Mardi 28 avril 2015. 19h16. Le téléphone sonne. Au bout du fil, la voix de l'histoire. Incarnée par le timbre chaleureux du docteur Chawki Mostefaï, figure majeure du Mou- vement national.Nous avions pris soin de le contacter quelques heures plus tôt dans l'espoir de recueillir son témoignage sur les événements du 8 Mai 1945. Ancien membre de la direction du PPA qu'il intègre dès 1940, acteur et témoin de premier plan de tous les moments-clés de la geste libératrice, c'est peu dire que c'est un réel privilège de le rencontrer. Affable au possible, M. Mostefaï accède sans peine à notre demande. Il nous fixe rendez-vous pour le lendemain, à 17h, à son domicile, quelque part sur les hauteurs d'Alger.L'homme est connu pour sa discrétion légendaire. Le nombre d'interviews qu'il a accordées depuis 1962 se comptent sur les doigts d'une seule main. Le grand militant de la cause nationale qu'il est a poussé l'abnégation au point de se retirer de la vie publique sitôt l'indépendance acquise. Et s'il a choisi de vivre en retrait, loin des salons et des sunlights, il suit avec attention les moindres soubresauts de sa chère Algérie qu'il a portée dans ses tripes, et qui lui doit rien de moins que son emblème.Mercredi 29 avril. Nous pointons, à l'heure dite, devant chez lui. L'ancien membre de l'Exécutif provisoire nous attendait dans son bureau au décor sobre, et dont le moindre objet, nous semblait-il, recelait une inestimable valeur historique. Veste beige sur une chemise à rayures bleues, le docteur Mostefaï est l'élégance même. A 96 ans, il s'impose comme un grand témoin du XXe siècle. Nelson Mandela ? pour ne citer que lui ? avait gardé de sa rencontre avec lui ce précieux conseil : «Il nous a expliqué que ce genre de guerre n'avait pas comme objectif de remporter une victoire militaire, mais de libérer les forces économiques et politiques qui feraient tomber l'ennemi.» C'est tout le côté visionnaire, fin stratège, éminence grise diraient certains, de Chawki Mostefaï.Quatre heures passionnantes avec un témoin du siècleLe verbe truculent, la mémoire intacte, l'homme est intarissable. L'entretien qui devait durer une heure s'étale sur quatre heures pleines, intenses. Nous prendrons assez vite la mesure de la stature intellectuelle de l'homme et sa passion de la liberté. Il faut dire que sa ferveur militante n'a pas pris une seule ride. S'il accepte volontiers de nous entretenir de ce qu'il a vu et vécu, notre hôte nous fait d'emblée part de sa volonté de ne pas être enregistré.Pas de dictaphone donc, ce «mouchard» comme il dit, qui l'obligerait à jauger chacun de ses propos, lui dont chaque parole vaut document et chaque mot fait quasiment office d'archive orale. C'est vrai que pour le gouailleur plein d'esprit qu'il est, c'eût été assez délicat de devoir à chaque fois réfréner sa verve savoureuse truffée d'humour et saupoudrée de petites phrases délicieusement tournées. Qu'à cela ne tienne !Pour compenser, le docteur Chawki Mostefaï, en intellectuel métho- dique, nous avait préparé une petite brochure à l'enseigne de l'association du 11 Décembre 1960 dont il est membre, et où il livre son propre témoignage sur les événements de Mai 1945. C'était à l'occasion de la commémoration, par cette association, du 58e anniversaire des massacres du 8 Mai 1945. Le moins que l'on puisse dire est que son récit est extrêmement documenté, précis. Précieux.Chawki Mostefaï n'omet pas de signaler, avec l'honnêteté intellectuelle qui le caractérise, que son témoignage est élaboré avec le concours de deux de ses plus proches compagnons de lutte : Saïd Amrani et Sid-Ali Abdelhamid. Brandissant le livret de facture artisanale, il lance : «Mohamed Harbi m'avait dit une fois, à Paris, que ce petit fascicule avait valeur de document officiel et que c'était, sans doute, le témoignage le plus rigoureux sur lesévénements de Mai 1945 côté PPA.» «C'est le dernier exemplaire en ma possession», ajoute-t-il en souhaitant que dans un jour proche, il fasse l'objet d'une édition en bonne et due forme.C'est donc principalement sur ce document que nous baserons cet article, tout en nous autorisant, avec l'approbation du docteur Mostefaï, quelques séquences d'oralité inspirées de la passionnante entre- vue dont l'ancien député du PPA- MTLD a eu l'amabilité de nous gratifier.Chawki Mostefaï fera remarquer en introduisant son récit qu'il a fait partie des «personnes qui ont eu à prendre des décisions urgentes et assumer des responsabilités importantes. C'est le cas de Saïd Amrani et de moi-même qui avons la chance et l'avantage d'être deux survivants de cette direction politique qui a marqué un tournant décisif dans la marche de notre pays vers son indépendance».