité. A défaut d'un investissement au long cours des deux
pays sur le terrain pratique de la recherche de la vérité, les politiques ont
enterré la mémoire sous le boisseau de la Realpolitik, du
pragmatisme et des jeux d'intérêts.
Ainsi le point
nodal pour une meilleure compréhension de l'histoire commune entre les deux
peuples se trouve-t-il hors d'atteinte plutôt dire en dehors des périmètres de
localisation académique ou scientifique. Il n'est nullement inutile d'ajouter à
cet effet que la bombe à retardement qu'ont portée dans leur sillage les
processus de décolonisation au forceps comme celui qui a eu lieu bien
évidemment dans notre pays a généré en contrepartie une espèce de «refoulé
historique», dur à soigner.
Pire, l'Algérie du XXI siècle n'a pas encore
su la désamorcer. Les amarres bien attachées à l'ancienne puissance coloniale
confortent très bien cette vision de l'économiste égyptien Samir Amin qui parle
avec force arguments de la théorie du «centre» et des «périphéries». Pour
preuve, les élites gouvernantes dans notre pays sont noyées dans «le complexe
du colonisé». Raison pour laquelle, leur divorce consommé d'avec la société
civile les a mises en forts liens avec les élites de l'ancienne métropole,
l'audition du ministre des affaires étrangères algérien Mourad Medelci par les parlementaires français le 7 décembre
dernier pour des questions relevant strictement des réformes politiques
internes et de domaines de souveraineté nationale s'inscrit en droite ligne
dans cette optique. On dirait que les deux camps français et algériens agissent
ensemble et en connivence au détriment d'un véritable travail de mémoire et de
quête historique. Par ailleurs, il paraît bien clairement que le caractère
spécifique du colonialisme en Algérie a eu des répercussions autrement plus
négatives sue les systèmes de protectorats pratiqués partout ailleurs au
Maghreb et en Asie, la colonisation du peuplement a détruit sociologiquement
ainsi que psychologiquement les algériens (le nombre des victimes, plus de 1,5
million de martyrs et une destruction concertée et préméditée de l'ensemble des
structures traditionnelles de la société rurale et de la paysannerie sans en
construire une alternative), ce qui a assurément produit des déchirures
profondes dans l'âme du peuple et dégénéré en de réels dysfonctionnements structurels,
administratifs et surtout mentaux des décennies plus tard. C'est pourquoi,
d'une part, les algériens au départ ne sont arrivés à se séparer que très
difficilement d'une grande partie de leur fratrie, en l'occurrence les
pieds-noirs avec qui ils ont vécu en cohabitation plus d'un siècle et demi et
qu'ils savent cultivés et compétents. Ceux-ci partagés entre défenseurs et
détracteurs de la colère du peuple à la veille de la Toussaint en ont
chèrement payé les frais, «le cercueil ou la valise», une devise bien en vogue
à l'époque, fut le destin de cette grande intelligentsia urbaine, propriétaire
des terres et de privilèges auprès des colons de surcroît, laquelle fut une
grande perte morale et intellectuelle au pays dès les premières années de la libération
vu que celui-ci aurait enregistré un manque effarant en matière de compétences
et de cadres capables de gérer l'étape de l'après-guerre.
D'autre part,
l'Algérie fut déjà traumatisée voire contaminée par des dissensions internes au
sein du mouvement national plus particulièrement durant la révolution au nombre
desquelles l'on saurait citer, la crise berbériste en 1949, le maquis monté par
le général Bellounis (1912-1958) en Kabylie au nom du
M.N.A (mouvement national algérien) du père du nationalisme algérien Messali Hadj (1898-1974) contre les troupes du F.L.N, le
massacre de Mellouza en 1957 dont le mystère entoure
encore jusqu'au jour d'aujourd'hui le contexte, les fomentateurs et les
circonstances, et enfin du compte la tragédie du lynchage des harkis ainsi que
des supplétifs de l'administration coloniale au lendemain de l'embarquement des
forces françaises du sol algérien et beaucoup d'autres choses que faute
d'espace, on ne peut pas évoque toutes dans cet article.
