Algérie

Le cercle restreint du rêve



Tlemcen
De notre envoyé spécial La lettre est porteuse de complaintes. L’homme, qui écrit à sa mère, s’avoue vaincu, soumis, livré à l’ordre régnant. C’est la perte du rêve ! «Je prends le bus jaune pour aller travailler. Je ne peux plus prendre mon café tranquillement. J’attends la fin du mois et je paie mon loyer à temps. Je suis seul, silencieux. Je ne rencontre plus mes amis. J’ai eu le prix du citoyen exemplaire. Je dors bien. Maman, rassure mon père, et dit lui que son fils est un héros dont l’honneur est sauf», écrit l’homme à cette mère qui semble avoir, et depuis longtemps, remplacé le père. Une mère qui peut s’appeler Tunisie. L’homme qui se plaint, ou qui se confesse, exprime en peu de mots tous les malheurs de la Tunisie de Ben Ali d’avant la révolution du 14 janvier 2011, ou peut être même des pays étouffés par les tyrans aux habits soyeux et aux cheveux «gominés». L’homme, comme la femme, du pays du jasmin, a été brisé, amoindri par une dictature qui a domestiqué la culture et lié les mains de l’enseignement universitaire. Un totalitarisme qui a valorisé la culture du troupeau. Situation à étendre au monde arabe qui s’est «adapté», au fil des ans et des oublis, à l’absence des libertés, à la neutralisation des droits et au discours de la volaille, celui qui, il y a un moment déjà, faisait, l’opinion. Une réalité qui ressemble à une fatalité.  Rissala ila oumi  (Lettre à ma mère),  une pièce de Buffalo’art, mise en scène par Salah Benyoucef Faleh, présentée, lundi soir, au palais de la culture Imama, à la faveur de la semaine tunisienne dans le cadre de la manifestation «Tlemcen, capitale de la culture islamique», est un condensé des tourments d’une jeunesse désabusée. Une jeunesse rêveuse qui  «aurait voulu que…». Ce n’est peut-être plus le cas des jeunes de l’avenue Lahbib Bourguiba, ceux qui avaient mis le dictateur Zine Al Abidine Ben Ali en hors-champ autant que la croqueuse de diamants, Leïla Trabelsi. La pièce, qui puise tant le théâtre politique non classique que dans le cynisme de scène, tente, sans tomber dans le comique vulgaire, de restituer la rencontre de jeunes Tunisiens qui se retrouvent «en terrain neutre», à l’étranger. Ils évoquent «la verdure» de la Tunisie, des lacs, des oliviers, de la bonne cuisine et des papillons. Ils font appel à Kalila ou Dimna d’Ibnou Al Moqafaâ, celui qui a donné la parole aux animaux. Les dictatures ne considèrent-elles pas leurs peuples comme des bêtes à dompter et les pays comme d’immenses parcs zoologiques ' ! «Big Brother», le grand frère, de George Orwell, est là aussi. A surveiller le peuple. De derrière les portes, sous les fenêtres ou à partir de voitures garées. «Ils se mêlent de tout, s’impliquent même dans vos affaires intimes», crie l’un des jeunes migrants. «Et si on déplace le pays '» s’interroge l’un. «Et si on change de peuple '» réplique l’autre. Le verbe est acide. Dans la pièce du jeune Salah Benyoucef Faleh, les dialogues s’enchaînent comme des rafales de vent et les corps des cinq comédiens deviennent instruments à tout dire. Il y a un tel besoin de parler ! La scène est presque nue, la scénographie minimale et les lumières évolutives. Le drame est intensifié par le choix étudié d’une musique irritante, angoissée. Cheikh Imam, le poète des pauvres, vient, par sa voix  chaude, célébrer «le matin». Ce matin qui vit tant que la plume est en alerte ! Au fond, le tableau, genre art contemporain, vire du rouge au gris bleu en passant par le brun banal grâce à une lumière soignée. L’ombre, qui peint parfois les visages d’un masque terrifiant, est sollicitée avec poésie. Les cinq comédiens, Maher Aouachri, Nourhène Bouzaïène, Aïda Bessamra, Naoufel Bahri et Mohamed Châbane n’ont pas laissé un coin vide sur la scène. Occuper tous les espaces n’est-il pas un besoin fortement exprimé aujourd’hui que la révolution du 14 janvier est en marche ' Des espaces fermés, interdits aux esprits libres, aux esprits rebelles, seront ouverts. Ecrite avant le soulèvement populaire en Tunisie, Rissala ila oumi a quelque peu prévu l’accélération de la tempête. Lorsque la troupe est allée présenter la pièce à Regab, là où se trouve la désormais célèbre ville de Sidi Bouzid, d’où a démarré le tsunami qui allait emporter les maîtres de Carthage, le public l’a très bien accueillie. «Nous avions eu de la chance. Le texte de la pièce a eu le visa, car le contrôleur du ministère de l’Intérieur était absent le jour de la décision !» s’est souvenu Aïda Bessamra.

 


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