Algérie

Le 17 octobre des Algériens



Il n'y eut donc jamais de «terrorisme aveugle». Il n'a jamais été question, à aucun moment, pour les Algériens, de tirer au hasard sur de simples agents de la circulation. Une démonstration par l'absurde pourrait d'ailleurs suffire : si une telle directive avait été donnée, il y aurait eu trois ou quatre cents morts sur le pavé le matin même. Or, il n'y eut, en ces mois-là, sur la base de renseignements précis, qu'un maximum de quinze ou vingt exécutions de policiers. Mais, cette riposte eut beau être rigoureusement «sélective», cela n'empêcha pas une vaste campagne d'intoxication, téléguidée par le ministère de l'Intérieur et la préfecture de police sur le thème du prétendu «terrorisme aveugle» déclenché par le FLN. Cette campagne trouva un écho jusque dans la presse réputée sérieuse (Le Monde par exemple) et eut d'incontestables répercussions sur une opinion française à qui ces journaux montaient en épingle le moindre attentat contre un policier, alors qu'ils n'avaient pas eu un mot pour dénoncer des dizaines d'assassinats d'Algériens.La Fédération de France du FLN se trouva ainsi dans une situation paradoxale. Non seulement sa modération relative entraînait un malaise certain, mais cela ne lui était d'aucun profit dans l'opinion française. Bien pis : sa riposte (qui était une riposte minimum) alimentant la campagne sur le thème des «attentats aveugles», servait l'offensive policière en se retournant partiellement contre l'organisation.
C'est alors que Debré, Frey, Papon, jugeant le moment venu d'engager la dernière phase de leur «bataille de Paris», décidèrent de porter (ou, au moins, de se préparer à porter) au FLN ce qu'ils pensaient être le coup décisif.
Le 6 octobre, le préfet de police institua le couvre-feu à 20 heures pour tous les Algériens de la région parisienne.
Mais c'était précisément là la mesure qu'il était impossible de tolérer. C'était en même temps celle qui démasquait littéralement ses auteurs, car elle avait un caractère raciste évident, officiel, provocant presque, ce qui n'était pas le cas des mesures de répression antérieures, du moins sous cet aspect cynique et avoué. Bref, il s'agissait, de la part des autorités de police, d'une erreur tactique et psychologique capitale qu'il convenait d'exploiter
immédiatement : ainsi naquit l'idée du 17
octobre. (?)
Un responsable de la banlieue Est écrit dans son rapport : «Le 16 au soir, nos militants et nos militantes ont été mis au courant, des consignes ont été données : manifester pacifiquement, ne pas emporter d'objets compromettants, tels des armes, des couteaux ou même des drapeaux. Les militants étaient chargés du service d'ordre. S'ils étaient provoqués par la police, ils ne devaient répondre qu'en criant : ?A bas le couvre-feu ! Négociez avec le GPRA ! Vive le FLN ! Algérie indépendante ! Libérez les détenus !? » Un militant de Stains note de son côté : «Les mots d'ordre étaient expliqués en cours de réunion. Nous avions des consignes strictes : manifester pacifiquement, ne rien porter sur soi qui puisse compromettre le caractère pacifique et calme de notre manifestation. En outre, nous devions défiler dans une attitude digne de militants du Front de libération nationale, sans provoquer qui que ce soit. (?)
Les lieux et les heures de rassemblement avaient été tenus secrets jusqu'à la nuit du lundi 16, et souvent jusqu'au 17, pour éviter des fuites éventuelles. C'est dans l'après-midi de mardi que la plupart des points de rassemblement furent indiqués avec précision, par le canal de leurs responsables, à tous les Algériens : Concorde (de 20 heures à 21h30), République, Etoile, Opéra, place Saint-Michel, Alésia, etc. La transmission se fit avec une rapidité et une exactitude extraordinaires.
Aussitôt après leur travail, les Algériens, alertés, rentraient se changer chez eux. Ils se sont préparés comme pour une fête, plusieurs militants l'ont noté dans leurs rapports.
L'un d'eux : «Les femmes courent les unes chez les autres. On entend : ?Farida, tu te prépares pour 8 heures !? Une voix réplique joyeusement : ?Déjà prête, ma s?ur !? Les enfants discutent dans les couloirs : ?Papa et maman m'emmènent à la fête.? Et, dès 8 heures, les gens commencent à sortir et à se diriger au lieu de rendez-vous indiqué. Malgré une pluie torrentielle, les chefs de famille au milieu de leurs enfants et de leurs femmes marchent avec fierté. Sur les grandes rues et sur chaque trottoir, les vaillants militants n'ayant peur de rien s'avancent avec fermeté, malgré qu'ils vont heurter la mort.»