De toute manière,
il est un fait indéniable, le caractère agraire de l'insurrection de novembre
1954 l'assimile en bien des points à la révolution mexicaine de 1911, le
soulèvement populaire contre les dérives du féodalisme et le mépris des
métayers ne fut autrement possible que parce que les inégalités sociales
(Décret de Crémieux en 1870 octroyant la nationalité aux juifs, le régime plus
inique de l'Indigénat en 1881) furent à n'en point douter la goutte qui aurait
fait déborder le vase. Plus besoin de le répéter, la rapine coloniale aurait
injecté une overdose d'animosité et un profond sentiment de représailles
mémorielles dans les contrées nouvellement indépendantes, nul ne pourrait
oublier en Algérie toutes ces années de braises et de cendres, vécues dans le
dénuement et la paupérisation la plus totale. Tout au plus, l'inextricable
problème des frontières qui figure en pôle position des préoccupations des
nouveaux États arabes et africains pour la plupart est en réalité un vieux
héritage du monstre colonialiste. L'Afrique, ce continent de tous les malheurs
en a atrocement souffert, l'Algérie à son tour en a eu droit à un gros lots. S'y ajoutent comme d'intrus métastases, ces phénomènes
de déculturation, de déracinement et d'acculturation. D'où la forfaiture et la
faillite quasi intégrale des États post-coloniaux, c'est ce qu'aurait souligné
à juste raison le penseur et philosophe indien Homi Bhabha dans son célèbre ouvrage «lieux de culture» où il
diagnostique justement ce mal endémique d' «hybridité culturelle» ayant
annihilé de l'intérieur la santé des nations afro-asiatique dont l'Algérie est
un spécimen non négligeable. Pour s'en convaincre, il n'en faut plus que
d'aller voir les grands dégâts qu' a sécrété le bilinguisme non maîtrisé auquel
s'est orienté l'Algérie indépendant.
Il est certain
par ailleurs que la complexité de la problématique d'évolution dans les pays
sous-développés est intimement lié au fait colonial.
La construction psychique de chaque individu tient essentiellement à ses
antécédents moraux et ses vécus historiques.
L'algérien de
cette première décennie du XXI siècle est, que l'on veuille ou pas, le produit
naturel des générations qui l'ont précédées. C'est un postulat sociologiquement
vérifié, les atrocités qu'auraient vécues nombre d'algériens dans les années 90
sont en vérité une suite logique, corollaire et concomitante du climat de la
terreur coloniale des années 50 et 60, thèse accréditée d'ailleurs par le
philosophe Edgar Morin dans son ouvrage «vers l'abîme». Les méthodes du
colonisateur sont à cet effet sciemment mises à contribution par aussi bien le
régime politique que la vermine islamiste afin de mater toute voix discordante
qui sort des rails de l'unicité de la pensée et de la barbarie. Néanmoins,
imputer toute régression symptomatique au seul avatar colonial est une extrême
apologie de l'aberration car les pays ayant accédé à l'indépendance nationale
en ont eux aussi une grande part de responsabilité. C'est dans cet esprit qu'il
est permis d'aborder dans le contexte algérien le phénomène d'effritement de
«l'algérianité» comme esprit, idéologie et concept.
L'idée de noircir
un jour un papier sur ce concept m'est souvent venue à l'esprit mais
l'étincelle n'est cependant provoquée que par l'insistance d'un ami à moi qui
me l'a suggéré il n'y a pas si longtemps. J' y ai dû abdiquer parce que je crois
fermement que le carrefour du doute dans lequel se retrouve l'Algérie au moment
présent exige une initiative dans ce sens. Le désir et la volonté de revenir
sur cette décrépitude morale, ce relâchement du sentiment patriotique et cette
reculade de l'élan d'appartenance à une même Nation-Mère,
du moins dans leurs manifestations les plus outrageuses sont d'autant plus
forts qu'il semble bien clairement que le temps d'en saisir la sève nourricière
et les ressorts incubateurs annonce sa couleur. L'identité et la
citoyenneté authentiques sont de bien lourdes charges sur les épaules de tout
un chacun car il ne s'agit pas du tout d'en tirer les dividendes à son seul
avantage pour s'affirmer un pur national, un vrai natif et un citoyen à part
entière. L'association du rêve personnel à la destinée collective est
inévitablement le levain spirituel par excellence de toute construction sociale
sociologiquement bien solide. On dit généralement d'un pays qu'il est malade
lorsque ses citoyens cessent de rêver en un avenir commun et se noient dans la
fange du «catastrophisme». Une nation qui veut escalader les sentiers
escarpés et tortueux de l'évolution et de progrès devrait de prime abord douter
d'elle-même sans tomber dans le panneau du scepticisme, se réviser sans se
renier ni prêter une oreille attentive au révisionnisme, respirer les vertus
des autres cultures et civilisations sans en aspirer les poisons et les vices,
feuilleter les pages de son histoire sans effeuiller les oreillers de l'oubli,
ériger la tolérance en temple sacerdotal et discréditer tout ce qui pourrait
sécréter le fiel de la haine et de l'aversion, «comment saurait-on demander aux
autres de nous aimer alors que nous avons la haine de nous-mêmes?» s'est
interrogé un jour la militante malienne altermondialiste,
Aminata Traoré. S'aimer, c'est pouvoir aimer l'autre et écraser à jamais ce
dédain narcissique en reléguant tous ses virus aux secondes loges dans la
perception du monde et des êtres.
