PUBLIÉ LE 03-07-2022 dans Le Soir d’Algérie
Par Amar Belkhodja(*)
Nous sommes en face d’un phénomène avare en explications. Comment expliquer que le grand tumulte révolutionnaire des Algériens et surtout des Algériennes, le 5 juillet 1961, dans le Constantinois et dans l’Algérois, ne soit pas gardé en mémoire collective et ne soit pas «inventorié» par l’histoire officielle, par l’Histoire tout court.
En effet, nous ne comprenons pas assez aisément pourquoi des événements d’une ampleur analogue aux journées de décembre 1960 soient l’objet d’un effacement fort surprenant et que le martyrologe du 5 juillet 1961 ne soit pas évoqué pour manifester l’hommage au sacrifice de notre peuple et plus particulièrement à celui que méritent amplement les femmes tombées ce jour sous les balles assassines de l’armée française.
Les événements ne sont pas anodins de sorte qu’ils passent inaperçus par une écriture historique ou éliminés des principales évocations ou commémorations de dates importantes dans la poursuite de la guerre de Libération nationale. Des événements qui mettent, encore une fois, six mois après les journées de décembre 1960, le peuple algérien au-devant de la scène politique internationale.
Il aurait fallu tout simplement lire le journal d’un militaire français, séminariste de par sa fonction religieuse, pour que nous découvrions des références de taille sur les manifestations de rue qui avaient eu lieu à Bousmaïl (ex-Castiglione) le 5 juillet 1961 (voir Alphonse Georger –Journal d’un séminariste en Algérie – 1960-1962 – Ed. Cana- 2003).
Nous fîmes un premier déplacement dans la localité pour en savoir plus. Les témoins n’étaient pas présents ce jour (il y a quelques mois déjà). Nous avions remis la recherche à une date ultérieure. Les mille et une obligations de la vie, les autres travaux en chantier toujours en poursuite, l’éloignement de notre «base opérationnelle» (Tiaret) sont des motifs qui plaident pour la «lenteur» que nous imposent les vicissitudes précitées.
C’est avouer aussi que la tâche si volumineuse de la recherche et son complément qui est l’écriture de l’histoire – pour n’importe laquelle des étapes – ne sont pas, désormais, une mission qui incombe à un seul individu. Cette mission d’écriture – mais de recherche surtout – devient nécessairement une affaire de groupe, tellement la collecte de documents et de témoignages devient aussi pénible qu’harassante. De même que le dossier de la révolte de la Mitidja le 5 juillet 1961 exige une série de déplacements sur les lieux des drames, dans ce souci de rassembler des témoignages, éparpillés çà et là. Ce qui n’est pas à la portée d’une seule main.
En revanche, la documentation, quand elle existe, constitue un matériau qui permet d’aller plus rapidement en besogne. Par documentation, nous sommes bel et bien obligés d’exploiter la presse coloniale, faute d’archives plus précises et plus consistantes. C’est plus particulièrement le Journal d’Alger du 6 juillet 1961 qui rapporte, dans des récits assez abondants, le film des événements qui eurent lieu tant dans le Constantinois que dans l’Algérois, en minimisant certainement le nombre de victimes algériennes, exposées à une répression des plus sanglantes et des plus impitoyables à l’encontre de civils sans armes, dont plusieurs femmes. Selon le quotidien algérois, le bilan aurait enregistré 80 morts et 266 blessés. Puisant certainement dans les même sources, Alistair Horne, dans L’Histoire de la guerre d’Algérie – Ed. Dahlab - 2007, rapporte : «En Algérie, le FLN proclamait une grève générale pour le 1er juillet (1961), afin de protester contre un tel projet (la partition). Elle atteignit le degré de violence le 5 juillet. C’est à Alger et à Constantine que les émeutes avaient été les plus graves, mais la révolte s’était étendue à des centres pieds-noirs comme Blida, dans la Mitidja. Accompagnées de fellaghas portant ouvertement des armes, les foules musulmanes s’étaient répandues jusque dans les quartiers européens. Il fallut amener sur place 35 000 soldats français. 80 musulmans furent tués et plus de 400 blessés» (page 490).
