Algérie

"Le cinéma se doit de dire des choses importantes"




Nous ne nous sommes pas trompés en prédisant son film L'orchestre des aveugles comme étant le Grand Prix du Fiofa de cette année. Mohamed Mouftakir a dans les yeux l'âme espiègle de ses 10 ans. Un mélange de sagesse trouble et d'innocence d'un enfant ayant grandi trop vite mais qui garde dans son coeur les traces intactes de ses souvenirs d'enfance comme autant de partitions jouées et de gâteaux volés offerts à sa dulcinée Chama, avant son fatal départ, mais aussi de portes entrouvertes trop tôt sur le monde naufragé des adultes dont il tente encore aujourd'hui de déterrer le mystère et comprendre le secret. Joie et peine mêlées, L'orchestre des aveugles fait entendre ce qu'est la vie d'un artiste, en mal de reconnaissance, mais aussi à l'inconscient la capitale nécessité du changement politique et vous donne du baume au coeur par tant de générosité humaine.Un conte presque où le rythme épouse la voix rocailleuse d'une chikha qui vient s'essouffler telle une vague d'un récif, du regard d'une femme qui vient crever l'écran par ses belles scènes de danse et de gros plans sur les visages de ces damnés de la terre.Un film vaporeux et nostalgique sur l'amour surtout, celui des femmes, de la musique, du savoir, de l'esthétique éthéré, l'impertinence, de légalité des classes, de la quête du sens de la vie et nos rapports avec l'Autre. Un drame social aussi qui se raconte pourtant avec allégresse et tendresse saupoudré de mélancolie, celui de ce garçonnet candide qui répète ce que dit son oncle, et fait l'apprentissage de la vie dans un environnement bien singulier et décalé des enfants de son âge. Un monde fait de bruit, de curieuses saveurs qui ont nourri son imaginaire et son coeur... Pas étonnant qu'il soit devenu cinéaste...L'Expression: Vous venez de recevoir le Grand Prix. Vous-y-attendiez-vous, quelles sont vos impressions'Mohamed Mouftakir: Dans un festival pareil on ne peut qu'être content quand on reçoit le Grand Prix. Pour plusieurs raisons. D'abord, cela vous donne de l'assurance, ça donne au film plus de visibilité et ça a aussi un effet symbolique sur le cinéaste pour lui permettre de penser plus sérieusement au prochain film car pour moi le Prix ce n'est pas uniquement une récompense mais c'est aussi une grande responsabilité. Un cinéaste qui se respecte a beaucoup de choses qui alourdissent ses épaules. Le cinéma arabe n'est pas là pour divertir c'est bien de le faire, mais il est là surtout pour dire des choses importantes.C'est Lakhdar Hamina qui vous a remis ce prix, vous en étiez heureux vraisemblablement...Oui, pour notre nouvelle génération de cinéastes, Lakhdar Hamina est un modèle, une fierté, d'abord parce que ses films sont trop sérieux, pas dans un sens péjoratif bien sûr. Sérieux car ils mettent en valeur la qualité cinématographique et traitent de sujets qui ont un rapport direct avec l'Algérie parce que c'est en parlant de son pays qu'on pourrait toucher le reste du monde. Recevoir le prix de ses mains évidemment, c'est un honneur.Bizarrement vous n'avez pas dédié ce prix à votre père sur lequel est construite la figure parentale autour duquel tourne votre film..J'ai fait un sujet sur mon père... je ne lui ai pas dédié en effet, peut-être c'est pour faire un autre film sur lui, qui sait... J'ai toujours une pensée pour mon père. Je ne savais pas que j'allais recevoir ce prix donc je n'avis pas préparé de discours. Je ne lui aurais pas dédié ce trophée mais j'aurai dit plutôt que j'ai toujours vécu avec l'idée que mon père m'avait abandonné et après avoir fait ce film et reçu ce prix j'ai l'impression qu'il ne m'a pas encore abandonné. Il est toujours là. J'aurai peut-être dit ça...Votre film est un hymne à la vie, à la joie, à la culture de la tolérance, à l'ouverture mais pas du tout un mélodrame..Oui c'est un film qui ne s'articule pas sur un discours ni sur une idéologie. Ce n'est pas mon premier d'ailleurs. En tant que cinéaste je me suis donné comme promesse de redevenir le spectateur innocent que j'étais, comment j'ai vu des films qui m'ont touché, ému et poussé à faire du cinéma. Ce sont ces films que j'ai vus qui m'ont poussé à en faire. Des films qui s'ouvrent sur le rêve, sur l'esthétique. L'Orchestre des aveugles a été difficile à faire en tant que production mais sa conception et sa fabrication esthétique étaient à l'image du film. Ce que vous avez ressenti en regardant on l'a ressenti en le faisant...Justement, vous n'avez pas eu de problème pour le réaliser'Si! On