Lalla Zineb l'insoumise à la tête de la zaouia d'El Hamel en 1897(El watan du 20/04/2013)
Dans la Zaouïa d’El Hamel et dans le grand salon de réception, trônent les portraits de l’Emir Abdelkader, du Cheikh Mohamed Belkacem, fondateur des lieux, du Bachagha Mokrani, ainsi que ses armes, et les portraits des autres membres de la famille qui se sont succédé à la tête de la Zaouïa.
Mais il manque toujours le portrait de Lalla Zineb qui a pourtant assuré la gloire du lieu. un oubli ou un trou de mémoire concernant cette femme qui a traversé, il y a plus d’un siècle, comme une comète le ciel de l’islam. Pourquoi tant d’auteurs européens lui ont consacré des pages vibrantes et que rien – du moins à ma connaissance – n’a été entrepris sur elle en Algérie, sinon un ou deux articles de journaux ? Pourquoi, au début du siècle dernier, une écrivaine américaine, Helen Gordon, traverse l’Atlantique pour visiter la Zaouïa d’El Hamel ? Pourquoi l’Université de Berkeley lui consacre une étude monumentale et que l’Université algérienne semble en ignorer l’existence? Pourquoi la photo de cette grande dame, que l’on trouvait dans tous les souks d’Algérie, manque toujours, là où elle a œuvré ?"
Le vendredi 31 août 1877, le Cheikh de la Zaouïa d’El Hamel, Mohamed Belkacem, âgé alors de cinquante-sept ans, se rend, après un malaise cardiaque, chez le cadi de Tamsa, village non loin de Boussaâda, pour rédiger son testament. Il lègue tous ses biens à son enfant unique, «Zeineb, et aux enfants, garçons et filles pouvant lui naître ultérieurement». L’héritage est colossal. Le cheikh est à la tête de la confrérie la plus puissante du pays, la Rahmaniyya, et sa Zaouïa d’El Hamel comptait alors le plus grand nombre d’adeptes. En 1895, le cheikh commence à montrer des signes de fatigue.
Connaissant le poids de la confrérie, le gouverneur général ordonne au commandant de la place de Boussaâda de faire une enquête sur les éventuels successeurs. Le commandant dépêche à El Hamel le capitaine Crochard. Ce dernier fait une enquête approfondie sur le neveu du cheikh, Sidi Mohamed, pour «s’assurer de ses aptitudes, de son état d’esprit et de ses sentiments envers la France». Il jette son dévolu sur le personnage qui lui semble «acquis à la France», mais émet toutefois quelques réserves : «Il est d’intelligence moyenne, mais il est ambitieux, orgueilleux, et enclin à l’excès.»
Le capitaine précise également que Sidi Mohamed ne jouit pas d’une grande estime auprès des adeptes de la Zaouïa qui le considèrent comme «rapace et avare». Cependant, il sera le candidat de l’armée française. Le 10 mars 1897, le capitaine Crochard assure qu’il a reçu une lettre du cheikh de la Zaouïa lui confirmant qu’il désignait Sidi Mohamed comme son successeur.
Deux mois plus tard, le mercredi 2 juin 1897, Cheikh Mohamed Belkacem meurt d’une crise cardiaque alors qu’il rentrait d’un séjour à Alger. Conformément à la tradition, le Cheikh est ramené à El Hamel pour y être enterré le lendemain à proximité de sa maison. Une foule immense se presse à la prière du mort. Son neveu, Sidi Mohamed, se voit déjà Cheikh de la zaouïa. Après l’enterrement, il se précipite aussitôt dans les appartements du Cheikh pour en prendre possession.
Mais là, il se heurte à sa cousine, Lalla Zineb, qui lui exhibe le testament de son père, rédigé en 1887, et lui annonce qu’elle est la seule héritière légitime ! Même si elle a passé toute sa vie recluse dans le gynécée de son père, Lalla Zineb avait accès à la vaste bibliothèque de son père. Elle avait suivi, dans la petite mosquée attenante à la maison du cheikh, des cours d’arabe et de théologie. Enfant unique, elle a dû profiter de tous les récits de voyage de son père et l’enfance passée avec les enfants des réfugiés Mokrani lui a sûrement ouvert les yeux sur les réalités du colonialisme.
Surpris, puis désarçonné par la réaction de sa cousine germaine, Sidi Mohamed lui montre alors la lettre-testament du cheikh. Elle lui rétorque qu’elle a été arrachée de force par les militaires français à son père et qu’elle ne la reconnaissait pas. Furieux, Sidi Mohamed tente de l’enfermer à double tour dans la maison du cheikh dotée de six lourdes portes. Mais en vain. Dehors, une altercation violente éclate entre partisans de Lalla Zineb et ceux de son cousin.
