(Racontée par lui-même)
Le Fort Génois en 1950
Photo Yves MARTHOT stylisée par Marcel CUTAJAR.
Aux temps anciens les côtes de la Barbarie, confrontées aux tempêtes, sans aucun repère ami qui pût alerter le marin du danger sournois des récifs, sans port, même sommaire, qui pût l’accueillir et le protéger, représentaient pour ceux qui s’y risquaient, une menace perpétuelle… Et les éléments naturels, imprévisibles, n’étaient pas les seuls à considérer : des forbans, sans foi ni loi, sillonnaient sans cesse, les parages de cette contrée, demeurée à bien des égards, mystérieuse et donc, potentiellement hostile, au regard du voyageur aventureux. Pourtant, en ce lointain moyen-âge, le commerce maritime florissait, entre les peuples chrétiens du nord de la Méditerranée et ceux, musulmans, du Maghreb. Ainsi en était-il des Républiques de Venise, de Pise, de Gènes, qui traitaient couramment avec les rois de Tunis dont la suzeraineté s’étendait bien au-delà de Bône, jusqu’aux confins de la Kabylie…
Gènes, ayant fini par supplanter Pise – Venise préférant orienter son influence marchande vers l’ouest du Maghreb - sollicita auprès du monarque de Tunis, la permission de construire une forteresse à quelques lieues de Bône, au-dessus d’une anse, connue depuis toujours comme étant l’une des rares, dans le voisinage, à protéger au mieux, les embarcations en difficulté face aux vents aussi violents que soudains soufflant notamment de l’ouest…
« …Et c’est ainsi que je naquis, moi, qu’on appela désormais : « FORT GENOIS ». La date exacte de mon édification reste incertaine. Les uns n’hésitent pas à affirmer que c’était en… 1401, en réponse à la construction par le roi de Tunis, de la kasbah, bâtie cent ans plus tôt 1 ; d’autres, que c’était un peu plus tard, allant même jusqu’à penser que j’aurais été érigé… par les turcs, soit prés d’un siècle après ! Pour satisfaire à la fois, les uns et les autres, disons que mon acte de naissance remonte… au XV° siècle…
Dés que je fus opérationnel – on m’a décrit comme étant un « édifice carré et crénelé » 2 - mon enceinte fut défendue par des pièces d’artillerie (preuve que je n’étais pas exclusivement destiné à protéger les navigateurs des seules intempéries !).
1) Capitaine MAITROT-BONE MILITAIRE
2) CARTERON-VOYAGE EN ALGERIE-1866
Et Dieu sait que je pourrais en raconter des évènements violents dont j’ai été témoin : En effet, si durant quelques décennies, tout se passa relativement bien pour mes maîtres, les Génois, qui pouvaient selon des accords qui les liaient aux rois de Tunis, commercer, naviguer et protéger leurs ressortissants, les choses commencèrent à se gâter avec l’arrivée des renégats Barberousse et, Khaïr-el-Dinn son frère, deux terribles corsaires, qui, vite passés au services du sultan de Constantinople, se mirent en tète de conquérir la Barbarie ! Alors commença une période d’insécurité absolue pour les marins, commerçants ou autres voyageurs ! Si auparavant, les flibustiers agissaient isolément, avec les frères Barberousse, ce fut une véritable organisation criminelle qui fut mise en place : L’ile de Djerba, Tunis, Bône (dont Khaïr-el-Dinn s’empara en 1522), et bien d’autres villes devinrent cités de corsaires ! Mon rôle de protecteur se maintint quand même, peu ou prou, puisque le grand condottière Andréa Doria, détenait sur toute une partie du golfe, des droits de pèche au corail – particulièrement abondant et beau au large de ce littoral – que lui avaient accordés… les turcs, qui figuraient pourtant parmi ses ennemis les plus irréductibles 3… En 1535, des échos me parvinrent, m’indiquant qu’une troupe génoise, conduite par l’amiral Andréa Doria en personne, venait de débarquer à Bône, à la poursuite de Barberousse, mis en déroute à Tunis par l’empereur Charles-Quint ! Ce fut une joie pour moi de retrouver mes anciens compagnons… Ils restèrent dans la région quelques années et parvinrent à pacifier la contrée jusqu’à Medjez Amar…4 . Je ne me souviens plus très bien mais sans doute que le grand Andréa Doria vint-il une ou plusieurs fois sous mes murs, à cette époque…