En 1961, les autorités françaises, qui refusent d’abandonner l’Algérie, tournent toujours autour du pot, négocient, suspendent les contacts puis les reprennent, soit secrètement, soit officiellement. Comme ce magicien qui exhibe chaque fois un objet ou un volatile de son chapeau, les Français exploitent et épuisent les cartes : la troisième force, la paix des braves, le Sahara «mer intérieure» — l’un des derniers obstacles à être surmontés ¬—, ou encore cette notion de partition qui visait l’organisation de zones destinées à recevoir exclusivement des pieds-noirs, appelés communément dans la littérature officielle de FSE (Français de souche européenne). Selon ce projet, «si un regroupement d’Européens doit avoir lieu, il se fera dans les régions d’Alger et d’Oran». (La Dépêche d’Algérie des 2-3 juillet 1961). Il était également envisagé de faire de la ville de Sidi-Bel-Abbès une ville française, une enclave dans l’Oranie, un «bastion» de la céréaliculture et de la viticulture de la colonisation.
La grève générale décrétée par le FLN le 5 juillet 1961 visait justement à faire «dissuader» les Français sur un point de négociation qui, en toute vérité, menaçait – comme d’ailleurs la question du Sahara – l’intégrité territoriale, principe sur lequel le FLN n’avait jamais reculé, attaché fermement aux énoncés de l’appel du 1er Novembre 1954 et à la plate-forme du Congrès de la Soummam.
Les événements du 5 juillet auront de nouveau démontré au régime colonial que le peuple algérien s’était engagé résolument derrière le FLN jusqu’au recouvrement de l’indépendance. Six mois après les fébriles journées de décembre 1960, la population algérienne répondit présente aux directives du FLN et paya, à nouveau, le tribut par le sang et l’acceptation du sacrifice.
Le 5 juillet 1961 ajoutera à la lutte un autre mouvement de masse qui se traduira par deux importants aspects. Le premier nous renvoie à la grève des 7 jours organisée en janvier-février 1957 par le CCE (Comité de coordination et d’exécution). Le second est évocateur des manifestations de rue des 10 et 11 décembre 1960 à Alger, plus particulièrement. Autrement dit, la journée du 5 juillet 1961 met en exécution à la fois une grève générale et des manifestations populaires dans plusieurs centres urbains du Constantinois et de l’Algérois. Actions, notamment les soulèvements urbains (avec pour seule arme l’emblème national), qui vont être violemment réprimées et entraîner la mort de dizaines de personnes parmi lesquelles de nombreuses femmes.
Malgré une répression menée contre lui avec une cruauté et un sadisme qui dépassent l’entendement, le peuple algérien, en cette journée, à une année exactement de la proclamation de l’indépendance, a gardé intacts son patriotisme et son engagement sans réserve ni marchandage avec la cause pour laquelle avaient déjà péri des hommes et des femmes depuis les premiers coups de feu de Novembre 1954. N’en déplaise à certains historiens et autres nostalgiques d’un passé colonial des plus honteux et qui s’évertuent d’accuser le FLN d’avoir conquis une mobilisation populaire en imposant la peur et la contrainte.
Les récits que nous proposons au lecteur seront plus édifiants. Ils incitent au respect et à l’hommage que nous devons aux femmes martyres de la Mitidja qui bravaient les balles de l’armée française, munies d’une arme si précieuse à leur cœur : le drapeau algérien. Un emblème confectionné par de très beaux tissus, dissimulé secrètement, puis sorti en de telles circonstances pour crier fort le dégoût d’une domination par la force et crier fort les vivats pour une Algérie dont la destinée vers la liberté commença son émergence — par les armes — le 1er Novembre 1954, une date qui, dans une ultime résonance, sonna le glas du colonialisme français, non pas uniquement en Algérie, mais dans tout le continent africain. Un poète de chez nous n’écrivit-il pas que le FLN creusa en Algérie le tombeau de la fin de l’empire colonial français.
Toutefois, deux dates sont intimement liées : le 1er et le 5 juillet 1961. Autrement dit, l’investigation ne nous renvoie pas uniquement à la seconde. La grève et les troubles commencent réellement le 1er juillet 1961. La Dépêche d’Algérie des 2-3 juillet 1961 donne en Une le titre suivant : «Violentes manifestations musulmanes dans l’Algérois. les forces de l’ordre ont tiré contre les émeutiers. Bilan : 18 tués et 78 blessés.»
