Le 4 août dernier, un des leaders de la célèbre confrérie Tidjania Cheikh Ahmed Tidiane Ibrahima Niass, khalife général de Médina Baye, dans la commune de Kaolack (centre du Sénégal), décède des suites d’une courte maladie. L’information est alors publiée initialement par l’agence de presse sénégalaise APS qui ne présente pas alors le défunt comme le calife général des Tidjanis du Sénégal et de l’ailleurs.
Son homologue éponyme algérienne reprend donc l’information avec une formulation telle que le dignitaire religieux décédé pouvait être perçu comme étant le calife des Tidjanis dans le Monde. Le directeur de l’information de l’agence nationale, vigilant et perspicace, s’en rend vite compte et précise alors le véritable rang de feu Ahmed Tidiane Ibrahima Niasse. Il le fait d’autant mieux en donnant la parole à l’Algérien Mohamed Ben Ali El Arabi, Calife général et universel de la confrérie Tidjanie, dont le berceau et le siège sont à Ain-Madhi (wilaya de Laghouat). Il a tenu à rappeler d’autre part que Cheikh Abou Abbès Ahmed Ben Mohamed Tidjani, dit Ahmed Tidjani, né en 1737 à Ain-Madhi et décédé en 1815 à Fès, est le fondateur de la Tarîqa Tidjania qui compte des millions d’adeptes à travers le monde, notamment en Afrique de l’Ouest.
Ces précisions émanant de la zaouïa-mère d’Ain-Madhi n’ont pourtant pas été prises en compte par une partie de la presse algérienne, et particulièrement par la télévision publique et quelques chaines de télé privées. Ces stations ont donc érigé Cheikh Ahmed Tidiane Ibrahima Niass en calife mondial des Tidjanis. La télé publique a ensuite surenchéri en prétendant que le Sénégal terre de naissance du fondateur de la Confrérie Tidjanie au dix-huitième siècle, était la base d’émission de l’enseignement de sa voie soufie. Cette déformation de la réalité historique a contraint le président de l’Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV), le professeur de droit Mohamed Louber, à rappeler à la télé publique ses obligations de rigueur professionnelle et son devoir de respect de la vérité historique. Emboitant alors le pas au calife général des Tidjanis dans le monde, Cheikh Mohamed Ben Ali El Arabi, M. Louber a de ce fait remis la vérité historique d’aplomb en rappelant que l’Algérie est la matrice historique de la tarîqa tidjania, aujourd’hui présente en différents endroits de la planète.
Les deux mises au point du calife général des Tidjanis dans le monde et du président de l’ARAV constituent des rappels de bon aloi. Elles sont également une opportunité utile pour évoquer l’enjeu diplomatique durable que constitue la Tidjania dans les relations entre l’Algérie, terre de naissance de son fondateur Abou Abbès Ahmed Ben Mohamed Tidjani, et le Maroc où il est enterré et d’où la Tidjania a assuré son développement vers l’Afrique de l’Ouest. Elles permettent aussi de jeter de la lumière sur le mode de gestion du dossier de la Tidjania comme carte gagnante du soft power marocain, domaine où le Makhzen a quelques évidentes longueurs d’avance sur l’Algérie, il faut le reconnaître objectivement. Dans l’exercice du rapport de force à distance, la diplomatie classique et la diplomatie parallèle marocaines mobilisent l’influence spirituelle de la Tidjania en jouant sur le fait que son édificateur est enterré dans la médina de Fès, et que c’est à partir de cette ville qui abrite la plus ancienne université encore en activité dans le monde (Al Qaraouiyine, construite dès 859) que la confrérie a rayonné jusqu’en Afrique de l’Ouest. Alors même qu’elle est née en Algérie, son humus original et sa base d’extension vers le Maroc. Cheminement effectué via deux haltes transcendantales à l’Ouest et au Sud-ouest du pays que sont Ras El Ma et surtout Boussemghoune, terre des racines familiales et soufies du président de la République Abdelmadjid Tebboune. Le centre intellectuel, culturel et historique de la Tidjania est certes Aïn Madhi (66 km à l’Ouest de Laghouat) où le ksar abrite la zaouïa-mère de la confrérie qui conserve les tombeaux des principaux chefs de la famille Tidjania. Mais Boussemghoune où Sidi Ahmed Tidjani vit le Prophète en état de veille et où il résida pendant 13 ans est, lui, le centre le plus important de la confrérie qui compte également, à l’Est du pays, les zaouïas de Témacine et de Constantine.