3) CARETTE-L’ALGERIE-1850
4) ROZET et Carette
Le temps passant, face aux continuelles agressions des corsaires, aux violations sans cesse renouvelées, de nos anciens traités passés autrefois avec les rois de Tunis maintenant évincés, notre influence commerciale s’amenuisait lentement sur la côte africaine… Jusqu’au jour où, en 1561, la Régence d’Alger signa un accord avec le roi de France, François Ier, l’autorisant à s’implanter entre Bône et la Calle, lui octroyant le monopole de la pèche au corail sur tout le golfe ! Ce fut là, un choc très dur pour la république de Gènes ! Enhardis, les français tentèrent même de la déloger de Tabarka où résidait une importante colonie de pécheurs de corail génois, sous la protection de la famille Lomellini (1541-1741). …
Ce ne fut là que le début des malheurs de mes amis génois : ayant dominé la Méditerranée occidentale, durant les quatre siècles précédents, tant sur les plans politique qu’économique, leur influence finit par s’estomper, au profit de l’Espagne et de la France (parfois même, de l’Angleterre), - quoique celles-ci eurent fort affaire avec les deys d’Alger qui ne cessaient d’attaquer les navires chrétiens malgré les accords passés. Et en 1797, la république de Gènes disparut en tant que telle, écrasée par les troupes de Bonaparte…
Quant à moi, livré à moi-même, je fus pratiquement abandonné, la garnison turque cantonnée à la Kasbah, au-dessus de Bône, étant trop occupée à préserver un ordre précaire face aux turbulentes tribus de la plaine… et à prélever l’impôt!
Un beau jour pourtant, ce devait être en 1832, je fus réveillé de ma torpeur par des coups de canon qui provenaient de la kasbah : Une petite flottille se tenait au large, battant pavillon tricolore : c’étaient les français qui débarquaient !
J’eus tôt fait d’être investi par eux ! Je fus rénové de fond en comble ; on peignit mes murs en blanc ce qui fit que, passant au large, les navigateurs purent m’apercevoir dorénavant de très loin… 5.
5) CARETTE-L’ALGERIE-1850
Le Fort Cigogne et les remparts est et sud de Bône.
Aquarelle de Roger ROSSO
Bône n’étant pourvue alors, que d’un rustique débarcadère, et étant par ailleurs, non seulement exposée à tous les vents mais ne disposant que de bas-fonds sableux où l’ancre des bateaux ne mordait que médiocrement, la petite baie que je surplombais, bien abritée et bénéficiant de fonds rocheux, fut vite connue des nouveaux arrivants… Ce n’était d’ailleurs pas pour rien si, au cours du dix-huitième siècle les compagnies d’assurances maritimes ne reconnaissaient que deux mouillages en cas de naufrage : les Caroubiers – petite aiguade plus proche de Bône - pour l’été, c’est-à-dire du 15 mai au 15 septembre, et ma petite anse pendant les huit autres mois de l’année…
Si un sinistre survenait, il était convenu qu’elles n’en seraient responsables que s’il avait eu lieu dans l’une ou l’autre des deux stations 6. . A ce propos, que j’en ai connu des sinistres ! Tenez ! J’ai encore en mémoire - parmi tant d’autres, hélas ! - une de ces tempêtes mémorables, ayant sévi sur la rade de Bône en janvier 1835 : un véritable ouragan qui envoya par le fond pas moins de onze bâtiments mouillés tant aux Cassarins qu’aux caroubiers… Eh ! bien ! Parmi ces terribles bourrasques, mon anse parvint à sauver le seul bateau qui avait eu la sagesse de venir y jeter l’ancre : c’était le brick « Alcione » 7 ! .