Les événements ont lieu à Alger, Blida et Baraki. Parallèlement à la grève, les Algériens manifestent dans les centres urbains précités où de violents accrochages ont lieu avec les forces militaires françaises. A Alger, dès les premières heures de la matinée, des cortèges se forment. Les habitants des quartiers populaires sont porteurs de drapeaux et crient des slogans nationalistes. La Casbah, le grand bastion de la résistance urbaine, est sévèrement quadrillée par l’armée française. A Belcourt, l’effervescence est très apparente. Des camions-citernes avec eau colorée sont prêts à intervenir. Des drapeaux sont sortis. Les manifestants parcourent les rues, scandant «Algérie musulmane !» ou «Abbas au pouvoir !».
La première tuerie a lieu à Diar-el-Mahçoul où la foule est dense. Un lieutenant de l’armée française se rue sur les manifestants et tente de leur arracher le drapeau. Aussitôt il est mis à terre et assailli. Ses camarades tirent sur la foule pour le libérer. Des morts et des blessés. Les manifestants cernent un poste de police. Douze policiers sont à l’intérieur. La gendarmerie, dépêchée sur les lieux, ouvre le feu sur la population algérienne. Encore des morts et des blessés.
Trois mille personnes sont signalées à la cité Nador, au Clos-Salembier et Diar-es-Saâda. Ici, c’est le slogan « Algérie Sahara ! Algérie Sahara !» qui fuse. La presse coloniale qui décrit les événements parle « d’emblèmes qui n’ont rien des emblèmes improvisés de décembre 1960». A Kouba, trois mille autres manifestants «sont pratiquement maîtres du quartier». Des véhicules sont renversés. Les manifestants s’emparent d’un car sur lequel on écrit rapidement ALN – FLN. Un conducteur actionne l’engin et transporte des manifestants qui, depuis les fenêtres de l’engin, agitent des drapeaux et scandent des slogans anti-colonialistes. Somme toute, les Algériens sont fiers d’organiser une ambiance de fête de victoire sur l’occupant. Le tout rehaussé par les youyous des femmes toujours présentes sur le terrain en pareilles circonstances et des enfants qui chargent l’atmosphère de leurs cris perçants et qui refusent de rester en marge de ces spectaculaires marches populaires.
A l’ex-boulevard Laurent-Pichat, marche vers le boulevard Bru. Incidents à la rue Gueprattes. Des coups de feu crépitent. Les manifestants s’empressent d’emporter les blessés. Des grenades lacrymogènes empestent les rues. A Diar-el-Mahçoul, les auto-pompes arrosent les manifestants d’eau colorée en bleu-violet. La Glaciaire, au bas de Hussein-Dey, 2 000 manifestants occupent les rues, drapeaux en tête. A 12 heures, les défilés sont toujours aussi importants à Clos-Salembier. Jusqu’à 16 heures, plusieurs quartiers populaires sont toujours en effervescence. A 20 heures, 300 Algériens défilent encore à Bouzaréah.
A 15 heures, c’est la cité Chevalier qui est au rendez-vous. Enfants et adolescents (13 à 18 ans) s’imposent dans les rues jusqu’à presque 18 heures. Les drapeaux sont hissés aux fenêtres et aux toits des immeubles de la cité. Les jeunes filles sont de la partie et défilent dans les rues avec les drapeaux en tête de cortège.
A Alger, les victimes des mitraillades françaises sont au nombre de 5 morts et 22 blessés.
Le mouvement de rue est le même à Blida. Le premier choc a lieu à la rue d’Alger. Un violent accrochage se solde par 3 morts et 10 blessés parmi les Algériens. D’autres heurts ont lieu dans d’autres artères, notamment au quartier Ouled Soltan : 2 morts et 10 blessés. A Baraki, les cortèges populaires sont aussi imposants. Les soldats français sont hostiles aux défis. Le défi de populations désarmées qui acceptent d’offrir leurs poitrines aux projectiles meurtriers de l’ennemi. L’armée tire sur la foule : 5 morts et 17 blessés.
La journée du 1er juillet 1961 se termine dans le sang.
