Algérie - Tazrouk

Le chant en Ahaggar (N. Mécheri-Saada)



53Dans la société touarègue traditionnelle de l’Ahaggar, la création et la déclamation poétiques ainsi que le chant étaient parmi les activités intellectuelles et artistiques les plus prisées. Bien que non réservés à une catégorie sociale particulière, c’étaient surtout les ihaggaren, pasteurs-guerriers situés tout en haut de l’échelle sociale, qui les pratiquaient le plus, faisant de ces créations le lieu d’expression privilégié de l’éthique dominante.

54Celles-ci consistaient en longues poésies (tesâwit) composées sur différents mètres poétiques, au style littéraire élaboré et groupant souvent plusieurs dizaines de vers. Lorsqu’ils sont chantés, ces textes sont adaptés à des airs correspondant à leur rythme poétique. Ce sont généralement des hommes qui chantent les poésies, soit dans la solitude ou l’intimité des voyages et des pâturages, soit dans les campements lors des réunions galantes appelées ahâl* ou à l’occasion de réjouissances collectives. Ils peuvent alors, suprême raffinement, être accompagnés par l’imẓad*, vièle monocorde exclusivement jouée par les femmes, commune à l’ensemble du monde touareg et qui en est l’un des plus forts symboles.

55Les thèmes de ces chants sont en premier lieu l’amour et la guerre. On y trouve aussi la satire ainsi que tout ce qui peut se ranger dans la rubrique « aventures personnelles ». Le thème de la guerre a été traité jusqu’à l’époque précédant l’occupation française, époque où les rezzous et les expéditions contre des tribus adverses étaient encore fréquents. Il était souvent lié au thème amoureux, la douleur des séparations étant aussi bien chantée par les hommes que par les femmes, tandis que l’évocation de glorieux faits d’armes donnait particulièrement aux femmes l’occasion de louer leurs aimés. A partir de la « pacification » de la région par les Français au début du siècle, le thème guerrier commence à disparaître en même temps que se raréfie le jeu de l’imẓad puisque sa principale fonction sociale n’est plus, qui était d’encourager les guerriers avant un combat et de fêter leurs retours victorieux. Subsistent encore quelques temps les chants d’amour et de voyages avant que ne tombe en désuétude le genre lui-même qui s’appelait pourtant du nom générique asâhaγ, « chant », signifiant par là qu’il représentait le chant par excellence.

Femmes de l’Ahaggar chantant un tindé (photo N. Mecheri-Saada).
Femmes de l’Ahaggar chantant un tindé (photo N. Mecheri-Saada).
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56Un autre type de chant prend alors le relais dans les années 1930. Il tient son nom de son tambour d’accompagnement, le tindé, constitué d’un mortier de bois recouvert d’une peau. Le genre tindé se présente sous la forme d’un chant solo accompagné par un chœur, par des battements de mains ainsi que par le tambour-mortier souvent remplacé depuis les années 1960 par un jerrycan métallique appelé jermâni. Bien que des chants de tindé puissent se tenir exclusivement entre hommes, ou avec un homme soliste dans un groupe mixte, leur exécution est plutôt le fait des femmes ou, plus exactement, des femmes comme solistes et des femmes et des hommes comme choristes. Parmi les solistes de tindé, le public distingue les spécialistes des « apprentis » amâwel. La distinction porte bien entendu sur le qualité du chant (beauté de la voix et intelligibilité du texte) mais aussi surtout sur le fait que les seconds sont des imitateurs des premiers qui, eux, créent des textes et éventuellement des airs originaux.

57Dans l’exécution de tindé, on peut distinguer trois types de formation :
- un groupe intime de quelques personnes (moins d’une dizaine) qui, lorsqu’il est mixte, ce qui est le plus fréquent, peut être assimilé à la réunion galante anciennement appelée ahâl ;
-une formation mixte relativement importante qui a pour fonction d’animer les grandes fêtes ;
- une formation de moyenne importance constituée par le groupe de jeunes femmes autour duquel tournent les chameaux pendant la parade ilugân qui constitue le spectacle par excellence de toute grande fête. Dans tous les cas, la structure musicale est la même. La partie solo de tindé répète une phrase musicale plus ou moins variée. Le chœur l’accompagne en chantant un son tenu sur une ou deux syllabes (par exemple éhé), ou une sorte de refrain syllabique sans signification (par exemple éhemmiya hayša éhemmiya) venant entre deux interventions du solo et tuilant légèrement avec elles. Les rythmes du tambour et des battements de mains restent identiques tout au long d’une pièce.