6) A. BERARD-Description nautique des Côtes d’Afrique-1850
7) Annales Maritimes-1845
Ma réputation de « sauveur » étant à présent connue de tous – ma position géographique exacte fut même minutieusement calculée : longitude : 7,78333 – latitude : 36,95…- nombreux étaient les bâtiments qui, avant de se rapprocher de Bône, préféraient faire étape à mon pied : outre le feu blanc qui avait été installé sur mon faîte, une flamme était arborée dans le cas où il y avait danger de mettre directement le cap sur la ville…
C’est ainsi que j’eus l’honneur de recevoir, soit d’importants vaisseaux de la marine française, soit des personnalités de renom : le « Jupiter », le « Montebello », le « Suffren », s’y arrêtèrent en 1836, lors de la première expédition de Constantine. 8. Le célèbre Alexandre Dumas, voyageant à bord du « Véloce », en janvier 1847, me connut aussi, le capitaine de cette corvette, face aux éléments déchaînés, ayant été contraint de jeter l’ancre à l’abri de ma crique… Et le non moins connu Gustave Flaubert, voguant vers Carthage, en 1858, vit-il son voyage retardé, le commandant du navire ayant été forcé de relâcher durant deux jours à l’abri de mon mouillage, à cause du mauvais temps, mais aussi de l’hélice, prise dans une chaîne de bouée… Il n’est pas dit, d’ailleurs que, préparant à cette époque un de ses plus fameux romans, « SALAMMBO », il ne se soit inspiré, en partie, de mon site (le nom « d’ANNABA » est bien cité au chapitre 9 « En Campagne », de son chef d’œuvre !…).
Le temps passant, le trafic maritime devenait de plus en plus important… et ma petite crique également : en effet, avant de rejoindre Bône, où n’existait encore, qu’un embryon de port, la plupart des gros vaisseaux préféraient jeter temporairement l’ancre à mon pied, avant qu’un signal leur indique qu’ils pouvaient avancer sans danger 9. L’endroit où j’étais érigé devenait donc incontournable ! Toutefois, je restais un lieu isolé, et mes visiteurs, venus de Bône, arrivaient plutôt à bord de barques pilotées par des bateliers maltais, spécialistes en la matière… Car la route conduisant à la ville n’était encore qu’un simple sentier muletier (elle ne devint carrossable que vers le milieu des années 1860), et les attaques de brigands ou de rebelles n’étaient pas rares ! Ainsi, je me souviens qu’en octobre 1841, quelques soldats rejoignant la ville, furent violement agressés et ne durent leur salut que dans la fuite ; les bandits n’hésitaient pas, non plus, à s’attaquer à des barques de corailleurs, et même à des embarcations de plus gros tonnage, pour les piller, voire même, pour enlever leurs occupants ! 10.
8) L’Instigateur-1851
9) CARTERON-VOYAGE EN ALGERIE-1866
10) ULIWT –politique et littéraire –Octobre 1841
Toutefois, si ces « péripéties » furent vaillamment surmontées, d’autres évènements, autrement plus douloureux ont marqué ma vie ! Ce furent les épidémies de choléra qui sévirent tout au long du XIX° siècle dans la région. La première contamination se propagea le 18 septembre 1837 11, lorsque deux bataillons du 12ième de ligne, en route pour Constantine, occupa mes murs… Ils emmenaient avec eux le fléau : comme une trainée de poudre, celui-ci se répandit dans toute la région et jusqu’à Constantine; et il n’existait guère alors de médication pour le combattre avec succès ! Les conséquences furent terrifiantes : dés les premiers jours, 192 morts à BONE, 92 à Medjez Amar, 489 à Constantine ! Le 19 juin 1850, le vapeur « LE Sphinx », venant de Tunis et mis en quarantaine dans mes murs, la maladie, sournoise jusqu’alors, éclata brusquement, tuant en quelques jours plusieurs dizaines de voyageurs mais aussi, des personnels, dépêchés pour les soigner ! 12.
Face à l’ampleur et à la persistance du phénomène les autorités décidèrent dans les années 1860, de construire un lazaret à quelque distance de mes murs : ce bâtiment accueillit jusqu’à la fin du siècle, outre les cholériques, également les paludéens qui étaient ainsi écartés de la plaine de Bône sensée favoriser la maladie à cause des « miasmes » que dégageaient ses marécages… Les seules traces qui existaient encore dans les environs, en 1950, de cette accablante période, étaient quelques pierres tombales sous lesquelles reposaient les dépouilles de religieuses et de médecins morts ici, par abnégation… 13.