Une nation qui
veut être en phase avec elle-même, avec son présent et le monde alentour est
immanquablement obligée de se délester de toute folie de grandeurs. Être
soi-même sans travestissement ni déguisement d'aucune nature est le minimum
requis pour pouvoir s'estimer à sa juste valeur. C'est pourquoi, la pire
période dans la vie d'une nation est l'étape où elle n'est plus en mesure de se
situer dans le temps et l'espace. Le synchronisme et le diachronisme
sont appelés dans cette posture dramatique, s'il en est une, à se joindre en un
ensemble structurel et solidaire de nature à donner du tonus à la dynamique
évolutive et ascensionnelle de la société. En ce sens, l'algérianité,
c'est d'abord une affirmation de soi sans nier à l'autre son existence. Elle
est surtout un point d'appui et une référence commune au moment où l'on se sent
perdu et effacé dans les labyrinthes identitaires, les destructurations
sociales, et les régressions démocratiques. L'algérianité
est incontestablement un remembrement des parties déchirées de la patrie, une
remémoration des figures historiques oubliées sans parti pris ni dénigrement
d'aucune nature et une revivification des vertus citoyennes qui sont
actuellement en voie d'extinction , à titre d'exemple, la réhabilitation de la
mémoire de tous les enfants de la patrie ayant à un moment ou un autre, porté
dans leurs tripes l'amour de l'Algérie est une des images fort illustrées de
cette canalisation du fleuve de l'histoire dans le sens de la mémoire. La
criminalisation du colonialisme d'une manière officielle et solennelle est sans
l'ombre d'un doute le premier jalon que l'on pourrait jeter afin d'édifier
cette citadelle de l'algérianité dans toutes ses
dimensions. Ce monstre-là qui a, encore faut-il le ressasser encore une fois,
déculturé, déraciné, dévitalisé et décimé des populations entières n'est en
aucune manière digne de la moindre apologie possible. Il est à condamner sans
relâche et sans aucune forme d'amnésie, si velléitaire soit-elle. L'algérianité, vu le contexte extraordinaire dans lequel le
nationalisme algérien est né, est à regarde surtout du côté de l'histoire.
On ne peut
tourner une page sans en lire le contenu , on ne peut pas dire au nom des
victimes des enfumades de Ouled
Sbih en 1845, du Dahra en même année et surtout celles
Ouled Riah ou au nom des
sacrifiés du napalm ni de ceux des essais nucléaires et de mines antipersonnel
que le temps de la haine et de la rumination des peines est clos sans que nous
penchions de nouveau sur cette douleur qu'ont subie les indigènes que furent
nos ancêtres et étanchions la soif de justice et de vérité des contemporains
que nous sommes. Le colonialisme est la pire calamité que l'humanité ait
connue, il est un asservissement, une clochardisation et un esclavagisme
barbares des ethnies, des cultures et des races. Évoquer ce triste chapitre en
ce papier n'est pas un passéisme revanchard ni une outrancière victimisation
mais bel et bien une volonté de faire passer la mémoire par le crible du
discernement, de la lucidité et du bon sens.
Que l'on soit
clair là-dessus, l'algérianité a été empêchée de s'épanouir et de croître dans les consciences
en raison des séquelles traumatisantes qu'ont entretenues de longues ères de
discrimination massive. Lorsque l'on asperge de l'acide les racines d'un arbre,
bien que celui-ci tienne le coup et garde son standing extérieur intact pour un
moment, il n'en reste pas moins qu'il soit atteint en profondeur dans son suc
vital et son énergie motrice. Il est un squelette rachitique sur lequel perche
une tête de mort. Autant dire, un corps sans cerveau. L'algérien est suivant ce
schéma, dénaturé dans son essence, contaminé dès la naissance et détruit dans
sa croissance. Si l'on procède à une hiérarchisation des tragédies qu'a avalés
à son corps défendant le corps et l'âme de la nation algérienne, si tant
qu'elle en fut une, l'on trouverait à titre d'exemple que l'autoritarisme et la
dictature érigées en régime de gouvernance à l'aube de l'indépendance ne sont
en fait qu'un effet additif et sans commune mesure par rapport au génocide
culturel et aux extrêmes nuisances de l'hydre colonialiste.
Aujourd'hui, les
algériens sont conscients que leur mémoire historique est en jeu dans cesrapports de force inégalitaire entre ancienne puissance,
forte et démocratique en face d'un État fragilisé et atrophié des suites d'une
gestion bohémienne de tout un système social et politique par régime à la
dérive. C'est pourquoi, le défi historique devrait être mis en perspective
concomitamment avec le rêve démocratique. En outre, la France est redevable à
l'Algérie de tant de cette mémoire blessée et de ses effets collatéraux mais
combien gravissimes d'un engrenage colonial d'une rare violence. L'algérianité n'est à ce titre qu'un variable parmi d'autres
de cette équation du colonialisme et la mémoire. Celle-ci a une fonction véritative qui dépasse de loin la seule symbolique du 19
mars. Les nations fortes sont celles qui enseignent à leurs enfants
l'authentique histoire même si, de près ou de loi, celle-ci n'est écrite que
par les vainqueurs, une injustice dure à accepter quand on veut rétablir les
faits dans leur moule réel.
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Posté Le : 22/03/2012
Posté par : sofiane
Ecrit par : Kamal Guerroua
Source : www.lequotidien-oran.com