Algérie

Le boucher, le maçon et ...le haussement d'épaules



Un boucher n'acceptera jamais qu'on appelle autrement les côtelettes, le jarret ou le filet. Mieux encore, si l'on s'amusait à le faire, il nous regarderait longuement de la tête aux pieds et d'un air qui en dirait long sur ses doutes quant à notre provenance et notre adaptabilité à la civilisation. Un maçon ne tolérera jamais, non plus, que l'on change les noms de la truelle, du crépissage ou de la dalle et si l'on se hasardait à le faire, il nous jetterait un long regard du coin de l'oeil et, dans un silence qui en dirait long sur ses doutes quant à notre nature humaine, il hocherait tristement la tête. Les hommes n'aiment pas qu'on touche à leurs repères. A la limite lorsque ce sont des gens du métier qui le font, la chose peut être acceptée pour peu qu'elle soit convaincante, mais que le premier venu décide de le faire, elle ne peut être ni acceptée ni acceptable. Ceci est valable dans tous les métiers, et l'histoire des hommes est pleine d'anecdotes à ce propos, plus ou moins célèbres. Tous les métiers? Pas tellement car, aujourd'hui chez nous, il y a l'exception de l'enseignement universitaire où l'on continue à hausser les épaules en souriant à chaque fois que quelqu'un, cherchant à se convaincre de sa science, trop hypothétique pourtant, s'amuse par ignorance ou par bêtise, ou à cause des deux parfois, à tordre le cou aux concepts les plus solidement ancrés, c'est-à-dire ceux que l'accumulation des connaissances a hautement validés. Dans la vie professionnelle d'enseignant universitaire, ce sont les concepts qui forment les repères, si nécessaires à toute transmission honnête de connaissances, car ce qui fait la différence entre la science et la culture des cafétérias c'est justement l'usage approprié des termes et des concepts, un usage qui trace la limite entre la science, d'une part, la «derdacha», la vulgarisation et le n'importe quoi, d'autre part. S'il n'est aucun doute que certains concepts évoluent selon un cycle de vie déterminé, il demeure, toutefois, nécessaire de noter que, d'un côté ce cycle de vie n'a rien à voir avec l'humeur des uns ou la folie des autres et que de l'autre, les concepts eux-mêmes ne sont pas des modes pour lesquelles on penche ou l'on ne penche pas, selon notre nature émotive, notre crise d'appartenance ou, tout simplement notre découverte du monde. Parce qu'ils sont le produit de réflexions, ô combien longues, difficiles et pénibles parfois, les concepts scientifiques ne peuvent être changés, par simple coup de tête, un matin devant une tasse de mauvais café ou, le soir, devant un «mousselssel» abrutissant. Dans le monde de la science, les désirs humains s'effacent parce qu'ils n'ont ni signification ni importance et lorsque, en plus, ces désirs s'avèrent être des caprices, c'est-à-dire sans explication rationnelle possible autre que celle d'un besoin déplacé d'appartenance, alors la moindre des attitudes que nous devons tenir à l'égard de ces gens, c'est celle du boucher ou celle du maçon. Mais même cela n'est plus, malheureusement, possible dans un système universitaire qui a fait, depuis des décennies déjà, de la mauvaise promotion son leitmotiv, de l'encouragement de la médiocrité son plan de travail et du nivellement par le bas sa raison d'être. Ailleurs, les discussions d'idées, les débats scientifiques et la concurrence qui régit les approches et les écoles ne sont pas décidés, comme ça, sans raison apparente, autre que le désir de débiter quelque chose pour se donner l'impression d'être compétent ou convaincre les autres (surtout des étudiants) d'une quelconque aptitude à dire des choses. Ailleurs, on expose modestement ses idées devant ses pairs, on les défend avec force et démonstration à l'appui, avec l'espoir d'arriver à les convaincre sur la prononciation d'un terme, sur les contours d'un concept, sur les quelques insuffisances d'une théorie alors que chez nous, eh oui, on se lève, parfois, avec la résolution ferme de changer le monde en invalidant un concept, une théorie ou l'apport de toute une école. Mieux encore, il arrive parfois que l'on jette d'un revers de main le travail de tout un siècle et plus. Les titres