Algérie

La vieille qui a causé la ruine d’Agadir



La vieille qui a causé la ruine d’Agadir
A l’avènement des Beni Abd-el-Ouâd, l’histoire d’Agadir et l’histoire de Tlemcen, qui jusqu’ici avaient été séparées, se confondent.

« le quartier d’Agadir, dit l’abbé Bargès, était très peuplé au xiv siècle, mais les guerres presque continuelles que les rois de Tlemcen eurent à soutenir contre les princes des états voisins ayant considérablement affaibli la population de cette ville, les Tlemcèniens qui se trouvaient trop au large, dans la vaste enceinte d’Agadir, abandonnèrent à peu près ce quartier. Sous la domination des turcs qui succédèrent aux Beni-Zeyân, la plupart des habitants se retirèrent à Fès et dans le Maroc. Agadir désolée se vit transformer en une triste solitude. Les matériaux des anciens bâtiments servirent à la construction des nouvelles habitations ; les juifs enlevèrent les pierres taillées pour leur cimetière. Il ne reste debout que le minaret de la mosquée et une partie des remparts.

La légende qui va suivre se rattache à cette époque. Elle explique la mort de ce qui fut Agadir, le berceau de Tlemcen. Cette légende, très vivante encore dans la mémoire des habitants, veut que le sac et la ruine de la vieille cité aient été la conséquence de l’œuvre diabolique d’une sorcière édentée « el adjouz elli khlat Agadir », « la vieille qui a causé la ruine d’Agadir ». les mêmes termes injurieux s »emploient aujourd’hui encore pour désigner une commère dangereuse, à qui il faut témoigner la plus extrême méfiance.

La jeune femme d’un Cadi était allée un jour au bain maure. Elle se trouvait enceinte pour la première fois et la nature l’avait affligée depuis quelques jours de cette aberration des sens et de l’esprit que les femmes appellent « envies ». Envies inéluctables de manger un fruit rare ou hors saison, envie de goûter à un mets ou à une sauce apprêtés par un autre, alors que le même mets préparé par elle-même ne pouvait que lui donner la nausée. Près d’elle, assise derrière un baquet fumant, une mauresque se délectait de quelques olives noires qu’elle tenait dans le creux d’une qalette de froment éclatante de blancheur.

Aussitôt, humant le parfum, notre jeune épouse braque un regard attendrissant sur sa voisine. Elle pouvait bien goûter à quelques unes de ces olives appétissantes. Elle n’avait qu’à en demander pour être exaucée. La satisfaction donnée à un vœu exprimé par une femme enceinte ne trouve-t-elle pas sa récompense dans les jardins fleuris d’Allah ? Seulement une femme au rang élevé ne tend jamais une main demanderesse à une roturière inconnue. Aussi, la femme du cadi sut-elle dominer son ardente convoitise jusqu’à son retour à la maison.

Le soir, le mari rentra. La prière ayant été annoncée du haut de la tour, il accomplit ses dévotions, puis s’étendit de tout son long sur le sofa moelleux. La jeune femme s’affaira autour de son maître et seigneur. Elle est allée au bain durant l’après midi, elle en est revenue toute rose et toute fraîche dans ses robes légères, un parfum tenu, le musc subtil, s’exhale de sa blanche poitrine.
Son mari la contemple amoureusement. Elle, essayant d’intercepter ses regards, pose devant lui la maïda, ou table de famille, sur laquelle elle a placé une galette à tremper dans le miel et le beurre. Ayant poussé la cruche d’eau fraîche à côté, la jeune femme laisse échapper un « ouf » de désir et de lassitude. « Allah, s’exclame-t-elle, qu’il est délicieux de considérer le noir sur le blanc ! »

Le mari relève aussitôt la tête, intrigué, et dirige sur les yeux de sa campagne un regard farouche. « Oui, répète-t-elle, sans désemparer, quelle merveille que la contemplation du noir couché sur la blancheur ! »

Elle faisait allusion aux olives couchées sur le petit bain blanc, qu’elle avait contemplées au bain maure. Mais le mari, qui ne s’expliquait pas l’attitude de sa femme, interpréta différemment ces exclamations accompagnées de soupirs. Il s’estima trahi. Désemparé, il sortit de la chambre et alla quérir le vieux nègre attaché à la maison. Il obligea sa femme à le porter ligoté sur son dos. « Voilà le noir sur le blanc dont tu rêvais ! » vocifère-t-il, au paroxysme de la colère. Le supplice dura ainsi plusieurs jours.

Un beau matin, une vieille femme, el adjouz settout, vint frapper à la maison en l’absence du Cadi, qui était retenu à la mahakma par les devoirs de sa charge. L’épouse suspectée lui fit part de son infortune et de la jalousie féroce de son mari.

- En effet, dit la visiteuse, j’ai appris moi-même que ton mari cherche à se remarier et qu’il ne va pas tarder à t’amener une rivale sous ton propre toit. Cependant, si tu voulais bien m’écouter, je pourrai t’apporter le concours de mon savoir et de mon dévouement, car je possède le pouvoir magique de tempérer les ardeurs et de modifier la résolution des maris qui veulent trahir leurs épouses. Ce soir, quand ton mari se mettre au lit et fermera parfaitement les paupières, tu te muniras de son rasoir et, doucement, avec toutes les précautions possibles, tu couperas sous son menton deux, ou trois poils de sa barbe. Tu me les remettras demain et je m’en servirai pour te faire un philtre dont je t’indiquerai ensuite l’emploi, jamais désir de se remarie ne viendra hanter son esprit, et sa jalousie sera à jamais dissipée » La jeune femme tressauta de joie et comble la vieille femme de présents.