Le FLN ne lâche pas prise. Il fixe une autre grève pour le 5 juillet suivant. Les autorités coloniales sont sur le qui-vive. La mobilisation des forces répressives s’accroît davantage. On confie la «mission rigoureuse à l’armée et aux forces de police de faire respecter l’ordre». La veille, on affirme impérativement que «l’ordre sera maintenu et la sécurité garantie, tous les cortèges sont interdits, tous les rassemblements seront immédiatement combattus, les défaillances des agents de services publics seront sanctionnées» (La Dépêche d’Algérie du 4 juillet 1961). La couleur est d’ores et déjà annoncée. Les avertissements sont formels, impératifs, menaçants. C’est dire que les forces militaires se préparent à frapper plus durement les révoltes urbaines. Les communiqués plus que menaçants. Ils promettent la mort aux Algériens qui oseront apporter le défi à «l’ordre établi». Qu’on en juge : «la journée du 1er juillet a été marquée par de graves troubles dans certains quartiers périphériques d’Alger et à Blida qui ont nécessité la mise en action des forces de maintien de l’ordre dans les deux villes. Ces forces sont toujours en place et ont été pourvues de moyens supplémentaires qui permettraient, s’il était besoin, de faire face à tous les mouvements de désordre qui pourraient renaître, à quelque moment et où qu’ils surgissent». (La Dépêche d’Algérie du 4 juillet 1961). Il ne suffisait plus que d’ajouter : «A bon entendeur, salut.»
Le 5 juillet 1961, la grève générale est observée dans la plupart des localités du pays. Dans une dizaine de centres urbains du Constantinois, la grève est accompagnée de manifestations populaires que l’armée française réprimera dans le sang. Le ton est donné à Constantine où des groupes se forment, tôt le matin, dans plusieurs quartiers populaires. Les manifestants dont plusieurs femmes et enfants sont porteurs de drapeaux et lancent des slogans «Abbas au pouvoir !», «Algérie musulmane !». Les youyous donnent à la marche davantage de verve, d’engagement et d’enthousiasme.
Les légionnaires et le corps des «bérets noirs» avaient, très tôt, quadrillé la cité. Les cortèges sont en mouvement grâce aux porteurs de drapeaux qui sont les premiers à être ciblés par l’armée française.
Les heurts sont inévitables étant donné que les Algériens refusent opiniâtrement de céder leurs emblèmes. Les mitraillettes crépitent. Constantine compte les premiers morts et les premiers blessés à cette mi-matinée du 5 juillet. L’effervescence persiste jusqu’à 16 heures. Le couvre-feu est ramené de 23 heures à 19 heures. La presse coloniale signale 4 morts et 28 blessés.
à Aïn-Beïda où le couvre-feu est fixé à 11 heures du matin, 4 morts et 28 blessés parmi les manifestants ; 4 morts à Mila et Oued Athmania et 2 morts et 5 blessés à Taleghma où deux milliers de manifestants se heurtent violemment aux troupes françaises.
Partout dans la région, la grève est observée à cent pour cent, tant à Bougie ou Skikda par exemple. A Annaba, les manifestants occupent la rue munis de leurs drapeaux. Même dans la prison civile, les détenus déclenchent une grande agitation et scandent des slogans pro-FLN. Ils brandissent à travers les barreaux des morceaux d’étoffe vert et blanc en guise d’emblème national. A Héliopolis, on signale deux morts (des enfants) et plusieurs blessés dont une femme. Les chiffres sont donnés par la presse coloniale d’alors.
La ville d’Alger, en ce 5 juillet 1961, semble vivre deux atmosphères très particulières et explosives à la fois. La répétition d’une grève générale déjà observée en 1957 et des manifestations de rue, de moindre importance toutefois par rapport à celles lancées un certain 10 décembre 1960 à partir de Belcourt (actuellement Mohamed-Belouizdad).
Des groupements de 300 à 400 personnes s’organisent à travers plusieurs quartiers de la ville. Les drapeaux, quand ils ne sont pas saisis par l’armée française, permettent aux manifestants de s’enfoncer dans les artères aux cris de slogans pro-FLN et anti-colonialistes. Le même scénario qui prévalut pendant la grève de 1957 se répète. L’armée défonce sans pitié les devantures de commerces appartenant aux Algériens grévistes.