11) Gazette Médicale-Juillet 1848
12) Bulletin de l’Académie Royale de Médecine de Belgique-1849
13) M° ARNAUD-Son Histoire, ses histoires
Lazaret construit en 1860
Mais n’imaginez surtout pas que je n’ai été témoin que de drames au cours de ma longue existence ! Tenez ! Je me souviens d’un évènement que beaucoup d’entre vous, doivent ignorer mais qui pourtant, défraya la chronique jusqu’en Europe et peut-être au-delà !... En ce début du mois de septembre 1857, il y avait beaucoup d’animation sur la côte, au pied de mes murailles !... Dans la baie, sur quatre vaisseaux, marins et techniciens s’affairaient autour de curieux engins : finalement, le 7, un câble, lui-même, relié par des fils métalliques à un appareil disposé dans une de mes salles, commença d’être déroulé et immergé, par l’un des bateaux qui s’éloigna vers le large suivi de ses autres compagnons : c’était là, le début d’une grande aventure, celle de la pose d’un câble sous-marin qui allait ouvrir la première liaison télégraphique entre l’Europe et l’Afrique !... Quelle joie j’éprouvai, le 1er novembre, lorsque nous reçûmes la première dépêche de Paris qui, après quelques instants, venait de parcourir quelque 1500 kilomètres ayant franchi à la vitesse de l’éclair, une partie de la France, de l’Italie, la Corse et la Sardaigne !... 14.
Ces évènements firent que le paysage se mit à changer de plus en plus rapidement autour de moi ! Certains proposèrent même qu’on plaçât à l’entour « au moins quatre villages » 15. En 1850 fut édifié au sommet d’un promontoire, à l’extrémité du « Ras-el-Hamra », un phare d’une hauteur de 16 mètres ! J’en fus quelque peu jaloux : en effet, jusqu’alors j’avais été le seul, d’abord par mon unique présence, puis, avec l’arrivée des français, par l’installation d’un feu blanc au sommet de mes murs, (ne portant qu’à huit milles !) à signaler aux bateaux croisant au large, les dangers auxquels les exposerait une navigation irréfléchie, dans un secteur aussi dangereux… Mais avec l’édification d’un phare dont le faisceau balayait désormais la mer jusqu’à trente milles nautiques, ma contribution à cette surveillance devenait superflue ! Tant et si bien qu’en 1888, il fut décidé que mon architecture devait être… modifiée ! En réalité, je fus démoli et quoiqu’on continuât à m’appeler par mon nom, il ne subsista plus de moi que quelques fondations et quelques murs de soutènement… L’autorité militaire me transforma de fond en comble ; on mit en place tout autour de mon site plusieurs batteries qui avaient mission de défendre la rade.
14) Louis FIGUIER-L’Année Scientifique et Industrielle-1858
15) Colonisation et agriculture de l’Algérie – Louis MOLL
Cap de Garde au début de sa construction
Mais ce n’était là, que le début de mon déclin : il était en effet, bien révolu, le temps où le port de Bône n’était constitué que par un simple petit môle de… 63 mètres. 16. Après l’aménagement d’une petite darse, en 1856, les travaux d’agrandissement s’étaient accélérés et le 24 avril 1903, le président de la République, Emile LOUBET, inaugurait une nouvelle jetée côté Sud, amorce de la future grande darse; dés lors, il ne fallut que quelques années pour que soient mis en service 2400 mètres de jetées ! Pour moi, un tel progrès signait la fin des immenses services que mon anse avait pu rendre durant des siècles aux navigateurs en péril…
16) LESTIBOUDOIS – 1853
Le temps s’écoula ainsi jusqu’en 1914 : mon environnement, tout en continuant de s’ouvrir à la « civilisation » conservait néanmoins son caractère agreste. Quelques fermes se construisaient, entourées de vignobles – Ah ! Le délicieux petit vin qu’ils produisaient, ces raisins, et qui portait, tenez-vous bien, mon propre nom, ce qui n’était pas pour me déplaire et atténuait ma peine d’avoir été défiguré !