nous enivrent ya douktour, les grades nous ensorcellent et le manque de modestie nous fait perdre pied. L'arabisation des sciences n'a pas été une réussite, tout le monde en convient, néanmoins nous faisons, chacun de son côté ce qu'on peut. L'insuffisance n'est pas dans la langue mais dans ce que nous comprenons par arabisation, parce que si cette dernière se résume au plagiat, à la traduction littérale et à l'imitation de ce que font certains pays réputés arabophones, alors mieux vaut dans ce cas se réveiller, le pénible cauchemar n'a que trop duré. Ne nous cachons pas les yeux. Notre arabisation a donné des gens qui ne savent plus quelle est notre langue. On les entend chaque jour appeler des animateurs de télévisions étrangères et s'adresser à eux en ... égyptien, au moment où les Tunisiens, juste à côté, ne parlent jamais que l'arabe ou leur dialecte courant! Parce qu'elle a été mal comprise et mal appliquée, l'arabisation a donné naissance, au niveau des sciences, à des situations bien plus compliquées encore. Arabiser la science, ce n'est pas imiter les autres pays arabes dans leurs perceptions des choses. Il s'agit plutôt d'introduire les connaissances universelles au moyen du véhicule spécifique qui est notre langue. Ceux qui n'ont pas compris cela ont piégé le pays et nous ont piégés avec. Arabiser la science n'est pas non plus prendre la science de chez les autres pays arabes qui sont eux-mêmes de simples consommateurs, sans plus. Ceux qui n'ont pas compris cela ont piégé des générations d'étudiants au moment où ils avaient piégé les structures mentales des gens auxquels ils s'adressaient. Arabiser la science n'a jamais signifié et ne signifiera jamais, charger quiconque sait parler et écrire en arabe, d'enseigner n'importe quoi à n'importe qui car on ne risque pas d'aller loin sur ce chemin! En science, les conventions sont universelles. Il ne sert à rien de remplacer les symboles universellement admis, par d'autres qui n'ont de sens que pour celui qui les a balancés. Et les concepts sont tout aussi universels, dans leurs différences, dans leurs diversités, voire dans leurs oppositions. Le concept de la valeur, par exemple, qu'il soit chez Karl Marx, chez David Ricardo, chez Paul A. Samuelson ou chez les autres est un concept universel bien que le contour et même le contenu diffèrent d'un cas à l'autre. On ne peut pas, quel que soit le prétexte, occulter une des grandes théories qui l'ont traité car ce serait, d'abord malhonnête intellectuellement et, ensuite, parce que l'on n'a pas le droit, en tant qu'enseignant de censurer la connaissance transmise aux autres. S'il est des termes qui posent problème quant à leur traduction, et ceci arrive souvent dans les sciences sociales, la meilleure manière de les traduire n'est pas forcément celle de prendre les «équivalents» adoptés par d'autres pays arabes. Les Tunisiens, à côté de nous, ont toujours adopté le terme «tassarrouf» comme équivalent de «Management», alors que les pays du Moyen-Orient préfèrent «Idarat El A'mal» au moment où, chez nous, le terme retenu est «tassyir». Pourquoi faudrait-il que nous adoptions l'équivalent choisi au Moyen-Orient? Et en quoi est-ce la référence? Sur le plan conceptuel, l'équivalent retenu par les pays du Moyen-Orient n'est pas, et ne peut pas être, le plus apte à renseigner sur le véritable contenu parce que «Idarat el A'mal» est plutôt l'équivalent de «Business Administration» qui n'est pas «Management» et ce sont bien deux concepts différents dans la langue originale, l'anglais, c'est-à-dire qui renvoient à deux contenus différents. Il ne suffit pas de décider dans le domaine des sciences. Le monde des idées est beaucoup plus compliqué et beaucoup plus complexe que ne le croient certains. Il ne suffit pas de croire qu'on a raison pour que l'on ait réellement raison. Et, puis, pourquoi chercher à avoir raison lorsque le monde est si bien sans notre... bêtise? L'enseignant universitaire continuera peut-être à hausser les épaules devant la destruction inconsciente que mènent certains mais espérons, au moins, que ce haussement d'épaules équivaut au regard du boucher ou celui du maçon!


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