Troubles et accrochages ont lieu aux abords de Notre-Dame d’Afrique. Affrontements au-dessus de la Consulaire. Belcourt porte encore dans sa mémoire les journées fébriles de décembre 1960. Les habitants se regroupent par centaines en plusieurs endroits, porte-drapeaux en tête. Les jeunes filles, comme il est devenu de tradition, sont de la partie et par leurs youyous mobilisateurs et leurs slogans qui fusent vers le ciel d’Alger qui leur promet la liberté en guise de récompense à leur beauté, à leur jeunesse et à leur sacrifice.
Vers 16h30, des camions bondés de soldats font la chasse à un groupe de manifestants pour les traquer au niveau du chemin de Notre-Dame d’Afrique. Des coups de feu éclatent. Un jeune Algérien est atteint. C’est le premier martyr de la révolte urbaine du 5 juillet.
La Casbah, martyre en 1957, qui n’a pas capitulé malgré la répression des plus féroces et des plus ignobles, est encore debout ; renouvelant ses forces dans une jeunesse qui a su surmonter avec courage et dignité l’horreur de la guillotine et les horribles humiliations d’une torture massive en différents établissements et villas dont la plus tristement célèbre, celle de Susini.
Les jeunes se rassemblent et défilent dans plusieurs ruelles. Aussitôt, les femmes poussent leurs youyous des terrasses. Le rendez-vous populaire est soutenu par l’engagement de l’élément féminin : «Les cris fusent, avec comme fond sonore les youyous des femmes qui tombent des terrasses et dont les échos s’entrecroisent sous les voûtes sombres. Dans certains groupes, et non les moins excités, des femmes d’un certain âge et dévoilées mènent le train. Des emblèmes font de rapides apparitions : des chiffons verts et blancs mais aussi des drapeaux parfaitement confectionnés et portant des inscriptions en arabe.» (Le Journal d’Alger du 6 juillet 1961).
Les barrages militaires placés en force partout dans les ruelles qui débouchent sur la rue Randon empêchent les manifestants de joindre la Basse-Casbah.
Les femmes martyres de Bousmaïl
Cependant, les heurts les plus meurtriers et les plus violents eurent lieu à Miliana où l’on dénombre 9 morts et 20 blessés (selon les comptes rendus de la presse coloniale) ainsi qu’à Fouka (5 morts et 10 blessés), Aïn-Tagouraït (ex-Bérard, 3 morts et 7 blessés), Aïn-Benian (8 morts et 14 blessés) et Bousmaïl (8 morts et 50 blessés). Dans les petites agglomérations de la Mitidjia, en bordure de la Méditerranée, les manifestants font état d’une véritable offensive. Dans tous ces centres, les femmes sont impliquées en grand nombre, en tête des cortèges et porteuses de drapeaux. Quand elles refusent de céder leurs emblèmes, les soldats français font usage de leurs armes à feu. C’est ce qui va se passer dans une partie de la Mitidja, à quelques pas à l’ouest de la ville d’Alger.
Nadjia Khodja : elle avait 12 ans quand elle meurt le drapeau entre les mains
Les plus graves remous se sont déroulés à Bousmaïl (ex-Castiglione) où les autorités françaises vont fixer le couvre-feu à midi. Dans ce village, les deux «communaux» est et ouest (cités peuplées de 9 000 habitants algériens) déclenchent en matinée des marches qui mobilisent plus de deux milliers de personnes environ. Les femmes, porteuses d’emblème, sont, bien sûr, en tête des cortèges d’où fusent les slogans d’indépendance. Les premiers accrochages ont lieu lorsque les militaires français tentent de s’emparer du drapeau algérien.
Les armes à feu crépitent. Des morts et des blessés, pour la plupart des femmes. «Des ambulances de fortune dans lesquelles des manifestants emportaient leurs blessés. Sur le capot, ils avaient tendu des tissus blancs, hâtivement peints de croix rouge» «La Dépêche d’Algérie du 6 juillet 1961). Une fillette de 12 ans tombe sous les balles, le drapeau entre les mains. C’est Khodja Nadjia. Elle succombe dès son admission à l’hôpital Mustapha. C’est Saliha Ouatikhi qui la précède dans le sacrifice le 11 décembre 1960 à Belcourt. Des fillettes qui ont choisi de se mêler au combat et de braver la mort. Née le 4 octobre 1949 à Bousmaïl, Nadjia Khodja, comme l’enfant de Belcourt, Saliha, a versé le sang de la liberté, fière de porter le symbole unificateur qu’est l’emblème national. Conservé comme une précieuse relique chez l’une de ses sœurs, le drapeau porte encore les traces de sang de la gamine de Bousmaïl.
