Algérie

Le beylek



Le beylek
L'huile et le beurre sont des matières nobles chez nous, comme l'expresso qui est servi dans nos flamboyants cafés, propres, lumineux avec des toilettes d'une hygiène à vous couper le souffle.L'expresso donc, disais-je, est toujours servi avec trois tubes de sucre et si vous en rendez deux, le serveur vous regarde bizarrement. En fait, ce geste n'est pas compréhensible dans un pays comme le nôtre où la consommation des produits de première nécessité est un droit, un acquis, cela vient de la culture du beylek.
C'est une culture qui se définit comme : je fais ce que veux, quand je veux, où je veux. Et tout ce qui appartient à la collectivité m'appartient.
Durant des années après l'indépendance, tout ce qui relevait du domaine des biens de l'Etat algérien naissant était désigné sous le vocable de «beylek». Dans l'esprit du citoyen, historiquement non accoutumé avec la notion moderne de l'Etat, ce vocable signifiait plutôt des espaces libres sur lesquels tout un chacun croyait s'accorder un droit personnel d'exploitation, d'appropriation et même de désaffection. L'attitude est pour le moins assez étrange, n'est-ce pas '
L'idée a nettement évolué vers un sens très symptomatique de la déconsidération des espaces étatiques (routes, places publiques, espaces verts, terrains vagues, etc.). Même les lieux directement collectifs, relevant des copropriétés (habitations, cages d'escalier, placettes des cités et autres parkings) ne sont pas épargnés.
On sait travailler et améliorer les choses nous les Algériens dans le sens du beylek. Prenez, moi par exemple, algérien lambda produit type de nos 55 années d'indépendance : je marche comme je veux, sur les routes, ruelles, autoroutes, ronds-points. Je conduis comme je veux sur les trottoirs, sur les platanes, sur les voies de secours. Je construis comme je veux : quand j'ai eu un terrain communal en troisième main de 250 m2, j'ai construit trois étages sur les 250 m2 tout en béton ! Chaque étage pour un enfant. Sauf que le premier est au Canada, le deuxième en France et ma fille vit actuellement en Turquie.
J'ai construit les trois étages avec une architecture design que l'on nomme «La PDG» : piliers, dalles, garages avec terrasses où les piliers sont en «starting block» pour l'étage suivant ! Un ou deux piliers sont recouverts d'une roue de voiture. Pourquoi une roue sur des piliers, me diriez-vous ' Eh bien, c'est pour le mauvais 'il ! Et la roue représente le chiffre 5 en arabe (en fait, ce sont les chiffres indiens évidemment), que l'on doit lire «Khamsa (Cinq) dans vos yeux ya el hassadine !»
Et, comme je suis généreux, la largeur de mes balcons fait la largeur du trottoir, ceci pour, bien sûr, protéger les passants de la pluie et de tout ovni qui tomberait du ciel. J'ai poussé ma générosité jusqu'à héberger le poteau d'électricité dans mes balcons. Pour info, je n'ai reçu aucune reconnaissance de la part de la mairie? mais je ne suis pas à ça près. A propos de mon architecture design «PDG», je regrette que nous ne l'ayons pas exportée à l'étranger. Ah oui, j'allais oublier, le rez-de-chaussée est fini (carrelage, porte, garage, peinture, enseigne lumineuse) car je loue à des commerçants.
Le premier fait dans l'import-import pour tout ce qui est de l'électroménager et ses produits sont étalés sur le trottoir : comme ça, le passant fait du lèche-trottoir, c'est plus sympa que le lèche-vitrine. Le deuxième est spécialisé en pizzas et poulets rôtis. La rôtisserie est sur le trottoir, ce qui facilite le service : d'une part, on sert le client vite fait bien fait et, d'autre part, c'est plus facile pour déverser l'huile de friture sur la rigole du trottoir. En somme, le trottoir est une propriété individuelle, c'est le beylek et tout ce qui est beylek est à nous, non ' Le troisième est un «vulcanisateur». Le quatrième garage est à louer, donc avis aux amateurs.
Et tout ce qui est au-dessus du rez-de-chaussée est fait en brique rouge et en parpaing, donc non imposable? C'est comme ça le beylek. En gros, si la façade est non terminée, alors pas d'imposition par le fisc algérien et, cela, pour l'éternité. Toujours le beylek. Ce qui explique le paysage actuel dans les rues de nos agglomérations suburbaines et rurales?
Je vends comme je veux, je salis comme je veux. Par exemple, quand je vais à la plage en famille, pour le déjeuner j'emmène une pastèque striée bien de chez nous, six baguettes de pain (nous sommes 4), quatre boîtes de vache qui rigole, des olives, de la mortadelle et de la gazouze.
En fin de journée, je suis obligé de laisser les restes sur place avec, des fois les couches du bébé. Il faut bien que le bébé soit propre, sinon il va pleurer toute la journée ! Est-ce que la mairie va faire son boulot de nettoyage de la plage derrière moi ' Je n'en sais rien, ce n'est pas mon problème ! C'est la responsabilité du beylek, non '
Je travaille comme je veux aussi. Je préfère évidemment tenir le «heyt», le mur, ou être «manager» d'une table de cigarettes. Je suis reconnaissable de loin à mes lunettes Ray Ban et mes baskets Nike avec une cigarette et un café dans une petite tasse en carton. Je commence toujours mon travaille vers 11h. Au fait, je suis dans le business du service. Manager de stationnement des voitures dans mon quartier et dans toutes les villes du Tell, de l'Atlas et du Sahara.
Des fois, je sous-traite une ou deux ruelles à des collaborateurs fidèles.