L’illumination providentielle est survenue à Boussemghoune !
Selon la chronologie historique, cette confrérie emblématique est apparue comme dogme vers 1781-1782, sous la Régence turque, lorsque cheikh Ahmed Tidjani, en retraite métaphysique dans une oasis proche de Boussemghoune, eût à 46 ans une singulière expérience mystique en rencontrant Sidna Mohammed (QSSL) dans une vision éveillée. Le Sceau des Prophètes lui promit alors d’être son intercesseur privilégié et celui de ses fidèles auprès de Dieu.
L’expansion de son ordre confrérique en Oranie suscita alors l’inquiétude de la Régence ottomane d’Alger, ce qui l’a contraint à se réfugier à Fès où il s’installe jusqu’à sa mort en 1815, sous la protection du sultan alaouite Slimane Ben Mohammed. Mais c’est à Fès que Sidi Ahmed Tidjani reçoit le statut de « Pôle caché » (al-qotb el khafi), ce qui dans la hiérarchie mystique en fait un intermédiaire privilégié entre le Prophète et le commun des mortels, et le place immédiatement juste en dessous des prophètes et de leurs compagnons promis au Paradis.
Le Prophète l’aurait alors élevé au rang spirituel de sceau de la sainteté (khātam al-awliyā), lui conférant ainsi la connaissance exclusive du nom suprême de Dieu (ism Allāh al-a’dham) et le pouvoir d’un vice-roi (Khalifa) qui seul peut assurer la médiation entre Dieu Tout-Puissant et ses frêles créatures. En outre, et c’est là le second avantage essentiel lié à sa présence sur le sol marocain, son enseignement a été compilé par un de ses compagnons marocains du nom de Ali Harâzem Barrâda, dans Jawâhir al Ma’ânî, les Perles des Significations. La ville séculaire de Fès, où se trouve son mausolée, est le lieu de pèlerinage de la Tidjania le plus visité dans le monde surtout par les ressortissants des pays subsahariens et d’Afrique de l’Ouest.
Diffusée dans un premier temps autour de Boussemghoune, cette voie mystique s’est répandue au Maghreb et a surtout traversé l’Algérie et le Maroc pour se diffuser au Sahel et en Afrique de l’Ouest où elle est aujourd’hui la confrérie la plus répandue, tout particulièrement au Sénégal où elle jouit d’une influence inégalée. Elle s’est implantée plus tard au Tchad, au Soudan, au Nigéria, en Indonésie et au Pakistan et même en Arabie Saoudite et en Turquie. Elle est également présente en Libye, en Égypte, en Syrie, en France et aux États-Unis où elle influencera notamment le mouvement Nation of Islam, l’organisation politico-religieuse américaine à l’origine de la plupart des organisations musulmanes de la communauté afro-américaine.
La présence du sépulcre de Sidi Ahmed Tidjani à Fès, le fait que sa doxa et son enseignement soient rassemblés par un disciple et khouan marocain, et que ce soit au Maroc même qu’il ait reçu le titre suprême de « pôle caché » soufi qui lui confère le statut quasi divin d’intercesseur privilégié entre le Prophète et les adeptes de la confrérie, sont les trois arguments sur lesquels le Makhzen a installé la légitimité de la paternité de la Tidjania. L’héritage historique religieux, ainsi préempté, est devenu une arme bénéfique au service de la diplomatie, du renseignement et du commerce du Maroc au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Un moyen d’autant plus efficace que le rival algérien, lui, a toujours eu des difficultés réelles à valoriser à son propre profit géostratégique un immense patrimoine spirituel dont le point de départ est pourtant le sol et l’homme algériens.