A la prière du aasr, Lalla Zineb sort, le visage nu. Elle a 35 ans. Pour la première fois de sa vie, elle voit des hommes et, pour la première fois, des hommes la voient. Sidi Mohamed harangue la foule et la met en garde contre cette hérésie – «une femme à la tête de la confrérie la plus importante du pays, c’est un comble !» – et il cite des hadiths du Prophète maudissant les nations qui se laissent commander par les femmes. Mais la foule penche pour Lalla Zineb. Il faut dire qu’elle ressemble comme deux gouttes d’eau à son père.
D’après une tradition orale, la terre aurait alors tremblé et les hommes auraient entendu le Cheikh Mohamed Belkacem crier depuis sa tombe : «C’est ma fille qui a ma baraka.» Comme les miracles sont faits pour exaucer les rêves des hommes, nous croyons en celui-ci.
L’écrivain et armateur français, Paul Eudel, qui l’a rencontrée quelques années après ces faits, en donne cette description : «La marabouta ne porte pas le voile ordinaire des femmes de sa religion, sa figure est découverte. C’est une femme d’une trentaine d’années au visage émacié, d’une maigreur ascétique, avec des yeux intelligents et doux. Ses vêtements blancs, épais et lourds, donnent d’abord l’impression d’une abbesse du grand siècle.»
Au cercle militaire de Boussaâda, c’est la consternation totale. Le capitaine Crochard écrit : «Cette femme a détruit tout ce que j’ai mis en place». Le commandant Fournier alerte l’état-major à Alger et demande s’il faut prévoir une intervention militaire pour destituer la «rebelle» et introniser Sidi Mohamed. En attendant, l’armée préfère temporiser et dépêche, le lendemain, le capitaine Crochard à El Hamel pour tenter de ramener Lalla Zineb à la raison.
L’entretien du mois de juin 1897, consigné par l’interprète, est un chef-d’œuvre de tactique. L’officier s’efforce de faire revenir Lalla Zineb sur sa décision. Elle lui répond de nouveau qu’elle considère la lettre de son père comme un faux. Et quand l’officier élève le ton, Lalla Zineb se rappelle les récits des rescapés Mokrani. Elle se souvient de tous les chefs de confrérie écrasés par la machine de guerre coloniale, les Ouled Sidi Cheikh, les Bouamama, les Haddad. Il serait suicidaire pour elle d’aller à la confrontation, de déclarer, comme l’ont fait les autres chefs de confrérie, la guerre pour l’honneur. Elle va alors décider d’attaquer l’administration coloniale sur son propre terrain : le droit colonial. Elle annonce à Crochard qu’elle va porter plainte en justice contre lui et ses supérieurs.
L’officier quitte la zaouïa furieux et envoie ce rapport à Alger : «Passionnée au point de haine, audacieuse au point de l’insolence et de l’impudence, très hautaine et avide de traitement déférent, elle affiche dans les pires façons les qualités de son père, sa charité n’est rien d’autre qu’extravagance, elle n’hésite pas à tromper ou à faire de fausses accusations pour poursuivre le plan d’action qu’elle a en tête.»
Le soir même, Sidi Mohamed revient à l’attaque et propose à Lalla Zineb un marché : il l’épouse et ils se partagent à eux deux la direction spirituelle de la Zaouïa. Lui dehors et elle au foyer. La proposition plonge Lalla Zineb dans une haine définitive de son cousin et elle lui déclare la guerre. Il faut dire aussi que l’enjeu est de taille. L’héritage du Cheikh est estimé à deux millions cinq cent mille francs. Une fortune! Pour avoir une idée de cette somme, il suffit de savoir qu’en 1890, dans le département d’Alger, les colons payent, en moyenne, 1,50 fr par jour, les ouvriers occupés aux labours, sulfatages... Pour les vendanges, l’ouvrier ne gagnait que 1,25 fr.
Lalla Zineb, très remontée, le congédie aussitôt. Elle refuse le mariage et crie qu’elle fait vœu de chasteté à jamais ! Sur ce, elle interdit aux étudiants et au personnel de la Zaouïa d’obéir aux ordres de son cousin et décrète qu’il est interdit d’accès à la bibliothèque, aux salles de cours, aux bâtiments, et qu’il ne peut détenir aucune clef des entrepôts de la Zaouïa. Pour justifier cet acte, elle déclare que «l’attachement excessif de Sidi Mohamed aux choses de la vie est antinomique avec la dimension spirituelle d’El Hamel et risque de mettre en péril le caractère social de la Zaouïa». Elle adresse en même temps une lettre circulaire à l’ensemble des Zaouïas rattachées à El Hamel où elle prévient : «Quiconque parmi les Rahmaniya rejoindra le camp de mon cousin ne pourra plus espérer voir s’ouvrir devant lui les portes de Lalla Zineb.»