«Il fallait frapper un grand coup»Mai 1945. A l'approche de l'Armistice, un consensus s'était dégagé au sein des formations politiques algériennes de l'époque, de mettre à profit les célébrations de la victoire des Alliés sur le nazisme pour faire entendre la voix du peuple algérien. Il était également important, souligne Mostefaï, de démentir l'idée selon laquelle les Algériens, par pragmatisme, s'étaient ralliés à Hitler.«A la direction du PPA, écrit-il, nous étions conscients que les effets conjugués de la propagande française, relayée par celle des Partis communistes algérien et français, devaient être combattus avec toute la vigueur nécessaire si nous ne voulions pas laisser accréditer aux yeux du camp occidental l'idée que le ??peuple algérien était l'allié de l'Allemagne nazie''.Il fallait frapper un grand coup et démontrer, au moment de la célébration prochaine de la victoire définitive du camp de la démocratie sur l'hitlérisme, que le peuple algérien, partisan de la démocratie et de la liberté des peuples, entendait célé- brer dans la joie et l'enthousiasme la fin du cauchemar né de l'hitlérisme et son équivalent, le colonialisme, contre lesquels le peuple algérien a consenti les plus grands sacrifices sur tous les fronts de la guerre et autres Cassino.»Chawki Mostefaï poursuit : «Et pour profiter au maximum du retentissement médiatique, à l'échelle mondiale, de la victoire des pays de la Charte de l'Atlantique, l'Algérie devait fêter sa victoire en tant que peuple, en tant que nation opprimée, indépendamment de la France et de ses institutions, en arborant tout haut l'emblème de sa propre souveraineté.C'est ainsi que nous décidâmes, au sein du comité directeur, de défiler le jour des manifestations de la victoire, en arborant le drapeau de l'Etoile nord-africaine et du PPA en tête des cortèges.» Décrivant l'atmosphère qui régnait à la veille de ces grands chambardements, l'ancien responsable PPA note : «Depuis le mois de mars 1945, la défaite alle- mande s'avérait imminente. Le mouvement des AML (Les Amis du Manifeste et de la Liberté de Ferhat Abbas, ndlr), avait pris un développement fulgurant, et ce, à l'échelle du territoire national, dû pour une bonne part à l'action de l'organisation du parti PPA.L'état d'esprit de la population était mar- qué par l'impatience et le désap-pointement devant le refus obstiné de l'autorité locale et du pouvoir métropolitain d'accorder une quel- conque attention aux revendica- tions nationales, même quand elles sont empreintes de modération et d'esprit de compromis. Les Alliés anglo-américains accordaient à la France le privilège du monopole colonial dans le traitement des affaires politiques en Algérie et ailleurs, en vertu de la priorité de la guerre sur toute autre préoccu- pation.»«La répression a dévoilé le vrai visage du colonialisme»Au sujet de la «paternité poli- tique» des manifestations du 8 Mai 1945, Chawki Mostefaï relève : «La question de savoir qui a décidé et organisé les manifestations du 8 Mai 1945 à travers le territoire algérien a fait l'objet d'interprétations diverses et généralement erronées.» D'après lui, «les défilés de la victoire qui sont la cause déclenchante des événements douloureux de Mai 1945 ont été organisés par le PPA et le PPA seul». Quid des AML de Ferhat Abbas ' «Il paraît évident que Ferhat Abbas et ses amis n'ont pas manqué, non plus, d'y avoir songé. Mais le fait est que, engagé solidairement dans le cadre des AML, nous avons naturellement proposé à l'instance dirigeante de ce mouvement d'en prendre la paternité», assure-t-il.Le point d'achoppement avec Ferhat Abbas, souligne Mostefaï, a été l'exhibition du drapeau algérien et le contenu des mots d'ordre. «La proposition était acceptable, sous réserve de non déploiement du drapeau qui représente une atteinte directe et flagrante à la souveraineté française et entraînerait immanquablement une action répressive immédiate», indique l'ancien ambassadeur du GPRA en parlant des réserves émises par Ferhat Abbas.Malgré l'intransigeance du PPA quant à ses mots d'ordre indépendantistes, M. Mostefaï insiste sur le caractère résolument