58Les textes, quant à eux, sont des poèmes construits sur un seul rythme poétique de huit syllabes réparties en deux hémistiches égaux. L’usage de ce mètre unique permet de chanter un même texte sur des mélodies différentes et, notamment pour les apprentis-interprètes, de mettre bout à bout des fragments de poèmes. La thématique des tindé est proche de celle de l’ancienne poésie associée à l’imẓad bien que s’exprimant avec les mots de la langue courante. Y sont traités l’amour, souvent sous forme de message, et les différents aspects de la vie quotidienne.

59Le genre tindé semble connaître son apogée dans les années 1970. Mais, paradoxalement, c’est aussi le moment où la création locale décline devant l’engoûment croissant des jeunes Kel-Ahaggar pour les tindé des Touaregs de l’Adghagh au Mali. L’influence musicale (et culturelle de façon générale) mutuelle entre régions touarègues voisines a toujours existé mais elle est certainement facilitée depuis l’usage de plus en plus généralisé de la cassette magnétique. Désormais la transmission entre créateurs et interprètes passe beaucoup plus souvent par ce biais que par la voie directe.

60On ne saurait parler des grandes fêtes sans évoquer les mariages et les chants rituels âléwen* qui en ponctuent le déroulement. Ces chants, communs aux Kel-Ahaggar et aux Kel-Ajjer et réputés très anciens, sont l’apanage des femmes est strictement destinés à accompagner les différents moments du cérémonial de mariage qui sont : la visite à la mariée par les femmes présentes à la fête ; le montage de la tente et du lit nuptiaux ; la parade de chameaux, ilugân, qui se déroule en fin d’après-midi dans un lit d’oued ou sur un plateau à proximité de la tente ou de la maison nuptiale ; le cortège de femmes qui escorte en soirée la mariée de sa demeure au lieu nuptial.

61Musicalement les âléwen adoptent une structure antiphonique alternée où un chœur de femmes reprend chaque vers chanté par une soliste (ou un petit groupe de femmes), les parties tuilant légèrement entre elles. Une même phrase mélodique, correspondant à l’occurrence d’un vers, est répétée tout au long du chant, la partie solo pouvant dans certains cas effectuer des variantes. Presque toujours ces chants sont accompagnés par une partie de tambour constituée d’au moins un tambour à deux peaux ganga et pouvant comprendre jusqu’à plusieurs exemplaires de tambours différents. A noter que ces tambours ne paraissent pas indispensables au fonctionnement musical de l’âléwen puisque certaines exécutions peuvent s’en passer et que, lorsqu’il y en a, leur partie se déroule dans un tempo souvent indépendant de celui de la mélodie.

62En Ahaggar, on dénombre cinq mélodies d’âléwen correspondant chacune à un mètre poétique de ce répertoire. Comme dans les chants de tindé, on y trouve des formules syllabiques sans signification qui semblent jouer un rôle de refrain irrégulier à l’intérieur des très longs textes d’âléwen mais qui sont en réalité des modèles métriques adaptés à chaque mélodie et qui permettent aux chanteuses de se fixer dès le début d’un chant dans le mètre et la mélodie adéquats. Voici par exemple la formule syllabique d’un mètre d’âléwen de dix syllabes réparties en deux hémistiches de six et quatre syllabes : héneyna héneyna / héneyneyna. En voici une autre de douze syllabes réparties en deux hémistiches égaux : héneyna héneyna / héneyney néneyna.