Je suis manager du change en parallèle aussi. Un «banquiste» si vous voulez, un «trader» quoi ! C'est juste qu'au lieu d'être à la «City» ou à «Wall Street», je suis installé à la place du square de Port Saïd et des fois à Salembier ou à M'dina J'dida à Oran. Avec la particularité que je ne paie ni ma place, ni aucune taxe sur la plus-value.
Il faut dire que je ne fais pas de bruit, car j'utilise l'application «Sotra-Lisation», c'est plus efficace que la digitalisation ! Suivez mon raisonnement : avec la digitalisation, on a besoin d'un identifiant, d'un password et d'une adresse IP. Alors qu'avec la «Sotra-Lisation», c'est rapide, efficace, papier zéro, donc très environnemental, et très intime, les échanges se font dans la discrétion, ce qui répond à notre culture et nos traditions de la «Sotra». Et chez nous, la «Sotra» c'est important, elle protège de l''il et évite de faire envier ceux qui n'ont pas grand-chose...
N'oublions pas qu'avec la digitalisation, tout est «ouvert». On «voit» tes transactions numériques et on sait tout sur toi : qui, quoi, comment, quand, où, c'est vraiment du voyeurisme ! Hchouma ! Je peux dire aussi que je suis LA «solution» monétaire pour les émigrés, les hadjis, les expatriés étrangers chez nous. J'aime bien faire du business avec les expatriés et nos compatriotes du pays qui passent leurs vacances en Tunisie. Je dois dire que je n'ai toujours pas compris pourquoi ils veulent tous passer leurs vacances en Tunisie, alors que notre pays est si grand, si beau, avec des plages et des hôtels de standing ! Quelle énigme !
A bien y regarder, je devrais recevoir une médaille pour service rendu à la société, vous ne trouvez pas ' Je suis aussi manager import-import, manager d'un bazar à El Hamiz ou M'dina J'dida, manager des plages. J'adore ce job. C'est-à-dire je prends possession d'une portion de la plage publique. Autant que je veux, sur tout notre littoral. Sauf, bien sûr, dans les principautés de Moretti et Club des Pins. Mais bientôt j'aurai une licence d'installation !
Croyez-moi, je suis très bon dans ce genre de «job». Un pro. Mes clients sur les plages ou dans les ruelles algériennes paient sans discussion et gare à celui qui ne paie pas, j'ai le «matrague». Mes tarifs sont compétitifs : la chaise, je la cède 250 DA, la table je l'octroie à 800 DA et le parasol nssadkou à 500 DA. La journée revient à 2000 DA?
Ce n'est pas cher, et ça me rapporte gros. Surtout que je n'ai rien payé pour m'accaparer la plage. Je fais mieux que le fisc qui peine à faire payer les contribuables que nous sommes, et je suis bien placé pour témoigner que ma contribution au Trésor public, si contribution il y a, n'a rien à voir avec ce que j'ai «net in the pocket». Je suis toujours présent et entreprenant à chaque saison estivale, et ce, malgré les notifications du ministère de l'Intérieur depuis plusieurs années maintenant. Je suis fort, il faut l'avouer.
Ces jobs me permettent toujours d'avoir du cash, et comme on dit : «cash is the king». Donc, je paie toujours en cash même quand j'achôte voitures, appartements, magasins, livres? non, pas de livres, ça ne rapporte rien et c'est ennuyeux? Carte de crédit ' Je ne connais pas. En plus, ce n'est pas de ma faute, il n'y a pas d'endroit où elle est acceptée et c'est normal car nous tous on a le même «business model» !
Même le secteur étatique fait comme nous, y compris les institutions publiques.
On paie en cash dans les consulats algériens en France. Les demandeurs de visa paient en cash. Les chèques ne sont pas acceptés ou suspects. Un compte bancaire ' Oui, j'en ai un? en devise, mais c'est pour le visa. Dans mon entourage, il y en a qui ont un compte CCP : les retraités et les fonctionnaires.
C'est-à-dire ceux que l'on voit à chaque fin du mois s'agglutiner devant les bureaux de poste pour retirer leur maigre cash. Dire que moi j'ai du cash dans le coffre de ma voiture, à la maison, dans ma chkara... Si ce comportement vous paraît un peu, comment dire? non conventionnel, n'oubliez pas que je suis indépendant depuis 1962, donc tout est à moi ! Et je cultive à ce sujet une jalousie maladive.
Et, si par hasard x ou y s'avise de? honnêtement, je ne conseille pas à un étranger de se mêler de nos affaires internes, c'est tout de suite la révolution et, en termes de révolution, nous Algériens sommes des pros. Je suis donc le meilleur au monde et un exemple en termes de management de services à la personne. Bien sûr, il y a des jaloux, mais les chiens aboient et la caravane passe ; la preuve, cela fait des décennies que j'occupe les lieux. Mais attention, je râle, je saccage, je bloque l'autoroute si le sucre augmente !
Feu le président Houari Boumediène ? qui n'était pas le dernier à savoir caresser dans le sens du poil le populisme à fleur de peau des Algériens ? avait eu, en 1977, devant des cadres de l'UGTA, un discours étrange à l'époque, mais toujours d'actualité aujourd'hui : «L'attention à l'égard de l'intérêt général demeure faible : ruser pour voler l'Etat semble être devenu de règle, comme si l'Etat était un Etat étranger.
Nous devons faire disparaître des mentalités l'idée archaïque du beylek.» Si Boumediène ? chantre du populisme, du «min el chaab ila chaab» et du système «biens vacants» érigé en gestion sociétale ? disait ça, c'est que le syndrome était déjà profond.
Quarante ans plus tard, il l'est toujours.


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