A peine avait-on achevé cet entretien qu’on entendit le lourd marteau de fer cogner la porte de la maison la porte de la maison. C’était le maître. L’angoisse s’empara des deux femmes. Dans sa précipitation à s’enfuir, la vieille, en prenant une sortie opposée, oublia ses babouches au seuil de la chambre. On ouvrit. Le cadi entra. Sa première attention se porta sur les babouches. Son épouse blême tremblait dans un coin « je comprends maintenant ! cria l’homme. Une entremetteuse ignoble était là, à l’instant. Je vois ces chaussures de vieilles sorcières qui passent leur existence à répandre dans les familles le fiel amer que distille Satan. Eh bien, je règlerai ton sort avant peu ! »
L’épouse eut beau se disculper, rien n’y fit. Ce jour là, le cadi retourne soucieux à son travail, cherchant dans l’ombre de son prétoire, les moyens d’une vengeance que la jalousie rendait plus âpre.

Le soir même, avant la prière, la vieille décidée à réaliser son plan diabolique, alla à la mahakma, se présenta à l’homme, et l’entretint comme suit : « Ta femme te trahit, ô Cheikh el-cadi, docte dépositaire de la loi immuable d’Allah ! un vague pressentiment me dicta le devoir d’aller ce matin rôder autour de ton auguste demeure. Que Dieu en fasse un habous dont bénéficiera seule ta noble postérité ! je remarquai alors quelques anomalies dans l’attention des passants et mon inquiétude se trouva justifiée. Ta femme ouvrit la porte, et, surprise de me voir immobile dans la rue, me fit signe d’approcher, me fit des confidences et m’offrit ces babouches que je porte aux pieds »

En effet, le cadi reconnut les chaussures qu’il avait rencontrées le matin sur le seuil de sa chambre. La vieille sorcière continua : « ton épouse me fit part de ses chagrins. Elle est décidée à te trancher la gorge un soir, quand tu seras complètement plongé dans ton sommeil. Sois donc sur tes gardes, ô Cheikh el-cadi. Que Dieu confonde tes ennemis et t’apporte la baraka pour le restant de tes jours » le cadi émerveillé par tant de précisons, récompensa la femme et se mit en devoir de ne pâs laisser sommeiller sa vigilance.

La nuit vint. Il soupa comme d’habitude. Ni son regard ni son attitude ne laissaient soupçonner la tempête qui bouillait dans son crâne. Dans la nuit noire, alors que couvert de plusieurs épaisseurs de bourabas, il faisait semblant de ronfler, il sentit une main délicate lui frôler la barbe, tel l’effleurement d’un papillon. D’un geste rapide, il saisit si puissamment la main au poignet que le couteau tomba sur le sol. Il alluma le kandil et il aperçut sa femme plus morte que vive. Sa colère ne se contint plus. Perdant tout contrôle de lui-même, il ne voulut même pas écouter les explication que son épouse essayait de prodiguer pour le convaincre qu’elle ne voulait point sa mort. Au comble de l’exaspération, il saisit sa femme par les cheveux et lui trancha la gorge.

Le domestique noir, accouru au bruit, se mit à pousser des lamentations. Devant les hululements lugubres, et craignant le scandale, le meurtrier trancha à son noir l’organe de la parole. C’était une heure avant l’aube. Hurlant de douleur et de désespoir, notre nègre s’en alla prévenir les parents de la malheureuse décapitée, qui résidaient à El-Eubbad es-Sefli sur la route de Sidi Boumediene. Il sauta les talus et l’oued Metchekana pour aller plus vite. Le voila enfin à destination. Une lueur à peine claire mettait en relief le massif sombre qui précède les gorges des cascades. La bouche ensanglantée du noir s’ouvrait dans la fraîcheur du matin pour bégayer de porte en porte et alerter les habitants. Dans l’impossibilité ou il était de s’expliquer, il appliquait sur la blancheur des murs l’empreinte de sa main teinte de sang et désignait d’un doigt vengeur la ville d’Agadir, qui allait soulever l’indignation et appeler le châtiment.

C’était l’heure où le muezzin de sidi Boumediene, du haut de son minaret, devait par sa voix puissante réveiller les fidèles et les appeler à se réunir. Quand les gens ouvrirent leurs portes et aperçurent le nègre accusateur, ils se concertèrent en un instant et l’on entendit plus qu’un cri, un cri violent de guerre et de vengeance, que l’écho de la montagne ramenait par-dessus leurs têtes jusqu’aux murailles d’Agadir.

La vague d’es-shab el Eubbas descendit en vociférant. Les vengeurs armés jusqu’aux dents se précipitèrent sur la vielle ville en éveil pour infliger au cadi meurtrier et ses partisans le châtiment mérité. Rien de fut épargné, ce fut un carnage épouvantable. Les maisons furent mises à sac. Le fer et le feu achevèrent ce qui subsistait des anciennes demeures. Ceux des habitants qui n’avaient pas été égorgés allèrent se fixer sur le plateau de Taqrart, près de Bab el Djiad (la porte des nobles) et de Harts er-Rma (la place des archers)
El-Eubbed es-Sefli ne fut pas non plus épargné. Il subit la vengeance des gens d’Agadir qui étaient devenus Tlemcéniens.

Pendant longtemps, l’événement défraya la chronique de la région. On en parla dans les cafés maures, dans les bains, chez les caravaniers. Le souvenir de la vieille menteuse n’a pas disparu. Cependant nombreux sont les habitants qui confondent les rôles joués par les principaux acteurs du drame, et qui emploient instinctivement tantôt l’une, tantôt l’autre des expressions : la vieille- ou la nègre ou la négresse- qui a causé la ruine d’Agadir.


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