pacifique des manifestations tel que traduit par les consignes du parti. «Un ordre du jour, rédigé de mes propres mains et décidé par la direction du Parti en vue de réitérer, d'une manière pressante et insistante, les consignes de précaution et de prudence face à d'éventuelles provocations, fut diffusé à toute l'organisation», affirme-t-il.Et de s'interroger : «Comment expliquer qu'une intention, qu'un objectif de nature essentiellement pacifiques débouchent sur une tragédie de cette dimension '» Il répond dans la foulée : «Il est clair que la manifestation de Sétif au cours de laquelle le jeune Bouzid Saâl a trouvé la mort, à l'instar de ses collègues porteurs du drapeau vert et blanc, à Alger, Blida et Oran, le 1er Mai, aurait pu en rester là si les consignes données par la direction, et les efforts déployés par les responsables (témoignages de Mahmoud Guenifi, de Taârabit) pour désarmer, dissuader et disperser les manifestants ivres de vengeance, n'avaient pas été sournoisement et savamment sabotés par les agents de l'ordre public, commissaires et inspecteurs de police en tête, et civils européens, tirant à partir des fenêtres d'immeubles.Vu l'état d'esprit des populations, rurales notamment, qui étaient majoritaires dans les cas de Sétif et Guelma, et qui étaient, par tradition ancestrale, venues armées de gourdins, couteaux et autres armes à feu, dont la plupart avaient été confisquées par les services d'ordre, les manifestants réagirent dans un réflexe de vengeance et de haine accumulée et transformèrent rapidement le défilé en émeute. C'était, de toute évidence, le secret espoir des autorités lesquelles subissaient les pressions des populations européennes qui réclamaient, depuis quelque temps déjà, une répression exemplaire du Mouvement nationaliste».Le docteur Mostefaï a sans doute trouvé les mots justes pour qualifier la sauvagerie de la répression qui a suivi le soulèvement populaire du 8 Mai 1945 lorsqu'il écrit : «Les événements de Mai 1945 ont dévoilé le vrai visage du colonialisme : sanguinaire, aveugle, impitoyable. C'est à un combat sans merci qu'il faut se préparer. Telle est la conclusion qui s'est imposée à nous». La répression est telle, relate Chawki Mostefaï, que la direction du Parti est obligée d'émettre un ordre d'insurrection générale à titre de diversion pour la nuit du 23 au 24 mai 1945. L'objectif est de desserrer l'étau sur le Constantinois, la région étant en proie à un déluge de feu.Une insurrection de diversion pour desserrer l'étau«Vers le 10 et 11 mai, des mili- tants de Sétif et Guelma sont venus chercher de l'aide, supplier le Parti de faire quelque chose pour sou- lager la région, plongée dans un enfer de tueries et de destructions ; ils demandaient des armes pour se battre. ??Aidez-nous par pitié'', répétaient-ils. Nous étions une petite poignée de dirigeants qui se trouvèrent brutalement confron- tés à une situation d'une extrême gravité. La direction restreinte se composait à ce moment-là de cinq ou six personnes. Hocine Asselah, Hadj Mohamed Cherchalli, Saïd Amrani, Chadly El Mekki, Ahmed Bouda et moi-même.»«Nous avons vécu 48 heures de réunion non- stop, à l'affût des moindres in- formations qui nous rapportaient l'aggravation des massacres de po- pulations et nous faisaient prendre conscience de la distance qui sépa- rait nos ambitions de nos capacités. Y avait-il place pour une action politique quelconque ' Pouvait-on suspendre la tuerie en alertant les médias à l'échelle mon diale ' Fallait-il décider de manifestations de masses pour contrecarrer une action génocidaire sans risque de voir ces actions dégénérer en jacqueries entraînant les massacres à l'échelle du pays '»L'option qui sera retenue, en dernier ressort, consistait à déclencher, par les seuls militants du PPA, des actions dans les autres régions en guise de «contre-feu». «Le vote intervenu fut unanime pour décider de créer des centres de fixation des forces répressives», témoigne l'ancien membre dirigeant du PPA-MTLD. «La décision est prise. Non d'une insurrection générale proprement dite (...) mais en vérité d'une action de diversion.» Celle-ci ne tardera pas à faire son effet : «Sétif et Guelma assistaient à des déplacements de troupes qui prenaient la direction de l'Algérois, et enregistraient un certain ralentissement dans les actes répressifs.Il semblait que notre analyse était correcte et que la menace d'actions considérées