Algérie

La truite vagabonde



La truite vagabonde
«La mémoire est la sentinelle de l'esprit.» William ShakespeareQuelquefois, il suffit d'un rien pour que la machine de la mémoire se mette en marche, c'est terrible: rien ne peut plus l'arrêter! Par ce matin glacial, dans le car qu'avait emprunté Si Boudjemâa pour gagner la capitale, un solide gaillard à casquette avait pris place à côté de lui: un personnage qui semblait sorti tout droit d'un roman de Gorki. Et à un moment où l'exaspération commençait à gagner les passagers à cause d'un inexplicable embouteillage, le portable dudit prolétaire se mit à émettre un morceau de musique d'une agréable ligne mélodique et au rythme engageant: c'était la fameuse Truite de Schubert. Une chanson que Si Boudjemâa avait apprise à l'école primaire d'un instituteur français qui fut longtemps mêlé malgré lui à la vie du village natal de Si Boudjemâa. Aussitôt, la mémoire de Si Boudjemâa fit un rapide «flash-back» où s'alignèrent les nombreux portraits du drame qui avait secoué le village: au lendemain du déclenchement de la guerre de Libération qui a vu l'Algérie s'embraser le 1er Novembre 1954, de Mostaganem jusqu'à Batna, les moudjahidine avaient enjoint certains fonctionnaires placés dans des rôles de collaboration directe avec le système colonial, de démissionner afin de rendre l'image de la résistance du peuple plus cohérente et donner plus de crédibilité au refus de la masse de la population d'un ordre injuste. Certains fonctionnaires, caïds, gardes champêtres, amins, l'ont fait alors que d'autres ont versé dans une honteuse collaboration qui les a conduits vers une mort certaine et déshonorante ou vers un exil lointain. Ainsi, j'ai connu un brave caïd, qui officiait dans le Sud profond, qui a préféré se retirer et mener une fin de vie très modeste. Il faut dire que, physiquement, ce gaillard ressemblait diablement à Messali, surtout avec son tarbouche d'un rouge vermillon, sa barbe semblable à «un ruisseau d'avril» et sa grande gandoura blanche. Le garde champêtre de chez nous tira son épingle du jeu d'une manière adroite: c'était un bon vivant qui était porté sur la bonne chère, qui fréquentait souvent le bistrot du chef-lieu de la commune et qui était heureux surtout le 14 juillet et le 11 novembre, à l'occasion des réceptions (toujours bien arrosées) qui avaient lieu à la mairie sous le haut patronage du maire, un brave docteur qui avait échoué dans cette commune mixte perdue dans les montagnes. Mais le garde champêtre avait une santé défaillante: il était asthmatique au dernier degré et c'était douloureux de le voir grimper la côte qui menait vers le village, suant sang et eau pour inspecter l'état des égouts à l'air libre, éventuellement abattre un chien errant quand il y avait une campagne contre la rage ou coller sur la porte de l'agence postale un avis municipal. Comme il était arrivé en fin de carrière et à un âge où on ne peut pas changer de métier, la directive des frères combattants tomba pour lui comme un couperet de guillotine! Il n'alla pas par quatre chemins: il présenta au comité de wilaya des arguments en béton: étant père de trois solides gaillards, qui étaient encore à l'école, il mettait sa famille entière aux soins de la communauté qui aurait à subvenir à leurs besoins s'il était amené à démissionner. Cet argument rencontra la compréhension du comité chargé d'appliquer les directives de la Wilaya III historique et, notre brave garde champêtre put continuer à prendre tous les jours son apéro près de la mairie avant de monter faire de la figuration dans un village désormais contrôlé par une autre administration invisible.Le seul qui demeura sourd aux appels réitérés des frères, fut un chef de chantier communal réputé pour sa corruption: on le retrouva par un torride après-midi baignant dans son sang et couvert d'un essaim de mouches bourdonnantes, sur le macadam brûlant de la route déserte.




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