Cette douce torpeur aurait pu se prolonger encore longtemps mais le 4 août 1914 arriva : à l’aube de ce jour-là, enveloppés d’une brume annonciatrice d’une chaude matinée, mes murs furent violemment secoués ; c’était le Breslau, un cuirassé allemand, qui tirait plusieurs salves d’obus sur les batteries avant de s’enfuir au loin… La Grande Guerre venait de commencer !
Durant les quatre ans qui suivirent on renforça les dispositifs de défense autour de moi : il y eut la batterie de la Pointe et à mes pieds, une autre batterie qui porta mon nom… La navigation dans le golfe fut réduite au maximum : que je regrettais alors, ces matins d’autrefois, quand la mer se couvrait de dizaines de corallines surmontées de leur voile latine, qui allaient à la pèche au corail, le plus beau, je crois, de toute la Méditerranée !
Le Breslau, cuirassé allemand qui bombarda Bône le 4 août 1914.
La paix revint et avec elle une navigation encore plus intense qu’auparavant dans la rade de Bône : des bateaux de tout tonnage arrivaient au port ou en repartaient ; les plus beaux étaient ceux de la Compagnie transatlantique ou de la Compagnie de Navigation mixte ! Mais rares étaient ceux qui daignaient me saluer au passage, perdu que j’étais dans le maquis qui m’entourait et parmi d’autres ouvrages militaires…
Encore une vingtaine d’années s’écoulèrent. Seule une petite garnison, débonnaire, occupait maintenant mes nouveaux murs. Après les années mouvementées et fertiles en rebondissements, que j’avais connues, pratiquement depuis ma naissance, un tel calme me surprenait et m’inquiétait à la fois… En effet, la route tracée à quelques centaines de mètres au-dessus de moi, et qui rejoignait l’extrémité du Cap, était certes, de plus en plus souvent empruntée, soit par des promeneurs, soit par les heureux propriétaires des cabanons qui égayaient le littoral, jusque du côté de la « Voile Noire », ce rocher qu’à certains moments de la journée, on pouvait confondre avec l’immense voilure d’un navire. Mais ce va-et-vient n’attirait plus sur moi, l’attention de personne : comme si l’oubli commençait à faire son œuvre…
En 1939 pourtant, le nouveau cataclysme d’une deuxième guerre mondiale provoqua chez les militaires qui administraient mon site, un regain d’intérêt à mon égard : on se souvenait sans doute du « Breslau » ! De nouvelles pièces d’artillerie vinrent renforcer celles déjà en place… Elles restèrent inactives puisqu’un an plus tard un armistice était signé. De cette période, je me souviens d’un évènement tragique : celui de ces deux vedettes britanniques, attaquées prés de Bône, le 21 mars 1942, par des avions italiens, alors qu’elles tentaient de rejoindre l’île de Malte… 17.
17) Marcel CUTAJAR-Cet après-midi-là-Dépêche de l’Est-n° 5 et 6-Mars/Juin 2006
Ce n’est que quelques mois plus tard – cela devait être le 8 novembre 1942 – que j’aperçus au large, un nombre élevé de bâtiments de guerre venant de l’ouest : c’étaient les américains et les anglais qui débarquaient ! Cette circonstance me fit chaud au cœur et je ne pus m’empêcher de me souvenir d’un certain 25 mars 1831 ; ce jour-là, c’étaient les français qui, toutes voiles dehors, drapeau fleurdelisé flottant tout en haut de leurs mats, s’apprêtaient à prendre pied pour la première fois, sur la terre barbaresque !... (Provisoirement puisqu’ils ne s’installèrent définitivement qu’un an plus tard…)
Mon emplacement fut rapidement considéré comme éminemment stratégique par les nouveaux venus. Ils transportaient avec eux des pièces d’artillerie modernes parmi lesquelles les fameux canons « Beaufort » que les bônois surnommèrent sans attendre, « Pom-Pom », à cause du bruit caractéristique qu’ils émettaient lorsque l’obus était tiré… Plusieurs d’entre eux furent mis en place sur mon site ; car l’arrivée des alliés annonçait aussi le commencement des bombardements italo-allemands sur Bône ! Au début, la défense anti-aérienne n’étant pas encore bien organisée, les avions ennemis avaient tout loisir de larguer leurs bombes, tant sur le port que sur la ville elle-même… Mais quelque temps plus tard, les contre-attaques anti-aériennes se révélant de plus en plus efficaces, nombreux étaient les pilotes qui, courageux mais pas toujours téméraires, préféraient éviter le pire, en se débarrassant de leur dangereuse cargaison au large du Cap de Garde, c’est-à-dire à quelques encablures de mes murs!