comme le début d'une insurrection armée généralisée avaient été prises en considération par les autorités coloniales (...). Notre objectif principal de soulager la pression exercée sur les populations, rurales notamment, était en train de se réaliser sous nos yeux.» Si la machine punitive coloniale recule, la direction du PPA clandestin se retrouve confrontée à un autre casse-tête : fallait-il arrêter ou continuer 'C'est qu'il n'était pas aisé, en effet, de donner consigne aux militants de tout stopper après les avoir préparés à un dessein aussi exaltant. «Nous aurions l'air de quoi ' On mobilise des militants qui vont aller au casse-pipe (...), on les appelle aujourd'hui à prendre les risques d'une guerre et demain à réintégrer leurs pantoufles '» fulmine le docteur Mostefaï. «Et puis, je me rappelai, à un moment donné, les paroles de Mohamed Lamine Debaghine quand je lui avais annoncé le projet de déclenchement, par les étudiants, de l'insurrection armée pour le 1er octobre 1940 : ??Une insurrection qui échoue fait plus de mal que de bien.''Les révoltes antérieures, pour ne citer que celles de l'Emir Abdelkader, Zaâtcha, Ouled Sidi Cheikh, El Mokrani, Bouâmama et tant d'autres n'ont eu d'autres résultats que la répression féroce et sanglante, génocidaire, la spoliation de centaines de milliers d'hectares de terre, la destruction des villages, l'asservissement de la population qui, soumise, ne mettra que de longues décennies à retrouver petit à petit le chemin de la liberté et de la lutte pour son indépendance», analyse-t-il avec lucidité. Verdict : le 18 Mai 45, la direction du PPA décide «d'arrêter les frais» et vote le «contre-ordre».«L'ère de la revendication platonique est définitivement enterrée»Le parti nationaliste se fixe, dé- sormais, pour mission de «capitaliser» le traumatisme de 1945 pour mieux enclencher la dynamique libératrice. «Ma position était qu'il fallait annuler l'ordre dit d'insurrection pendant qu'il était temps. De cette façon, nous préserverions, pour notre peuple, pour notre organisation, toutes les chances de reprendre le projet dans de meilleures conditions, de maturité, de confiance, de préparation technique et politique. Notre première tâche est de poser, au sein de notre organisation, la question de la stratégie générale de lutte. Au point de vue du développement de l'idée d'indépendance, nous avions accompli un pas considérable.Entre 1940 et 1945, l'Algérien ne se reconnaît plus. Il a pris conscience de lui-même, de sa situation, de ses moyens et de ses ambitions», positive Chawki Mostefaï en bon stratège. «Ce 8 Mai 1945, dissèque-t-il, a coûté cher à notre peuple, certes, mais il nous aura rendu un immense service : celui de nous faire comprendre que l'ère de la revendication platonique est définitivement enterrée, que l'incantation verbale de l'indépendance est largement dépassée ; que Mai 1945 constitue une charnière dans l'ordre mondial et que la lutte contre la domination coloniale doit prendre une tour- nure concrète, réaliste, efficiente, patiente et constructive pour créer un nouvel équilibre de force entre nous et l'adversaire.»Pour le docteur Mostefaï, «ce rapport de force sera moral, culturel, technique, scientifique, économique, diplomatique, politique, pour sous-tendre la préparation, la formation, l'accumulation des moyens de la lutte armée. La lutte contre l'oppression coloniale dans un pays qui est une colonie de peu- plement ne peut pas connaître le succès sans le recours aux armes. Ce recours aux armes est le point de passage obligé pour amener la puissance coloniale, quelle que soit sa force, à envisager de négocier. A partir de là, la Révolution libéra- trice entre dans une période de flux qui la mènera jusqu'à la victoire finale».Et l'histoire donnera re- marquablement raison à Chawki Mostefaï et à ses frères d'armes les plus irréductibles. Des millions de Saâl Bouzid piaffaient d'impatience d'en découdre, drapeau à la main. Ils seront admirablement servis. Moins de deux ans après les massacres, l'Organisation spéciale est créée. Ses membres constitueront le noyau dur du futur FLN. Dans une de ces formules dont il a le secret, Chawki Mostefaï résume parfaitement cette filiation : «Le 8 Mai 1945 a enfanté le 1er Novembre 1954.»
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 30/05/2016
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Mustapha Benfodil
Source : www.elwatan.com