Comme on le voit, la Tidjania présente un intérêt stratégique particulier en raison des itinéraires géographiques qu’elle emprunte, de ses acteurs algériens, marocains et sénégalais depuis le xix e siècle, mais aussi de la connexion importante qu’elle a opérée entre les deux plus grands peuples du Maghreb et l’ensemble du vaste bloc constitué par le Sahel et l’Afrique de l’Ouest incluant le Nigéria et la Côte d’Ivoire. Et pour mieux assoir sa mainmise sur l’héritage spirituel de la Tidjania, le Makhzen s’appuie aussi sur l’avantage de compter sur l’existence au Maroc même d’une partie de la descendance agnatique et/ou en ascendance directe ou collatérale de Sidi Ahmed Tidjani. Il s’agit aujourd’hui de Cheikh Mohammed El Kabir Tijani, représentant de la Tidjania et de la Famille Tidjani pour le Maroc (Marrakech), de Sidi Chérif Zoubir Tidjani et sa Famille de la prestigieuse Zaouïa « bénie » de Fès où le « Pôle caché » est enterré, ou encore de Sidi Chérif Bachir Tijani et son fils Sidi Mohammed Tahar Tidjani, et l’ensemble de leur Famille de la Zaouïa de Rabat où est enterré Sidi Arbi ibn Saih. Ces descendants du fondateur de la Tarîqa sont un lien efficient avec la Ligue des oulémas du Maroc et du Sénégal créée par le Maroc et qui est une illustration opérationnelle d’une appropriation religieuse de la part des acteurs diplomatiques visibles et invisibles.
Le but diplomatique déclaré de cette organisation d’influence, où prédominent de part et d’autre des acteurs appartenant à la confrérie, est de « renforcer les relations fraternelles entre les deux pays ». Mais elle est aussi l’instrument sur lequel s’appuie la diplomatie marocaine pour mener une politique d’influence religieuse au Sénégal et en Gambie. Le facteur Tidjani est utilisé ici comme un moyen de revitalisation des liens historiques entre l’espace sénégambien et le royaume alaouite, comme à l’époque lointaine où, selon la perception expansionniste marocaine, la frontière sud du « Grand Maroc » mythique était la rive droite du fleuve Sénégal et où les prières du vendredi et des Aïd étaient dites au nom du « Commandeur des croyants », titre encore porté par le roi Mohamed VI. La Ligue regroupe des oulémas marocains et sénégalais et œuvre à la perpétuation d’un discours religieux basé sur une lecture marocaine de l’appartenance commune au rite malékite.
—L’allégeance symbolique de la confrérie au trône alaouite n’a pas de prix
En outre, chaque année se tiennent au Sénégal des journées culturelles consacrées au père de la Tidjania Sidi Ahmed Tidjani. L’événement est accueilli à l’Institut islamique, dans la cour de la Grande Mosquée de Dakar, financée et inaugurée par Hassan II en 1963, il faut le souligner. Le gouvernement marocain y dépêche systématiquement une délégation officielle composée de ministres et de diplomates. Cette manifestation est, pour les dignitaires et disciples de la confrérie, l’occasion de rappeler l’attachement de la Tidjania sénégalaise au Maroc, grâce à un jeu d’association spirituelle rappelant que la Tidjania du Sénégal est l’héritière spirituelle directe et le prolongement géographique et historique de la zaouïa de Fès abritant le mausolée de Sidi Ahmed Tidjani le « Pôle divin » de la Confrérie.
A titre d’exemple, l’édition de 1999, quelques mois seulement après la mort d’Hassan II, fut chargée de symboles mais aussi de messages diplomatiques. Elle fut l’occasion et le cadre soigneusement choisi pour décliner la stratégie d’allégeance des membres de la confrérie au Sénégal pour le nouveau roi Mohammed VI. Son long message adressé aux Tidjanis sénégalais était alors porté par le ministre des Affaires religieuses Abdelkébir Alaoui Mdaghri, sans passer par les chancelleries ou d’autres circuits diplomatiques classiques. Le message avait été lu publiquement et immédiatement traduit en wolof, la plus usitée des langues nationales du Sénégal. Un influent cheikh de la Tidjania, Maodo Sy, avait alors pris le soin de réaffirmer explicitement « l’allégeance de la confrérie et de ses cheikhs au trône des Alaouites ». Le représentant du gouvernement sénégalais à cette manifestation ne pouvait qu’entériner cet état de fait, précisant dans son allocution, au nom du président de la République, et s’adressant aux dignitaires et autres adeptes Tidjanis présents : « nous vous confions les relations sénégalo-marocaines ». La confrérie venait d’être reconnue, de facto, pour son rôle diplomatique parallèle, implicite mais réel.
