Algérie

Le 14 janvier et l'infini



Autour d'un feu aux longues oreilles, une nuit, un groupe de voyageurs discute de comment chacun a fait, fera ou fait encore la Révolution.
Le Tunisien dit «moi j'ai utilisé Facebook. Sur Facebook j'ai mis les noms et les images de ma vie, de ma mort et de la vie après la mort. C'est comme ça que j'ai fait tomber le Dictateur : il ne voyait rien, moi je voyais tout». L'Egyptien dit «moi j'ai El Jazeera. Elle a tout vu. Les noms et les visages et les images. Avec elle, le monde ne pouvait pas faire semblant de n'avoir rien vu. Et moi, je me voyais de dos, de face, d'en haut et de l'intérieur. Cela ma aidé à croire que j'existe : j'avais la preuve de moi-même par mes propres yeux».
L'Algérien réfléchit et dit «moi j'ai mes yeux. Je n'oublie jamais. Ni les visages, ni les images, ni les noms. Un jour je finirais par me rencontrer, me délivrer, me donner la main et me pardonner et m'armer et me soulever». Alors le Syrien a dit «moi j'ai mon téléphone portable : il a les noms, les visages et les images de tout ceux qui ont assassiné. Mon martyr est multimédia. Mon décès est en 3D. Vous appuyez sur un bouton et vous sentez tous : comment je suis mort, comment ils m'ont tué et comment je suis passé de la chaussure vers l'infini et du cri à la tombe et du slogan à la fin du monde et de la soumission à la révélation».
Le Yéménite explique. «Pour moi, c'était un peu de tous. J'ai filmé, je me suis rappelé. J'ai dit, crié et je suis mort et je suis encore là. J'ai brûlé un dictateur et il est encore vivant. La dictature m'a tué et je suis encore là. Mon histoire n'est pas encore finie. Mon seul tort est que j'habite un coin perdu du monde où le monde ne fait pas attention à sa propre existence. Je dois me battre contre la mort et contre l'insignifiance».
Le Marocain a dit «moi, j'ai marché ; dans la rue puis dans la combine qui s'est payée ma tête. Je voulais des réformes et on m'a réformé».
Le Saoudien prend alors la parole. «Chez nous, c'est différent. Quand on est soumis au Roi on dit Allah ou Akbar en murmurant .Quand on est d'El Qaïda, on dit Allah ouakbar en hurlant. Dans les deux cas on meurt pour rien. Pour le moment. Le Roi se cache derrière Dieu et Dieu est invisible. C'est compliqué».
Un Irakien passe. Il voit le groupe et s'assoit. «Chez moi, on a trois trous. Dans le premier, on a trouvé du pétrole. Dans le second, on a trouvé Saddam. Dans le troisième, on a creusé trois autres trous : l'un pour les kurdes, l'autre pour les chiites et un dernier pour les sunnites». L'Egyptien intervient : «Moi, la révolution a commencé quand on a torturé un jeune dans un commissariat jusqu'à l'envoyer chercher ses chaussure chez Dieu. Il s'appelait Khalid Saïd».
Le Tunisien dit alors : «Pour moi, ça a commencé quand une policière a frappé un vendeur de bananes qui s'est brûlé. Il s'appelait Mohammed Bouazizi».
Le Syrien dit : «Pour moi, on a commencé quand des enfants ont été arrêtés à Daraa et qu'on leur a arraché les ongles. Quand on est parti voir le colonel des Moukhabarate, il nous a dit : oubliez vos enfants. Faites-en d'autres et si vous ne savez pas comment faire amenez-nous vos femmes. Les enfants avaient été tellement torturés qu'ils n'avaient plus de noms».
Le Libyen, encore en sueur, rejoint alors le groupe. «C'est pareil pour nous. Ça a commencé à Benghazi avec un avocat. Il avait été arrêté puis relâché. Le peuple a compris qu'il pouvait bénéficier du même privilège : être relâché après 42 ans de garde à vue. On n'avait pas besoin de noms. On avait celui de nos ennemis».
L'Algérien se tait longtemps mais trouve une réponse. «Chez nous, ça n'a pas encore commencé parce qu'on a avait trop de noms. Il fallait écouter un seul mort et le suivre. On ne l'a pas fait. La révolution commencera quand on aura le nom du mort, comme vous, et le nom du dictateur. Chez nous, on n'a pas les deux. Ils sont deux cents Ben Ali et un million et demi de vieux martyrs et 200.000 de nouveaux martyrs ».
Le Yéménite songeur expliquera alors. «Chez moi, ça a commencé quand nous avons vu que cela est possible ailleurs, même à la télé. On a fait l'inverse : on avait le nom du dictateur mais pas encore le nom du martyr et du torturé».
Tous se retournèrent alors vers un dernier voyageur, sombre et silencieux, et qui mâchait ses étoiles avec ses cheveux et son front. «Et toi, tu es Jordanien ' Bahreïni ' Qatari peut-être ' Ou Mauritanien ' Raconte-nous ta mort, ou ta vie, ou ta vie promise ou ton torturé et qui a marché sur tes os ou qui a volé ton pays. Raconte».
Le Voyageur s'éclaircit la voix et murmura. «Moi je suis le peuple inconnu. L'arabe errant. La suite de l'histoire. Le tome II du cri et le maçon de la Grenade future. Certains m'appellent Ibn Khaldoun». Tous hochèrent la tête. Un oiseau passa dans le ciel et indiqua l'heure à l'infini. Dans le désert, un grain de sable soupira d'amour pour une comète furtive.


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