Une semaine après, le meddah débarqua sur la place pour constater avec un sourire satisfait
que la quasi totalité des têtes de la semaine précédente étaient revenus. Ils étaient déjà assis à leurs
places et attendaient le meddah qui leur permettra de mieux affronter ce jour de carême. Un jour à
jeûner est toujours difficile à négocier, cela demande la patience et c'est une vertu prônée par le
Prophète. Mais le meddah est arrivé et la journée va s'écouler comme par enchantement.
Ce jour-là, le chantre tribal racontait un mystère de plus :
“ Savez-vous, gens ignorants, que le mausolée qui se trouve au-dessus de nous, là, sur le
sommet de cette colline, abrite la tombe de Sidi Abdellah, illustre fils de Medjahers et géniteur d’une
lignée de saints qui ont honoré la contrée ? Sidi Abdellah, chaïl allah bih, créature à la gloire de Dieu,
avait une forte amitié pour Sidi Saïd, l’intrépide cavalier, patron de la ville. Ils se sont juré fidélité et
avaient décidé que personne ne les séparerait, n’empêcherait l’un de voir l’autre. Le tombeau de Sidi
Saïd se trouve sur la place de la mairie face à la colline de son ami Sidi Abdellah.
Quelques siècles plus tard, le colonialisme, cette pure vanité humaine, est venu s’installer
dans nos villes et dans nos têtes, dans nos fêtes et dans nos langues. Pure vanité humaine, il a
construit les routes que les bus qui vous déversent sur la ville exténuée utilisent chaque jour, les
écoles où vous êtes allés perdre quelques années de votre misérable jeunesse, il a construit la belle
mairie pour cerner votre prolifération et a tracé la grande avenue qui est“ manedjour ”, rabotée,
comme beaucoup de routes du colonialisme, et que vos ancêtres trouvaient si lisses qu’ils y
marchaient pieds nus.
Mais voilà, ô gens de peu de foi, cette belle avenue se déployait flamboyante sur le côté
d’immeubles qui se suivaient et se collaient les uns aux autres dans cet espace devenu précieux.
Dans la précipitation, une partie des constructions, si drues qu’elles semblaient sans faille, se trouva
entre les deux saints, leur barrant la vue., à” sacrilège !
Pourtant, les mécréants, ils furent avertis par les citadins, h’dars, aux yeux bleus et aux
cheveux de blé qui sont venus de Crète, de Turquie et de Grèce, de l’Andalousie des rêves et de
l’Europe des ténèbres, descendants de germains terrifiants et de nordiques géants. Ces h’dars venus
par petits nombre se sont intégrés aux Medjahers, comme s'y sont dilués avant eux les Hachems
descendus des montagnes de Mascara, les Gnaouas venus d'au-delà du Sahara, les Chleuhs de l'Anti-atlas, les Berbères qui étaient
sur place avant tous les autres. Les h’dars connaissaient, par leurs relations indigènes, les voeux des
deux saints. Les impies, imbus de leur force brutale et de leur savoir irrésistible, mirent l’histoire sur le
compte de croyances sans lendemain.
La tragédie alors commença. Vous frissonnez de ce que vous allez savoir, gens de peu, vous
avez peur de savoir et vous avez raison. La connaissance alourdit le coeur et occupe la tête, elle
trouble la sérénité et fait vaciller le bon sens, ce qui était évident devient sujet du doute qui tue à petit
feu.
Donc, pour faire logique, on construisit également entre les deux saints, ô sacrilège ! Lorsque
la bâtisse arriva au quatrième étage, elle s’effondra en tuant les ouvriers, laissant veuves et orphelins.
A cinq reprises, sur le point de dépasser la hauteur qui arrête la vue de Sidi Saïd sur le tombeau de
Sidi Abdellah, la construction s’affaissait, subitement, malgré les calculs les plus savants- il n’y a de
savant que Dieu- malgré les meilleurs échafaudages, les précautions les plus tatillonnes. Le bâtiment
refusait de s’interposer entre ces deux amis. Les ouvriers bientôt désertèrent le chantier et même les
plus sceptiques des roumis européens, se demandèrent si, quelque part, ils ne devaient pas souscrire
à cette civilisation si mystérieuse et si prenante ; elle avait pour elle les faits têtus. Ainsi sur la voie la
plus prestigieuse de la ville et entre deux bâtiments, existe un vide qui n’est ni une voie puisqu’elle ne
débouche sur rien, ni une impasse puisqu’elle se termine par un muret qui empêche seulement les
aveugles de culbuter. C’est un espace se terminant en cul de sac sur un parapet surplombant d’un
étage la rue perpendiculaire de derrière. C’est un non-passage, ce n’est rien d’autre qu’une lucarne
permettant la vue entre deux amis qui se sont juré que personne ne barrerait la vue de l’un sur l’autre.
Sinon comment expliquer que les roumis aient laissé un endroit si bien placé sans utilité aucune.”
Meddah medjahers gesticulait sûr de son savoir et de sa puissance. Il égrenait des secrets qui
le place d'emblée au-dessus de la mêlée. Il scrutait condescendant cette populace stupéfaite
d'apprendre qu'elle supportait son ennui dans un monde où les mausolées avec des forêts de
symboles l'observent avec des regards familiers et laissent parfois sortir de mystérieuses
manifestations.
Après un regard lent et scrutateur, le conteur estima sa mission pour aujourd’hui terminée. Il
rappela d’un ton badin la nécessité de la quête avant de procéder à un discret mais efficace tour de
cercle. Un simple mouchoir ouvert sur sa paume, il ramassa son mektoub, le dû qui lui était
prédestiné, qu’il enroula dans la pièce de tissu avant de la nouer. Chercha rapidement sa besace qu’il
jeta sur l’épaule avant de promettre vaguement sa prochaine prestation et se retira comme il était
venu. L’après-midi était largement entamé et les spectateurs s’étiraient, fiers d’avoir appris un secret,
heureux d’avoir éliminé cette journée de jeûne, contents car ils n’avaient rien fait.
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Posté Le : 28/12/2008
Posté par : hichem
Ecrit par : Benchehida mansour
Source : Les deux Meddahs ou la légende de Mostaganem