a toujours des difficultés liées notamment au budget mais parfois on a contourné ces soucis et les solutions étaient d'ordre esthétique, qui ont servi le film. Parfois, il y a des scènes qui sont pratiquement impossibles à contourner à cause du budget mais on ne les a pas éludées, on les a confrontées avec d'autres démarches.Quel serait votre prochain film'Je suis en train d'y réfléchir sérieusement. Après Pégase et celui-là. Le choix va être difficile. Je ne sais pas à quoi il va ressembler. En tout cas je veux faire un film qui parlera à tout le monde aussi bien dans sa démarche cinématographique que thématique et esthétique. Mais une chose est sûre, plus je fais des films plus je deviens très sensible à ce qui se passe autour de moi en tant que Marocain, Maghrébin, Arabe et artiste, en tant qu'être humain, c'est très important pour moi.Vous pensez quoi de l'affaire de Nabil Ayouche qui a défrayé la chronique avec son film Much Loved allant jusqu'à l'ouverture d'une enquête judiciaire à son encontre'Je ne l'ai pas vu. Je pense qu'il ne faut pas trop croire à ce qui traîne sur le Net. Les réseaux sociaux. Un petit évènement devient grand. Je ne suis pas aux courant de cette poursuite judiciaire et ne crois pas qu'elle existe. Je sais que dans tous les pays du monde il y a une censure, même au USA il y a la classification des films. On dépose un film pour avoir un visa d'exploitation. S'ils le trouvent bien, ils lui donnent le visa d'exploitation ou ils le passent aux ciseaux. Donc est-ce que cette démarche a été faite ou pas' Est-ce que le Maroc a interdit le film avant la demande de visa d'exploitation, je ne peux donner une explication à ça. Moi je ne peux juger le film que cinématographiquement. Est-ce qu'il correspond parfaitement aux intentions de son auteur' Ce qu'il voulait faire l'a-t-il fait réellement' Je ne suis pas juriste, ni ministre...La femme a une place prépondérante dans vos films. Elle a un aspect un peu marginal, mais elle demeure forte...Quand on fait des films il y a des choses conscientes et d'autres inconscientes. Quand je fais un film je ne dis pas que mes personnages vont être représentés comme ça. Ce sont des choses qu'on déduit au fur et à mesure que je fais mon film. Moi j'ai un rapport particulier avec la femme dans ma vie. D'ailleurs, je ne suis pas marié. Je n'ai pas de soeur, pas de tante maternelle. J'ai perdu mon père très tôt. J'ai été élevé par ma mère, avec les chikhate quand mon père était vivant. Ce sont même elles qui nous ont baptisés et nous ont donné notre nom. Donc, la femme pour moi est cette présence/absence, marginalisée mais pas tout à fait. Elle est comme elle est. Je ne schématise pas le parcours des personnages féminins. Quand je construit mon personnage, je ne dis pas que si la femme marocaine est marginalisée, la femme de mon film va l'être aussi. Personne ne représente personne dans un film. Ma mère ne représente pas les mères marocaines. Elle ne représente même pas ma mère du moment que ça devient un personnage. Moi j'avais peur de montrer le film à ma mère craignant sa réaction. Mes frères et moi on a peur. D'abord, elle n'est pas prête pour le voir. Pour ma mère j'ai fait un film sur ma famille, elle va le voir en le jugeant en fonction de cela. Elle ne fait pas la différence entre la réalité et la fiction. Moi j'ai fait une autobiographie romancée qui s'ouvre sur ce qui a réellement existé, sur ce qui pourrait exister et sur ce que j'avais souhaité qu'il existe. Ma mère est une femme au foyer. Elle ne va pas analyser le film en fonction de ces axes-là. (...) J'aimerai dire une chose, je suis très content qu'il soit récompensé à Oran. En venant à Oran j'avais très peur en me disant que si les Algériens regardent le film en lisant les sous-titres, alors c'est foutu. Mais tous ils m'ont dit qu'ils l'ont regardé sans avoir eu recours aux sous-titres et ça, pour moi, c'est quelque chose de très important. Cela veut dire que notre cinéma se ressemble et qu'il y a un grand espoir pour l'avenir cinématographique, s'il y a une volonté politique, bien évidemment...Pour le Maghreb'Bien sûr. Mêmes nos amis les Egyptiens ont vu le film sans les sous -titres; quand un film a un langage au-delà du bla-bla-bla cela parle aux gens. Je pense que le cinéma va revenir à son point de départ c'est-à-dire l'image, le montage... Il vit une dégradation incroyable en ce moment, partout dans le monde. Son seul espoir c'est quand il redevient un langage universel.




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