Pour la chercheuse italienne Nazarena Lanza, du Centre Jacques-Berque à Rabat, ce type d’événements « répond au désir de raffermir le Maroc en tant que berceau de la tarîqa et vise à promouvoir l’image d’un islam marocain soufi, ouvert et tolérant, ainsi qu’à consolider des relations privilégiées avec les pays subsahariens, y compris par la relance d’un tourisme religieux ». A leur retour du hadj, les pèlerins du Sénégal accomplissent régulièrement la ziyâra (« visite ») à Fès, pèlerinage aussi important que le Hadj ou l’Omra aux Lieux Saints de l’islam en Arabie Saoudite. Une transhumance religieuse assurée par la compagnie Royal Air-Maroc qui a mis place une liaison directe entre Dakar et Fès.
Un partenariat lie la RAM aux représentants des grandes familles confrériques du Sénégal de Saint-Louis à Dakar, de Kaoalak, de Louga, de Tivaouane et de Médina Gounas en Haute-Casamance, dont la famille de Cheikh Ahmed Tidiane Chérif. Chaque année, et à divers moments de l’année, des milliers de Tidjanis d’Afrique de l’Ouest viennent effectuer ainsi un pèlerinage au Mausolée de Cheikh Ahmed Tidjani à Fès. Ce partenariat confère à Royal Air-Maroc le titre de « transporteur aérien officiel de la Tarîqa ». Il comprend trois volets : la facilitation des déplacements aux hauts dignitaires Tidjanis, l’octroi de tarifs préférentiels et l’appui de la filiale aux grandes manifestations telles que le Gamou (grand pèlerinage), le Dahira (communautés de gens qui s’aiment en Dieu) et d’autres journées culturelles organisées dans les cinq hauts lieux saints de la Tidjania au Sénégal. Le Gamou, pour ne citer que cette grande manifestation symbolique, est un vaste pèlerinage annuel à l’occasion du Mawlid ennabaoui qui a lieu dans différentes villes du Sénégal, principalement à Tivaouane, depuis 1902, grâce à El Hadji Malick Sy et, à sa mort en 1922, par ses différents successeurs. Le Gamou est également célébré par la communauté mouride, à Touba et dans les autres grands foyers religieux, tels que Médina Baye, le quartier religieux de Kaolack. En termes d’affluence, le Gamou draine énormément de monde et est le premier événement religieux du Sénégal, en ce sens qu’il est célébré un peu partout, suivi du Grand Magal de Touba, la gigantesque célébration qui marque l’anniversaire, dans le calendrier musulman, du départ en exil le 12 août 1895 du fondateur du mouridisme à la fin du XIXe siècle, Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927), dit Serigne Touba.
—Le Maroc acteur panafricain grâce notamment à la Tidjania
On observe, à travers l’éloquent exemple du Sénégal que la maîtrise des réseaux Tidjanis correspond à deux enjeux essentiels pour le Maroc. D’abord, soutenir la stratégie du royaume pour s’imposer comme acteur panafricain majeur. Au prix d’une diplomatie économique active, et de tournées périodiques du roi Mohammed VI en Afrique de l’Ouest, et au moyen des banques mais aussi des compagnies d’assurances marocaines qui ont pris une certaine importance dans la région. La première banque, Attijariwafa, avec 353 agences dans la zone CFA, est d’ailleurs considérée comme proche de la confrérie, même si ses dignitaires interrogés par la presse ne le reconnaissent pas explicitement. Le Maroc est aussi devenu l’un des tous premiers investisseurs en Côte d’Ivoire, presque au même titre que la France et la Chine, avec un projet à 150 millions d’euros pour rénover la baie de Cocody à Abidjan.