Elle ne s’arrête pas là. Au mois d’août 1897, elle décide de porter plainte contre son cousin et contre l’administration militaire. Le 17 septembre, elle se rend à Boussaâda pour rencontrer son avocat ! Un personnage que ce maître Maurice l’Admiral, un Martiniquais, connu pour ses positions anticoloniales et que l’on retrouvera plus tard comme défenseur des insurgés de Margueritte, révolte de la région de Miliana que certains militaires voulaient attribuer à Lalla Zineb.
Non contente de faire jouer la justice française contre l’armée, elle fait la leçon aux autorités coloniales, leur rappelant, par l’intermédiaire d’un avocat noir, la promesse de la France de «respecter les populations indigènes» et elle enfonce le clou, en accusant de misogynie ses adversaires ! Le génie de Lalla Zineb est là. Elle a compris qu’après 70 années de guerre à outrance et de famines, plus personne ne pouvait à ce moment affronter militairement la puissance coloniale, mais qu’il était possible d’investir le champ politique et c’est en cela que son action anticipe la naissance du mouvement nationaliste.
Le procureur général d’Alger, alerté par le réquisitoire de Lalla Zineb, contacte en octobre 1897, le gouverneur général d’Algérie, Jules Cambon. Ce dernier, nommé en 1891, se démarque de tous ses prédécesseurs. Homme de culture, il sera, plus tard, élu à l’Académie française. Bête noire des colons depuis qu’il a ouvert l’instruction publique aux indigènes, il était aussi le premier à nouer un dialogue avec les chefs des confréries algériennes et à s'intéresser au soufisme. Il convoque alors le commandant de la division d'Alger, le général Collet-Meygret, pour lui signifier que le bureau militaire de Boussaâda devait renoncer à toute intervention dans les affaires de la Zaouïa d’El Hamel.
Lalla Zineb triomphe. Elle va sortir d'El Hamel, elle qui a passé sa vie enfermée, va s'enivrer de voyages. Elle va sillonner le pays à bord de sa calèche tirée par trois chevaux et que conduit un cocher avec un «fez rouge et une redingote boutonnée jusqu'au cou». Elle parcourt les Hauts-Plateaux, distribuant partout où elle passe de l'argent aux démunis et offrant des repas qui peuvent réunir jusqu'à mille personnes.
Le capitaine Crochard qui la suit partout tente d'alerter Alger : «Cette femme est en train de vider les caisses de la Zaouïa et nous allons bientôt nous retrouver avec tous ces démunis sur le dos.» Il ajoute : «Elle a gratifié un médecin français de 2500 francs pour une visite médicale.» En 1898, elle fait venir de France un maître bâtisseur pour construire une mosquée mausolée à la mémoire de son père. L'ouvrage colossal, érigé avec une main d'œuvre venue du Maroc et des céramistes de Tunisie, lui coûte une fortune. Mais comme chacun le savait alors, Lalla Zineb ne compte pas. Certaines traditions locales l'accusent d'avoir ruiné la Zaouïa, mais elles sont contredites par les témoignages de l'époque. Léon Lehuraux, auteur de Boussaâda, cité du bonheur, qui la rencontre en 1902, assure qu'elle «dirige la Zaouïa avec une autorité incomparable». Quant à l'armateur, Paul Eudel, il va jusqu’à comparer sa zaouïa à la cour du sultan du Maroc !
Entre-temps, Sidi Mohamed s'est réfugié dans sa maison, il a ouvert une zaouïa parallèle qui, selon les informateurs du bureau militaire, n'attire pas plus de trente personnes. Il entreprend la rédaction d'un ouvrage hagiographique sur la vie du Cheikh et rédige dans la foulée un ouvrage, Rissala latifa (Lettre de courtoisie), publié en 1902 par les éditions Fontana à Alger. Sidi Mohamed y fait un éloge vibrant de la République française : «Je déclare publiquement et du fond du cœur, en me basant sur des faits irrécusables, que le système de l'illustre Etat républicain est basé sur les principes de l'égalité et de l'équité, guidé par une politique éclairée. La République traite pareillement ses sujets, quelles que soient les différences de leur peuple, de leur race, de leur tribu ou de leur confession, les regardant avec tendresse et compassion, les couvrant tous du manteau de sa justice et il n'existe nulle part sur terre, une République aussi éclairée que la France!» Alors que Lalla Zineb se déplace toujours avec son secrétaire et son interprète, car elle ne connaît pas un mot de français, Sidi Mohamed manie cette langue avec aisance. Selon Paul Eudel, «il parle aisément notre langue, avec une prononciation lente et des intonations douces».
