Entre le 29
novembre et le 5 décembre, une série de quatre documentaires consacrés à la Syrie ont été présentés aux
téléspectateurs français. Leurs auteurs (Martine Laroche-Joubert
et Christophe Kenck pour France 2, Marc de Chalvron et Romaric Moins pour I-télé,
Manon Loizeau pour France 2, Paul Moreira
pour Canal-plus), ont affirmé avoir rejoint
clandestinement la Syrie.
Un pays qui,
selon la présentatrice d'Envoyé spécial, Guilaine
Chenu, est «complètement fermé à la presse depuis le début de la révolte».
Cette accumulation de reportages, dans un temps si court, et leur contenu même,
attribuant uniquement aux forces de l'ordre gouvernementales la responsabilité
des exactions, soulèvent de nombreuses questions. Premièrement. L'affirmation
récurrente selon laquelle le gouvernement syrien refuserait l'entrée aux
journalistes est fausse. Nombre de journalistes et de chercheurs qui en ont
fait la demande ont eu l'autorisation d'entrer en Syrie et d'y exercer
normalement leur travail d'information (ou de désinformation) (1).
Deuxièmement. Ces " grands reporters " (c'est ainsi qu'ils sont
présentés) remplissent-ils vraiment leur devoir d'informer honnêtement ? Leurs
reportages apportent-ils les explications permettant au public de comprendre ce
qui se passe réellement en Syrie ?
Après avoir vu et
entendu ce que ces «grands reporters»en ont rapporté, la réponse est non. En
effet, fondés sur les dires d'opposants syriens qui préconisent la lutte armée,
et qui sont par ailleurs leurs uniques accompagnateurs, leurs reportages
s'avèrent d'emblée totalement orientés.
Quel crédit
peut-on accorder aux dires de " grands reporters " qui fondent leurs
enquêtes uniquement sur des témoignages recueillis en présence d'opposants
armés ?
En se limitant à
ne relayer que le point de vue de dissidents favorables à une intervention
étrangère, les auteurs de ces reportages ne remplissent pas leur devoir
d'informer le public. Ils participent objectivement et ouvertement de la guerre
psychologique menée depuis neuf mois par des États (2) qui, comme la France, cherchent à
influencer l'opinion publique pour paver la voie à une intervention étrangère
basée sur le modèle libyen (3). Leur insistance à évoquer la nécessité d'un
soutien occidental à l'opposition armée met en question la neutralité de leur
travail.
En outre, leurs
reportages passent totalement sous silence la voix de ces centaines de milliers
de Syriens, parfois des millions, qui à de multiples occasions se sont
rassemblés, à Damas notamment (4), pour exprimer leur soutien au président el-Assad et dénoncer la déstabilisation de leur pays par
des opposants armés, apparemment instrumentalisés par des puissances
étrangères.
Le public a droit
à une information honnête ; c'est le devoir de tout journaliste de la lui
fournir. Or, les quatre reportages diffusés par ces chaînes télévisées et
présentés comme des documents exceptionnels " au cÅ“ur de la révolution
syrienne ", sont totalement déséquilibrés. Ils mentent par omission. Ils
font fi du fait que des villes entières comme Alep ou Damas (soit un tiers de
la population syrienne) refusent toute opposition armée ; raison pour laquelle
leurs habitants continuent de manifester leur soutien au président el-Assad et de préconiser une démocratisation par des
réformes.
LES DERIVES LES
PLUS GRAVES
En ne se fondant
que sur les dires d'opposants syriens filmés au Liban, en Turquie, ou dans des
zones contrôlées par des groupes armés (qui sont également leurs
accompagnateurs), les «grands reporters» français cités plus haut, ont
totalement décrédibilisé leur enquête.
Comment imaginer,
en effet, que leurs accompagnateurs en sympathie ou engagés dans une lutte
armée contre le gouvernement puissent conduire des journalistes enquêter auprès
de Syriens restés fidèles au président ? Et comment imaginer, qu'en présence de
ces opposants armés qui les accompagnent, il puisse se trouver des Syriens qui
osent parler librement pour contredire leur version des faits ?