Un séminariste, un homme d’Eglise, Alphonse Georger, devenu ami des Algériens à Bousmaïl, pendant son service militaire, tente de décrire le drame dans son ouvrage, Journal d’un séminariste en Algérie – 1960-1962 – éd. Cana – 2003. Un séminariste complètement bouleversé par la situation d’humiliation et de répression imposées aux Algériens par l’armée française et indigné par cette guerre injuste menée contre les insurgés de Novembre.
L’homme est de plus en plus choqué quand il apprend que l’armée avait tiré sur des femmes qui n’étaient armées que de leurs youyous et de leur drapeau. Il raconte avec beaucoup d’émotion ce qu’il a vu lorsqu’il rejoint les lieux du massacre : «Au début de l’après-midi, je montai vers la mosquée. Dans le fossé qui borde la route, en haut du communal ouest, gisent plusieurs cadavres de femmes. La route est jonchée de souliers et d’espadrilles ; l’affolement devait être général ici ! Les cortèges des manifestants venus des deux communaux ont dû fusionner près de la mosquée» (p.99).
Le scandale est à son comble, l’amertume prend à la gorge le séminariste lorsque le maréchal des logis qui l’accompagne fait stopper le véhicule et se dirige vers les fossés ou gisent les corps sans vie des femmes de Bousmaïl et confie à son camarade sans un brin d’humanité ni de honte : «Je vais voir si elles ont de beaux nichons» (p.99). Dans son journal, le séminariste avoue qu’au préalable, il n’avait pas tellement compris les intentions malsaines du maréchal des logis, irrespectueux des mortes. Il souligne toutefois : «Je n’ai pas compris tout d’abord. Mais comme je le vis se diriger vers les cadavres des femmes dans le fossé, ouvrir leurs corsages et déchirer leurs robes, je compris, une fois de plus, que la bestialité de cet homme n’avait pas de limites ! Même pas respecter le corps de femmes mortes !» (p.99).
Les colons de Bousmaïl commémorent dans l’allégresse le carnage commis par l’armée française. Ils se regroupent autour d’un docteur et sillonnent les rues, offrant des glaces aux militaires pour les féliciter des sinistres exploits commis contre une population désarmée. La haine est à son comble lorsque le docteur de la localité félicite les soldats français en faisant montre d’un sentiment raciste à l’encontre des Algériens et en applaudissant l’ignoble tuerie : «On vous félicite. Pour une fois, vous avez bien fait votre travail. Dommage que vous n’avez pas tué plus de ‘’melons’’.» (p.99)
Un autre officier intervient en inspection pour consigner les noms des soldats qui avaient utilisé les armes à feu contre la population civile algérienne. L’intention n’est pas de la traduire devant un tribunal militaire pour assassinat mais tout simplement de les proposer aux citations et décorations. Un phénomène qui n’a jamais tari depuis l’aube de la colonisation. L’Algérie, selon le mot du docteur Paul Vigné d’Octon, était devenue «une terre à galons». La compétition était ouverte et celui qui commettait le plus de crimes était celui qui était promu à un grade supérieur. Saint Arnaud, par exemple, de simple ordonnance de Bugeaud a terminé sa carrière militaire maréchal de France. C’est aussi le cas de Pélissier et autres grands criminels de guerre, auteurs de massacres collectifs. Pendant la guerre d’Algérie, Charbonnier, celui qui tortura et fit disparaître le corps du mathématicien Maurice Audin, est lui aussi récompensé par un grade supérieur.
Telle était la démarche officielle d’une armée qui distribuait grades et citations non pas pour vanter les «hauts faits d’armes» mais pour récompenser les auteurs des pillages, viols et assassinats collectifs les plus lâches et les plus ignobles.
A Bousmaïl, la vérité est outrageusement maquillée. Un général met à l’aise ses subalternes qui étaient parfois gênés d’avouer avoir tiré sur des femmes. Il les rassure et insiste auprès de la presse qui doit expliquer que l’armée, en danger face aux assaillants, était obligée de tirer sur les manifestants. Une mise en scène est vite élaborée : on rassemble, pour les besoins de la photo, quelques fusils, des fourches, faux et faucilles qu’on ramène d’une ferme. «Et pourtant, les manifestants n’avaient aucune arme» (p.100) s’indigne et s’insurge le séminariste qui rapporte son témoignage dans son carnet de notes qu’il publie plus tard pour défendre la vérité historique.