Au mois de juin 1902, la Zaouïa voit débarquer un personnage étrange, une jeune et belle européenne à cheval, habillée en cavalier arabe et qui se fait appeler Mahmoud Saâdi. C'est Isabelle Eberhardt. Née à Genève en 1877, sans filiation paternelle établie et dans la douleur d’une mère russe de confession protestante, juive d’origine. Isabelle Eberhardt découvre à vingt ans le désert. Durant sa courte vie, cette femme de lettres, souvent vêtue en homme, mène une vie aventureuse en Algérie et au Sahara, épouse un autochtone, se convertit à l'islam. Elle découvre Lella Zineb comme une vision : «Une femme portant le costume de Boussaâda, blanc et très simple, est assise. Son visage bronzé par le soleil, car elle voyage beaucoup dans la région, est ridé. Elle approche de la cinquantaine, dans les prunelles noires des yeux au regard très doux, la flamme de l'intelligence brûle, comme voilée par une grande tristesse.
Tout dans sa voix, dans ses manières, et dans l'accueil qu'elle fait aux pèlerins dénote la plus grande simplicité. C'est Lalla Zineb, la fille et l'héritière de Sidi Mohamed Belkacem». Eberhardt se confie à Lalla Zineb. Elle lui parle de ses angoisses, de sa recherche d'absolu, de ses errances, de sa folie des hommes, de ses passions pour les femmes. Lalla Zineb l'écoute sans broncher et finit par lui dire : «Ma fille... j'ai donné toute ma vie pour faire le bien dans le sentier de Dieu... Et les hommes ne reconnaissent pas le bien que je leur fais. Beaucoup me haïssent et m'envient. Et pourtant j'ai renoncé à tout : je ne me suis jamais mariée, je n'ai pas de famille, pas de joie.» Quelque chose semble unir à jamais ces deux femmes, de mondes tellement différents, mais liées dans leur solitude d'être réfractaires, coupables de vouloir disputer aux hommes leur place. Eberhardt quitte El Hamel, «ce coin perdu du vieil islam, si perdu dans la montagne nue et sombre, et si voilé de lourd mystère». Elle écrira plus tard qu'elle ne s'est jamais sentie aussi proche de quelqu'un comme de Lalla Zineb.
Le temps passe, Lalla Zineb assoit de jour en jour son autorité et sa réputation gagne tout le pays. Le gouverneur général demande à ce qu'on surveille aussi ses conversations avec Eberhardt et le capitaine Crochard adresse très souvent des rapports à l'état-major où il la dépeint comme une femme dangereuse, manipulée par les Mokrani.
De son côté, Sidi Mohamed ne désarme pas. Chaque année il adresse une requête au gouverneur pour lui demander l'intervention de la France et la restitution de son bien. Sept années ont passé depuis que Lalla Zineb a pris la tête de la Zaouïa. Elle est minée par les conflits, fatiguée par les voyages, ses bonnes œuvres et les travaux gigantesques qu'elle a entrepris. Elle est tout le temps secouée par une bronchite qui ne passe pas.
Au mois de mai 1904, Sidi Mohamed reçoit une lettre confidentielle du gouvernorat général : «Cher Cheikh, vous qui êtes un marabout devez connaître la patience. Nos médecins viennent de nous avertir que Lalla Zineb est atteinte d'une tuberculose et qu'elle n'en a pas pour longtemps. Patientez.» En effet, Lalla Zineb meurt à El Hamel, le samedi 19 novembre 1904. Le médecin militaire français, le docteur Sylvestre, constate qu'elle est décédée des suites d'une crise cardiaque due à une insuffisance respiratoire.
Femme libre et insoumise, elle meurt après avoir triomphé, non seulement de la volonté d'un homme, mais de toute une administration coloniale à qui elle a fait comprendre, dans la lignée d’une Fatma N’Summer, qu'on peut être femme et «indigène» sans renoncer à son droit, sa dignité et sa mission.
Mohamed Kacimi-El-Hassani
El watan du 20/04/2013
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Posté Le : 22/05/2013
Posté par : yaghmoracen
Ecrit par : Mohamed Kacimi-El-Hassani
Source : El watan du 20/04/2013