La femme approche
sa tête enveloppée dans un foulard gris du visage cireux de son mari, et ses
yeux plissés fouillant les yeux éteints de l'homme couché dans le lit, d'une
voix qui semble parasitée par l'émotion ou peut-être par de l'irritation, grave
et sérieuse, elle prononce ces paroles : « Si tu as des choses importantes à me
communiquer, je suis là à tes côtés.
Mon devoir est de
t'écouter. Je resterai ici à ton chevet, jour et nuit, si tu le désires. Ton
gendre, l'époux de ta fille aînée a fait un rêve la nuit dernière. Serviable,
toujours prêt à nous aider, à six heures du matin, tout juste après la prière
de l'aube, il était là pour me raconter son songe. Il m'a dit qu'il t'a vu me
confier un coffre en bois doré assez volumineux en me recommandant d'en prendre
soin. Tu sais que j'aurais écouté avec une seule oreille ce genre de paroles,
ne leur accordant que l'intérêt mesuré qu'on accorde à un rêve, mais provenant
de la bouche de notre gendre, ces mots contiennent certainement un sens profond
et un message important. C'est un homme très pieux qui ne rate jamais la prière
! ... Hier encore, il me disait des choses pleines de sagesse et de vérité ! Il
m'a dit que les gens oublient souvent que la mort peut frapper à n'importe quel
moment, et insouciants, comme s'ils allaient vivre éternellement, ils négligent
de faire et de dire certaines choses qui pourraient éviter à leur famille des
tourments et des peines inutiles, parfois même un désordre violent pouvant
entraîner des drames sanglants, que Dieu nous préserve ! ... Sache aussi qu'il
m'a affirmé qu'il a fait ce songe sept fois de suite pendant la même nuit ! Et
ta fille m'a rapporté que quand il fait le même rêve plus de trois fois, il
faut l'écouter ! C'est un don que Dieu lui a accordé ! C'est pourquoi, je suis
là à tes côtés. Au cas où tu aurais des choses importantes à me communiquer. Je
resterai ici à ton chevet... Tes enfants et ton gendre sont dans la pièce
mitoyenne... Ils attendent... Ils prient Dieu de te débarrasser de cette bête
qui te ravage le ventre depuis deux mois... C'est Dieu qui a voulu que tu sois
malade, et nous ne pouvons qu'accepter Ses volontés... Que sommes-nous pour
nous révolter contre les décisions de notre Seigneur ? Des insectes ! De
pitoyables insectes... » La femme s'interrompt, et tendant les oreilles, elle
fixe des yeux les lèvres violettes de son époux, prête à enregistrer tous les
sons qui sortiraient de sa gorge. Des cris et des miaulements furieux
remplacent son discours. Dans la rue, des gamins tourmentent un chat en hurlant
des grossièretés énormes, baignant dans une insouciance et une ignorance qui
atteignent l'homme malade et alité comme des coups de couteau dans le cÅ“ur.
C'est fini et il le sait. Il n'a plus que
quelques instants à vivre. Bientôt, il va être un cadavre grouillant de vers,
pourrissant dans un trou comblé de terre, pour que les autres puissent
continuer à vivre. Les cris des garnements s'éloignent et il tourne son regard
vers sa femme assise en tailleur à son chevet.
Quand il prend la parole, sa voix est lasse
et chargée de haine. Il murmure : « Je t'ai comprise, vermine... Tu es sûre que
je possède beaucoup d'argent et tu veux que je te dise où j'ai caché ce
magot... Tu crève de peur que je rende l'âme avant de te révéler le lieu du
trésor... Et les escargots baveux que ton ventre a mis au monde attendent à
côté la bonne nouvelle, brûlant de fièvre, tremblant de frousse comme toi...
Même le sac à graisse qui a épousé ta fille, ce tas de viande flasque, veut sa
part du gâteau... Avec ta suspicion gluante et sale, tu as contaminé tout le
monde... Tu as élevé mes enfants comme on élève des traîtres... Des sournois...
»
L'homme se tait un instant pour reprendre
haleine. Le silence est lourd. Une odeur nauséabonde emplit toute la pièce.
Enveloppée dans un tas de robes et de foulards, la femme reste immobile et
muette comme si elle n'a rien entendu. Mais ses oreilles sont toujours aux
aguets. Elle est persuadée qu'il finirait par parler. Quelques minutes passent
puis le malade reprend la parole : « Où est ma mère ? Où es-tu maman ? Je ne
veux pas mourir entre ces étrangers... Viens maman ! Joue avec tes doigts
tatoués dans mes cheveux... Serre-moi dans tes bras... J'ai froid... Chasse ces
mains osseuses et glacées qui me tirent par les pieds... Vers où me
traînent-elles ? Je ne veux pas mourir... Maman, enfonce tes mains douces dans
mon ventre et tue la bête qui me dévore de l'intérieur... Je veux me lever et
courir dans la maison comme lorsque j'étais un enfant... Tes yeux avec plein
d'étoiles brillantes... Ta voix avec plein de mots gentils... Et tes mains et
tes lèvres qui se tendaient vers moi, jamais assouvies de mon corps... Où es-tu
maman ? ... Pourquoi m'as-tu enfanté » ? Pourquoi je ne peux plus courir ?