Les femmes de Bousmaïl, tombées sous les balles de l’armée française ce 5 juillet 1961, ont inscrit leurs noms sur le grand et émouvant registre du martyrologe algérien.
Il est plus que nécessaire que l’écriture historique s’attarde sur ces événements héroïques et douloureuses pages de notre histoire. Le 5 juillet 1961 qui incarne en même temps une grève générale largement observée à travers les grands centres du pays et des manifestations soutenues avec la même verve, la même passion et le même esprit de sacrifice que ceux qui ont marqué les journées de décembre 1960. Ce dossier est naturellement insuffisamment exploité et porte en absence des évocations des grandes dates qui ont marqué la lutte armée. Alors, de grâce, sus à l’oubli.
Un oubli que nous mettons sur le compte de la confusion des événements vécus. Sans nul doute que les manifestations de décembre 1960 ont absorbé celles des 1er et 5 juillet 1961. C’est du moins une hypothèse qui serait valable, confortée par l’observation que nous avons accordée à ce dossier si important par l’ampleur du mouvement populaire et par le carnage commis honteusement par une armée encline au crime.
En effet, écrits et témoignages avaient toujours retenu que le jeune Farid Maghraoui, âgé de 10 ans, fut tué en décembre 1960. Or, les derniers documents compulsés attestent que cet enfant assassiné par les Français figurait parmi les 56 entrées à l’hôpital Mustapha du 1er juillet 1961 parmi lesquelles 9 avaient décédé dont justement le jeune Farid. Cette liste parue dans La Dépêche d’Algérie des 2-3 juillet 1961 comportait : Salah Saïdi, 28 ans, demeurant Clos-Salembier ; Mohamed Houhache, 57 ans ; Farid Magraoui, 10 ans ; Tayeb Heddan, 17 ans ; Rabah Hanifih, 30 ans ; Aomar el Touani, 24 ans, demeurant lot 112 à Baraki ; Mohamed Aguentil, 24 ans demeurant rue Lamoricière Hussein Dey ; Ahmed el Fiad, 24 ans demeurant 19, rue de Metz Saoula ; X…40 ans.
Autrement dit, la commémoration répététive, la date du 11 décembre 1960 étant devenue officielle, la mémoire collective s’est, par voie de conséquence, cantonnée à ce niveau des événements. Trois enfants martyrs furent déclarés le 11 décembre 1960 : Saliha Ouatikhi, 12 ans ; Sansal Saïd, 7 ans et Farid Maghraoui 10 ans. Ce dernier, comme nous venons de le démontrer plus haut, est mort à Diar-el-Mahçoul le 1er juillet 1961 alors qu’un parachutiste tentait de lui arracher le drapeau. Ce fut d’ailleurs le même cas pour Nadjia Khodja quatre jours après à Bousmaïl et Sakliha Ouatikhi six mois auparavant. Des enfants dans la guerre. Des enfants qui jouaient pour de vrai à la guerre et qui furent impitoyablement fauchés, mourant pour l’amour de l’Algérie. Des enfants qui serraient très fort entre les mains un précieux symbole : l’emblème national.
Notre démarche, fruit d’une recherche qu’il faut nécessairement compléter, vise à faire dissocier les événements qui, même s’ils sont globalement d’une même nature – un mouvement de masse –, se sont déroulés séparément dans le temps (10-11 décembre 1960 et 1er et 5 juillet 1961) et, pour les derniers, conquis de nouveaux espaces et enregistré de nouvelles victimes, des martyrs à inscrire sur les nobles tablettes du sacrifice.
A. K.
(*) Journaliste-auteur
Sources :
- Alphonse Georger – Journal d’un séminariste en Algérie – 1960-1962 – éd. Cana 2003.
- Alistair Horne – L’histoire de la guerre d’Algérie - éd. Dahlab – 2009.
- Le Journal d’Alger – 2-3, 4, 5 et 6 juillet 1961.
- La Dépêche d’Algérie – 2-3, 4, 5 et 6 juillet 1961.
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Posté Le : 04/08/2022
Posté par : rachids