Algérie

La traversée mortelle des grenouilles



La traversée mortelle des grenouilles
Pour ceux qui l'ont vu, c'est un spectacle affligeant qui donne un sentiment de grande perte. La grenouille de la région d'El Tarf a été exploitée et même exportée vivante pour être servie dans de grands restaurants parisiens.Chaque année, à l'automne, dès les premières pluies généreuses qu'apportent de lourds nuages qui rafraîchissent l'air, les usagers de la RN44, qui relie Annaba à El Kala par El Tarf, ont le privilège rare d'assister à un phénomène naturel peu commun. Des dizaines de milliers de grenouilles, venant des marais au nord vers les prairies humides au sud, cherchent à traverser la route, aujourd'hui une double-voie express. C'est la grande migration des amphibiens (ou batraciens), grenouilles, crapauds et probablement aussi des salamandres (tritons). Peu, très peu, arriveront de l'autre côté.Les grenouilles, qui sont les plus nombreuses, se font écraser par dizaines de milliers jusqu'à recouvrir l'asphalte d'une couche visqueuse et dérapante. Avant d'arriver aux endroits les plus dangereux, les automobilistes s'échangent des signaux pour prévenir du danger. Pour ceux qui l'ont vu, c'est un spectacle affligeant qui donne, sans même en connaître les enjeux, un sentiment de grande perte. Cette migration n'est pas nouvelle. Elle a lieu depuis au moins 10 000 ans, c'est-à-dire avec la formation des dépressions humides de la région.C'est la route qui est la nouvelle venue, de plus en plus large, avec bientôt une insurmontable barrière, le muret en béton qui sépare les deux voies. Il y a quelques décennies, deux ou trois, la RN44 était un mince filet qui serpentait en longeant le sud des marais de la Mekralda (9000 ha) et, avec le peu de trafic routier de l'époque, la traversée ressemblait à une promenade de santé comparée au carnage d'aujourd'hui. Le phénomène était troublant et spectaculaire certes, mais il ne suscitait pas d'inquiétude outre mesure, les grenouilles se portaient bien.PollutionCe n'est plus le cas aujourd'hui. Partout dans le monde, les amphibiens sont en régression, y compris les grenouilles qui forment les plus forts contingents de cette classe taxonomique. Animaux à peau nue, sans poil et sans écaille, par laquelle ils respirent, ils sont très vulnérables aux changements globaux. Le dérèglement climatique, c'est certain, mais aussi la pollution des milieux aquatiques dont ils dépendent étroitement. Ce sont d'excellents indicateurs de la santé de ces écosystèmes.La grenouille ne fréquente pas les lieux pollués. En Algérie, les amphibiens sont surtout représentés pas les bufonidés (les crapauds). On connaît deux espèces de salamandre, dont le célèbre triton de Poiret (triton algérien) endémique à l'Algérie et qu'on ne retrouve plus que dans l'Edough (Annaba). Il y a une seule rainette, grenouille arboricole, et une seule espèce de grenouille verte, Pelophylax saharicus.C'est cette dernière qui est la plus touchée lors de sa migration à Kbouda, la localité près de laquelle elle se reproduit. Elle est très peu connue du public, les scientifiques ne lui ont pas consacré de travaux particuliers. Et ils devraient ! Déjà pour le rôle incontournable qu'elle joue dans les écosystèmes aquatiques. A titre d'exemple comme bénéfice direct pour l'homme, elle se nourrit des larves que les moustiques déposent dans l'eau. L'hibernation de la grenouille est un mystère qui reste entier.Des chercheurs y voient des perspectives pour la cryogénie, car la grenouille reste vivante même gelée. On peut suspendre les fonctions vitales d'une grenouille en la congelant. Il faudra ensuite une dizaine de minutes, une fois décongelée, pour la faire revenir à la vie. Si les cuisses de grenouille font le bonheur de la gastronomie en France, réputée pour ça, mais également dans le monde entier, aujourd'hui aux Etats-Unis et en Chine, elles n'ont pu être commercialisées chez nous à doses homéopathiques, il y a une vingtaine d'années, dans les grands hôtels algérois.ExportationEn effet, la grenouille de la région d'El Tarf a été exploitée et même exportée vivante pour être servie dans de grands restaurants parisiens. On lui a en effet trouvé très bon goût à seulement une heure d'avion de chez Maxim's. Elle était récoltée dans son milieu naturel, dans la région. Il s'agit de la poursuite d'une ancienne activité de l'époque coloniale pratiquée par des gens d'El Kala où survivait, jusqu'aux années 1980, une petite unité de préparation de cuisses de grenouilles.Après la dévastation provoquée par les récoltes en Egypte, au Kenya, au Brésil etc., des élevages (raniculture) sont alors apparus pour approvisionner un commerce très florissant. Il y a eu une tentative du genre à El Tarf, mais elle s'est vite essoufflée devant l'implacable bureaucratie qui caractérise nos administrations.Dans les établissements scolaires, il y a belle lurette qu'on ne fait plus de dissection du système nerveux, de l'appareil digestif ou uro-génital, faute de grenouilles précisément. La grenouille, comme beaucoup d'autres animaux très utiles à l'homme et à la nature, traîne, à tort, une image détestable venue du fond des siècles à travers les légendes. Elle est devenue fréquentable avec les dessins animés et la publicité qui n'ont pas hésité à utiliser ce petit animal très sympa. La grenouille du célèbre «Muppet Show» y est également pour beaucoup.


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