63La plupart des vers constituant les textes d’âléwen sont anciens et ne subissent pas de grande transformation avec le temps. Cette fixité littéraire tient au caractère rituel des âléwen qui en fait une parole immuable accompagnant des gestes définitivement fixés par la tradition. Pourtant, de nouveaux vers viennent parfois s’intégrer à ce fonds ancien car la création est permise, à condition qu’elle respecte les règles du mètre et de la rime, l’unité sémantique du texte auquel ces vers s’adjoignent, ainsi que leur possibilité d’adaptation à tout mariage, quels qu’en soient le lieu, l’époque et les familles.

64Pour achever ce tour d’horizon des genres chantés les plus importants de L’Ahaggar, on ne peut manquer de mentionner la tazeñγereht qui est une danse de transe associée à toute grande manifestation de réjouissance et également organisée pour la guérison d’une personne atteinte de possession. Anciennement réservée aux esclaves iklân, la pratique de cette danse s’est étendue à la classe des cultivateurs izeggaγen venus depuis plus d’un siècle des oasis du Touat-Tidikelt pour créer des jardins en Ahaggar. Les séances de tazeñγereht ont généralement lieu la nuit et peuvent durer jusqu’au matin. Dans les villages, elles se tiennent sur un espace pouvant contenir suffisamment de participants. Les femmes sont debout, serrées côte à côte en un arc de cercle réservée à la danse. Ce sont surtout les hommes qui dansent, bien que des femmes puissent se mêler au groupe des danseurs, en particulier si elles tombent en transe.

65Le terme tazeñγereht, qui désigne à la fois le chant et la danse de transe, est dérivé du verbe zeñγireh qui signifie « crier de toutes ses forces (...) sans articuler de son » (Foucauld, Dictionnaire touareg-français. Dialecte de l’Ahaggar, III : 1409). En effet, la tazeñγereht, dont la composition musicale consiste en une partie solo de femme soutenue de façon ininterrompue par un double accompagnement choral (celui du chœur de femmes et celui des danseurs) et par des battements de mains, se distingue, en l’absence de toute participation instrumentale, par la variété des timbres vocaux et des sons souvent inarticulés et gutturaux des parties chorales. Le solo s’élève au-dessus de l’ensemble dans un registre aigu sur des mélodies aux contours amples où le texte consiste presque essentiellement en syllabes et voyelles sans signification. La partie signifiante du texte est constituée d’une suite de vers très courts souvent incompris du plus grand nombre. Ces vers, où s’exprimaient autrefois les sentiments es tiklâtîn qui les composaient quand elles menaient les chèvres en pâturage, ne sont plus aujourd’hui que la redite stéréotypée de vieux fragments de textes.

66Le répertoire de tazeñγereht contient une douzaine de chants qui portent chacun un nom et qui se distinguent par un texte, des phrases mélodiques, un accompagnement choral et un pas de danse particuliers. On débute toujours une soirée de tazeñγereht par le chant « abûnessi » qui est en quelque sorte un chant d’ouverture. Puis les pièces se succèdent suivant l’inspiration des chanteuses et leur durée varie en fonction du degré de participation collective ainsi que du temps mis par chaque danseur possédé à effectuer les trois chutes qui le guériront de la transe.

67Le tindé, l’âléwen et la tazeñγereht sont sans doute les genres majeurs dans les années 1980. Cependant, à part l’âléwen qui reste lié à sa fonction rituelle, ils amorcent aussi leur déclin à la même époque pour laisser place à des genres importés de régions méridionales voisines. L’un d’eux est la teherdent où le chant d’un soliste est accompagné d’un luth (qui donne son nom au genre), de battements de mains aux formules rythmiques complexes, ainsi que de mouvements dansés de bras et de tête. Cependant, il s’agit là d’une musique qui reste l’apanage de musiciens professionnels maliens invités lors des fêtes familiales. Un autre est le tiâter (du mot « théâtre ») où l’on trouve également un instrument à cordes pincées – résolument moderne celui-ci puisqu’il s’agit de la guitare acoustique ou électrique – pour accompagner un chant solo. Contrairement à la teherdent, ce genre est aujourd’hui pratiqué par de jeunes Kel-Ahaggar sur des airs et des textes composés par eux-mêmes. Peut-être cette expérience entraînera-t-elle la création de nouveaux genres de musique en Ahaggar, ce qui serait certainement le meilleur garant d’une revification de la pratique musicale.


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