Sur le registre purement spirituel, le Makhzen accorde un intérêt particulier à l’organisation de conférences et de rencontres religieuses, et prend d’autre part en charge la formation au Maroc d’imams africains, notamment sénégalais et ivoiriens. Tout aussi significative est la création du Conseil Fédéral des Tidjanis en Côte d’Ivoire conçu comme un lobby religieux pro-marocain qui a déjà exprimé l’ambition de créer une « université religieuse » qui porterait le nom de Mohamed VI. Il faut noter par ailleurs l’existence d’un autre lobby religieux en faveur du Maroc, le Forum des zaouïas de Côte d’Ivoire présidé par Cheikh Abdoulaziz Sarba, dont le réseau reçoit régulièrement des dons divers, notamment des livres, de l’argent, des denrées alimentaires et des médicaments.
Autre pays cible du soft-power chérifien, le Mali où la Royal Air Maroc fait office de cheval de Troie efficace. Après son partenariat avec la Biennale de la photographie de Bamako, la RAM a renouvelé en 2015, pour cinq ans, la convention qui la liait à la Tarîqa tidjania du Mali. Le contrat avait été alors signé à Bamako entre le PDG de la RAM, Driss Benhima, et du vice-président de la Confédération nationale des adeptes de la Tarîqa tidjania du Mali (CONFENAT). En vertu de ce partenariat, les adeptes de cette confrérie bénéficieraient de facilités, lors de leurs pèlerinages à Fès. En plus de la liaison aérienne Bamako-Casablanca, la RAM assure aux Tidjane» du Mali le transfert terrestre jusqu’à la capitale religieuse, ainsi que l’hébergement.
D’un point de vue systémique et d’une manière systématique, la grande rencontre de Fès, désormais annuelle, regroupe depuis 2007 des délégations des cinq continents, conviées dans l’objectif diplomatique d’affirmer le statut du Maroc auprès des adeptes de la confrérie qui y viennent pour exprimer leur attachement à la zaouïa de Fès que le soft-power marocain présente comme étant la « zaouïa-mère » au détriment de la vraie zaouïa-mère d’Ain-Madhi et sa principale succursale spirituelle, la zaouïa de Boussemghoune. Depuis son intronisation, le roi Mohammed VI s’est évertué à donner une nouvelle dimension à cet « attachement » des Tidjanis du monde entier à la ville de Fès, siège du mausolée qui abrite le tombeau et la zaouïa de Sidi Ahmed Tidjani. Plus que les « Dourus Hassaniya » à la Grande mosquée de Casablanca auxquels participent des oulémas d’Afrique de l’Ouest, mais qui sont des sermons élitistes durant le seul mois de ramadhan, la rencontre annuelle de Fès œuvre pour sa part à assurer l’ancrage symbolique d’une communauté spirituelle transnationale Tidjanie sous l’influence du Maroc.
Les funérailles de dignitaires Tidjanis comme déclic en Algérie !
C’est cet ancrage symbolique qui est justement un des objets permanents de la rivalité stratégique entre le Maroc et l’Algérie, le souci étant, de part et d’autre et à des degrés différents, de contrôler une confrérie soufie transnationale et se servir peu ou prou de ses réseaux performants. Le Maroc a eu une profonde compréhension des enjeux de la Tidjania, et ce, depuis le règne de Mohamed V et de façon plus affirmée encore, sous celui de son fils Hassan II. L’Algérie est entrée dans ce schéma bien plus tard pour prétendre elle aussi en tirer des profits au plan diplomatique. Les pouvoirs successifs depuis l’Indépendance ont en effet tardivement saisi l’importance des réseaux de la Tidjania. Il a fallu attendre le rapatriement en 1983 de la dépouille de cheikh Mohammed El Habib, descendant direct du fondateur de la Tidjania, installé au Sénégal depuis 1950, pour constater qu’il fut un événement marquant, en raison de la grande affluence de Tidjanes d’Afrique de l’Ouest et d’ailleurs dans le monde venus assister à ses obsèques. Le président sénégalais de l’époque, Abdou Diouf, lui avait donné une dimension politique et diplomatique en mettant son avion personnel à la disposition des cheikhs de la Tidjania.