Le mot d'ordre fut suivi à 95%. Seuls restèrent des femmes obligées de garder de très jeunes enfants (âgés de moins de sept ans) et des vieillards qui se chargeaient de la surveillance des maisons désertées. Dans les lointaines banlieues, des milliers d'Algériens commençaient ainsi dès 7 heures du soir, par les moyens les plus divers, à se diriger vers les portes de Paris.
Un militant de Stains raconte : «Nous sommes sortis de Stains à 19h30. Au Globe de Stains, les bus 142 ne voulaient pas s'arrêter. Nous avons marché jusqu'au Barrage Saint-Denis. De là, nous avons pris le 268 jusqu'à la Porte de la Chapelle. Et de là le métro. Quand nous sommes descendus à la Concorde, des policiers, pistolet au poing, crièrent: ?Les Algériens, arrêtez !? Tous les frères se sont arrêtés.
Ils étaient environ cinq cents. Dans le tunnel du métro, nous fûmes encerclés par des CRS. Des policiers mettaient de côté les femmes algériennes, voulurent les faire sortir. Mais les s?urs ont déclaré qu'elles restaient auprès de leurs frères.
Les policiers commencèrent à nous placer par groupes de vingt et nous font avancer. Quand ils arrivent à un tunnel, ils trouvent une soixantaine de policiers armés de manches de pioche, qui se mettent à nous massacrer.» (?)
Sur les quais, se trouvaient des CRS armés de mitraillettes et de manches de pioche. La police est entrée dans les wagons et nous a fait sortir à coups de poing. Il y avait sur les quais une dizaine de frères tombés inanimés. La police nous insultait en disant : ?On vous a coincés comme des rats. On va vous fusiller comme les cadavres que vous voyez ici. Dites au revoir au FLN.? Un frère a commencé à faire un discours. Il était sérieux et calme. Il a dit : ?On en a marre du couvre-feu, la moitié de nos frères ont été noyés dans la Seine par la police ces derniers temps. Alors, aujourd'hui, on est venus manifester pour mettre fin à ces mesures barbares, arbitraires.? La police nous répond que nous sommes tous du FLN. Nous sommes restés dans les couloirs de correspondance pendant plus de quatre heures. Il faisait terriblement chaud. (?)
De tout notre groupe, il ne restait qu'un regretté Algérien que je ne connais pas et moi-même. On était tous les deux gravement blessés. Les policiers nous ont dit qu'ils nous emmenaient chez un docteur. Nous sommes remontés tous les deux dans la voiture. Il y avait le chauffeur et un agent armé d'une mitraillette. Quand la voiture a démarré, je ne sais si le policier fut saisi d'une crise de folie, ou s'il a agi par esprit répressif, en tout cas, il avait la bave à la bouche, les yeux fous. Il élevait son gourdin à hauteur de la tête et nous l'abaissait de toutes ses forces sur tous les membres du corps. Le frère qui était avec moi est tombé évanoui sous les coups. Quand la voiture s'est arrêtée, le chauffeur est descendu et nous a dit de descendre. Toujours sous la menace de la mitraillette, nous sommes descendus et ce que nous avons vu nous a fait entrevoir que notre mort était proche.
On a commencé à faire des prières, nous avons compris. L'eau froide de la Seine était à deux mètres. C'est cela le docteur pour mettre fin à nos souffrances. On ne pouvait pas bouger, nous avions deux visions hallucinantes, le canon de la mitraillette et l'implacable eau froide. Un des policiers a levé la matraque et commençait ses sévices. Il nous matraquait dans l'espoir de nous faire perdre connaissance pour couler plus vite et avoir une mort plus certaine. Dans un suprême élan de conservation, le frère algérien et moi, nous nous sommes enlacés et nous avons invoqué nos mères et Dieu à notre secours. Le policier, fou de haine et voyant que nous étions solidaires même devant la mort, a porté un coup de matraque si terrible, oui, si terrible, que le cerveau de mon pauvre compagnon m'a éclaboussé la figure. Je n'ai pu entendre qu'un râle d'agonie, le frère martyrisé est mort dans mes bras. Voyant cela, le policier m'a assené un dernier coup sur la nuque. Avant de tomber dans l'inconscience, j'ai entendu dire le policier : ?Ils sont morts, balance-les.? Quand j'ai repris la notion des choses, je croyais qu'il pleuvait ; j'étais tout bonnement dans l'eau. Je flottais au ras de l'eau et c'est la providence si je n'ai pas coulé. Sur la nappe d'eau, il y avait des taches de sang : mon pauvre compagnon a coulé».


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