La fin des hostilités en mai 1945 accéléra un peu plus mon déclin… Bien sûr, j’étais toujours inclus dans un périmètre militaire, mais précisément, seuls les militaires continuèrent de s’intéresser à moi.
La preuve ? La plupart des bônois, lorsqu’ils parlaient de moi, se mirent à me confondre – suprême vexation ! – avec… le fort carré construit par le génie militaire, en 1861, sur les hauteurs de la plage de la Caroube ; et tout naturellement, à l’occasion des fêtes d’été organisées par diverses associations à cet endroit, on prit l’habitude de parler des bals ou des kermesses… du « Fort Génois » !...
Le Fort carré en avril 2009
Pourtant, je leur ai pardonné depuis longtemps cette… confusion… Pour être précis, depuis que j’ai aperçu les derniers d’entre eux fuyant leur ville natale, désemparés et malheureux, à bord du dernier bateau, en ce triste été 62, pour une traversée sans retour ! Car je savais alors qu’ils ne m’oublieraient pas et qu’ils continueraient à évoquer mon souvenir, même loin d’ici, autour d’une… anisette : « Dis voir ! Tu te souviens du fort Génois ? – Si je m’en souviens ! Nous allions danser chaque dimanche, l’été venu, sur le terre-plein, tout à côté, au-dessus de la plage de la Caroube ! – Tu fais erreur ! Le vrai fort Génois, il était dans les parages du Cap de Garde ! Même qu’on ne le voyait plus de la route, perdu qu’il était, dans la broussaille ! – Ah ! Bon ! Et tu as une photo de lui ! – Non ! – Et Alors ?! – Et alors… et alors… Viens trinquer, va ! Et laisse-le dormir en paix, le fort Génois »… Je vous dis ! Je suis resté pour eux une véritable Arlésienne !...
Aujourd’hui ? « Livré à toutes les décrépitudes » 18, je m’enlise lentement dans l’oubli, encerclé que je suis par une ceinture de cubes et de barres de ciment… lesquels, inexorablement, repoussent toujours plus loin, les garrigues de genets, de chèvrefeuilles et de bruyère, qui faisaient autrefois tout le charme de l’endroit… Et au lieu du chant, rythmant les efforts des corailleurs qui, jadis, me parvenait du large lorsqu’était remontée la croix de Saint André trainant dans ses filets les rameaux les plus beaux, ne m’atteignent plus désormais, que les cris de détresse de quelque « harrag» (bruleur de route – émigré clandestin), perdu en mer après avoir tenté, avec d’autres compagnons de misère, embarqués sur un frêle esquif, de partir de la plage d’Ain Achir toute proche, dans l’espoir de rejoindre la lointaine Sardaigne … 19»
18) EL-WATAN – 25/07/2004 – A. DJABALI
19) Selon le « Quotidien d’ORAN », depuis 2006, « ANNABA EST DEVENUE LA CAPITALE DES HARRAGA ». Périodiquement, les gardes-côtes interceptent des dizaines de clandestins qui tentent de rejoindre les rivages de la Sardaigne, à bord d’embarcations de fortune. D’autres sont découverts morts, après naufrage… Les plages d’où s’en vont ces pauvres hères sont parmi d’autres : Sidi-Salem, Chetaîbi, le Cap de Garde, Toche, AIN-ACHIR, Joannonville…
Posté Le : 22/01/2014
Posté par : pharesdalgerie
Ecrit par : Marcel CUTAJAR
Source : http://83130.free.fr/