Pourquoi laisses-tu ton enfant pourrir ? ... »
Encore une fois, l'homme s'arrête de parler
et ferme les yeux. Un moment plus tard, brusquement, avec une force étonnante
dans un corps aussi ruiné, sa voix brise le silence et épouvante son épouse : «
Le coffre ! Oh ! Mon Dieu ! Le coffre ! Le coffre ! » Après quoi, avisant sa
femme à son chevet, il crie : « Que fais-tu ici ? Pourquoi es-tu tout le temps
en train de me surveiller ? Lève-toi et sors d'ici ! Envoie-moi mon fils aîné !
Dis-lui de venir ! J'ai besoin de lui parler ! Lève-toi ! »
La femme sort, et quelques secondes après, le
fils pénètre dans la pièce et se dirige vers le lit où l'attend son père, les
yeux humides et le visage ravagé par le chagrin. Il s'installe sur le matelas
qu'occupait sa mère, prend la main décharnée du malade dans la sienne et dit :
« Je suis là papa. Maman m'a dit que tu veux me voir. Je t'écoute papa. » Le
malade pose ses yeux éteints sur lui et murmure : « Ecoute-moi bien, mon fils !
Tu vas d'abord poser ta main sur le Livre Sacré et me jurer que tu exécuteras à
la lettre tout ce que je vais te demander de faire ! »
Sa présence auprès de son père n'a pas duré
longtemps. Quand il rentre dans la pièce où l'attendent sa mère, ses frères,
ses sÅ“urs et le mari de sa sÅ“ur ainée, tous les regards scrutent ses yeux,
étincelants et pleins d'espoir, enfiévrés... Mais il ne dit rien, et le visage
fermé, il quitte la chambre et se dirige vers la porte d'entrée, ouvre et sort.
Alors, sa mère se tourne vers ses autres fils et son gendre et leur dit : «
Vous allez le surveiller sans arrêt ! Je ne veux pas qu'il échappe à vos yeux !
C'est son préféré ! Il n'aime personne en dehors de lui ! En plus, un homme qui
a juré de ne jamais prendre femme est douteux comme une eau trouble et appelle
la méfiance ! Ce manège ne me plait pas du tout ! Pourquoi l'a-t-il demandé
auprès de lui ? Surveillez-le attentivement ! Allez-y mes enfants ! Que Dieu
vous garde pour moi ! »
Les fils et le gendre quittent la maison, le
corps gouverné par ces consignes. Dehors, il fait nuit. Des étoiles mortes
depuis longtemps continuent de briller dans le ciel... Trois heures plus tard,
ils sont de retour. Le gendre porte dans ses mains un coffre en bois fermé avec
un cadenas. Il dit : « Nous l'avons suivi comme tu nous l'as demandé maman ! Il
s'est dirigé vers le magasin, a ouvert la porte et s'est enfermé à l'intérieur.
Nous sommes restés dehors, bien cachés pour le mettre en confiance. La nuit
nous a aidés. Environ deux heures plus tard, une fois persuadé que les rues
étaient désertes, il est sorti avec ce coffre dans les mains. Nous lui avons
d'abord donné le temps de fermer la porte du magasin, ensuite, nous nous sommes
dirigés vers lui. Lorsqu'il nous a vus, il l'a serré contre sa poitrine et
s'est mis à courir. Mais nous avons été plus rapides que lui. Voyant qu'il ne
voulait pas lâcher le coffre, ses frères l'ont assommé.
Ils ont été obligés de le faire, je suis
témoin. Voilà ce qui s'est passé maman et voici le coffre. Mais nous n'avons
pas trouvé de clé sur lui. Il faut donc briser le cadenas. »
On brise le cadenas. Le cœur battant
violemment, les filles, les fils et le gendre observent la mère soulever
doucement le couvercle qui grince dans le silence lourd qui les enveloppe. La
main de la femme reste suspendue dans le ciel.
Les yeux s'écarquillent. Alors qu'ils
s'attendaient tous à des tas de billets de banque, ce qu'ils découvrent à
l'intérieur du coffre les pétrifient, leur coupe le souffle. Il y avait,
là-dedans, entre autres objets, une robe en soie rouge, une perruque blonde,
des bâtons de rouge, des sous-vêtements féminins, des escarpins, des bas fins,
des flacons de parfum et une sucette pour bébé.
Brusquement, la femme abat sa main sur le
couvercle, le ferme et déclare : « Je savais qu'il me trompait. Depuis
longtemps, je savais qu'il vivait avec une autre femme. Vous comprenez
maintenant pourquoi il couchait dans son magasin. Il nous a tous trompés. Ce
n'était pas pour surveiller ses marchandises comme il le prétendait. Mais c'est
un homme et le Seigneur a créé les hommes ainsi. Maintenant, je vais aller
brûler ces vêtements dans la cuisine. »
Ayant parlé, la femme se dirige vers la
cuisine, entre et ferme la porte derrière elle. Elle pose le coffre sur la
table, l'ouvre, prend des sous-vêtements et les approche de son nez. Ils étaient
imprégnés de l'odeur de son mari... Après avoir brûlé ces effets, elle gagne la
pièce où se trouve son époux malade. Elle tend une main tremblante vers sa tête
et lui caresse doucement les cheveux. Il ouvre les yeux et demande : « Qui
es-tu ? » Elle répond, deux grosses larmes aux coins des yeux, le visage
illuminé par un sourire : « C'est moi, je suis ton épouse ! » Alors, il
reconnait sa femme et lui demande : « Mais où était-tu avant ce jour ? Dis-moi
! » Alors, elle répond : « Je suis là maintenant ! Repose-toi ! »
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Posté Le : 28/10/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com