L’événement fut un vrai déclic pour les autorités algériennes qui, dès 1984, organisaient un rassemblement des Tidjanis d’Afrique subsaharienne, de Tunisie et d’Égypte à Aïn Madhi. Dans la foulée, le président Diouf posait un acte diplomatique significatif en reconnaissant la RASD et le Front Polisario, alors que l’Algérie accordait, au même moment, une aide financière d’environ 20 millions de dollars au Sénégal, pour un projet de logement social dans la région de Dakar. Cette appui pécuniaire fut suivi d’une autre aide au journal Wa El Fajri d’obédience Tidjanie. Ce fut d’ailleurs la seule contribution de solidarité digne de ce nom et à la mesure de l’intérêt géostratégique manifesté à l’époque par la diplomatie algérienne.
La réplique du Maroc à cet intérêt nouveau de l’Algérie pour le dossier de la Tidjania, ne tardera pas à se manifester, sous forme d’un Colloque international sur la Tidjania, à Fès, en décembre 1985. Tout comme en Algérie, l’événement fut « mémorable », non seulement pour les Tidjanis subsahariens qui voyaient leurs califes réunis dans la capitale religieuse du Maroc, mais encore pour la diplomatie marocaine, qui remportait à l’occasion un certain succès diplomatique en obtenant d’un guide important de la Tidjania au Sénégal une motion de soutien réaffirmant la prétendue « marocanité du Sahara ». Les autorités alaouites prirent également d’importantes mesures financières en faveur de la communauté Tidjane de Kaolack, avec une subvention de près d’un million de dollars pour l’achèvement des travaux de la Grande Mosquée de Médina Baye – la ville de la Tidjania à laquelle sont affiliés de très nombreux adeptes, notamment au Nigeria, au Ghana, au Niger et dans la diaspora africaine d’Europe et des États-Unis. Mais il aura fallu attendre 2006 pour voir l’Algérie faire de nouveau appel à la Tidjania et à son « capital symbolique », avec la grande rencontre de Laghouat. Le Maroc réplique, huit ans plus tard, en organisant à Fès un pèlerinage massif de dignitaires religieux d’Afrique de l’Ouest pour marquer le 200e anniversaire de la mort d’Ahmed Tidjani.
Dans le livre des rapports stratégiques de l’Algérie avec la dimension Tidjanie de sa diplomatie africaine, l’histoire semble se répéter. Il aura fallu un autre décès d’un grand hiérarque Tidjani du Sénégal, cette fois-ci un sénégalais en la personne de Cheikh Ahmed Tidiane Ibrahima Niass, khalife général de Médina Baye, pour voir l’Algérie manifester de nouveau un réel intérêt pour la Tidjania. Et c’est le président de la République M. Abdelmadjid Tebboune, issu lui-même d’une famille de Boussemghoune ancrée dans le creuset spirituel de la Tidjania qui a manifesté le mieux cet intérêt. Et, de manière à la fois symbolique et pratique, en envoyant à Dakar le calife général et universel des Tidjanes, Cheikh Mohamed Ben Ali El Arabi de Ain Madhi, pour assister, à Kaolack, aux funérailles de Ahmed Tidiane Ibrahima Niasse.
Ce geste fort du chef de l’Etat suggère qu’il y a dans l’idée de hisser Ain Madhi au rang de capitale mondiale des Tidjanes et d’en faire la Mecque de l’islam confrérique africain. Rattraper le terrain et le temps perdu, intégrer le facteur religieux dans l’exercice du soft- power par la diplomatie algérienne mobilisant alors l’ensemble de ses affluents opérationnels, voilà une nouvelle ambition patriotique en rien démesurée ! Les gains multiples sont évidents, du point de vue diplomatique et en termes de tourisme religieux. Ce qui implique de créer notamment des centres culturels et des agences de tourisme dans les pays africains à fortes implantations de communautés Tidjanie, structures vouées à l’organisation du pèlerinage à Ain Madhi. Ce qui entrainerait une dynamique économique consistant à créer sur place les structures d’accueil ad hoc.
Et même si l’idée peut paraître surréaliste, il faudrait peut-être réclamer au Maroc le retour en Algérie des restes mortuaires du fondateur historique de la Tarîqa Tidjania, Cheikh Abou Abbès Ahmed Ben Mohamed Tidjani, dit Ahmed Tidjani. En tout cas, à défaut de récupérer ses saints ossements, inscrire son retour en Algérie comme un autre élément du contentieux algéro-marocain !
Posté Le : 19/12/2020
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Par Noureddine Khelassi
Source : jeune-independant.net