Au cours de leurs
enquêtes, ces " grands reporters " n'ont donc jamais fait état de la
version du gouvernement au sujet des exactions délibérées qui lui sont
reprochées par les personnes interrogées. Le ministre syrien des affaires
étrangères s'est pourtant exprimé sur le sujet ; il eut été opportun de mentionner
sa version, ne serait-ce que pour la contredire ensuite si nécessaire, sur la
base de faits avérés.
Encore plus
ahurissant : à aucun moment ces " grands reporters " ne donnent la
parole à l'un ou l'autre de ces Syriens qui, depuis mars, descendent
massivement dans la rue pour soutenir le gouvernement d'el-Assad.
Enfin, la
question de savoir qui encadre, finance, arme, et forme (5) la soi-disant
" Armée syrienne libre " (ASL) n'est quasiment jamais soulevée par
ces " grands reporters ", tout enthousiastes à l'égard de ces
combattants, attachés qu'ils sont à les présenter sous un angle sympathique.
Présenter de
façon unilatérale la version de cette minorité d'opposants qui préconisent la
lutte armée contre Damas, sans se livrer à une enquête étayant sa véracité,
n'est pas sérieux.
Au regard du
parti pris qui anime leurs enquêtes, il apparaît évident que ces " grands
reporters " n'ont aucun scrupule à négliger ou à supprimer les éléments
d'information qui pourraient contredire leur thèse. Le fait que, concernant la
situation en Syrie, les médias traditionnels ont à plusieurs reprises présenté
comme avérées des nouvelles non confirmées, ou comme véridiques des documents
qui se sont avérés manipulés, voire falsifiés, n'est jamais pris en compte (6)
(7).
De tels biais
contreviennent totalement à l'éthique d'un journalisme honnête. Mais, de toute
évidence, cela ne dérange nullement des rédactions qui accordent un large écho
à ces reportages «exclusifs», pourtant visiblement douteux. Ils ont sans doute
- et c'était assurément leur but - un impact considérable sur une opinion
publique qu'il s'agit de rallier à la thèse selon laquelle il est devenu
nécessaire et urgent de renverser, par la force, un «dictateur fou»… un
«barbare tueur d'enfants».
Au vu de ces
manquements à l'éthique journalistique, nous sommes conduits à nous interroger
sur le rôle de certains journalistes et des rédactions qui les promeuvent, dans
le soutien apporté aux guerres ayant ensanglanté et détruit des pays entiers au
cours des dernières décennies - hier l'Afghanistan, l'Irak, le Liban, Gaza, la Libye - et qui aujourd'hui
semblent vouloir vouer la Syrie
au même sort… Et pourquoi pas demain l'Iran ?
Est-ce le fait du
hasard, que cette ribambelle de «grands reporters» se soit rendue «secrètement»
en Syrie à la même période ? On peut en douter. Leurs reportages apparaissent
en tout cas comme une sorte de tir groupé, devant conduire à une mise au pilori
du président el-Assad, et à préparer l'opinion à une
guerre au risque d'embraser la région.
Un tir groupé en
parfaite adéquation avec l'enchaînement de déclarations offensives de la France par la voix de son
ministre Alain Juppé (8) et de ses représentants aux Nations Unies. Le but
final étant de maintenir la pression sur le Conseil de sécurité et d'arracher
des sanctions, un projet de résolution du Conseil de sécurité ouvrant la voie à
une intervention militaire internationale, dont Moscou et la Chine ne veulent pas. Il est
difficile de ne pas établir un lien entre ces reportages et les évènements
politiques et diplomatiques en cascade qui devaient aboutir le 28 novembre à
Genève, à ce que la
Commission des droits de l'Homme des Nations Unies accuse les
forces de l'ordre du président el-Assad «de crimes
contre l'humanité».
Cette lourde
accusation, a été précédée d'un nombre inhabituel d'évènements, tous survenus
durant la même période, et sur le même mode qui a conduit à autoriser l'OTAN à
aller bombarder la Libye.
A savoir:
Le 18 novembre,
le journal gouvernemental turc Sabah révélait des plans militaires turcs pour
l'établissement d'une zone d'exclusion aérienne au nord de la Syrie, puis d'une zone
tampon d'une profondeur de 5 km,
allant jusqu'à la ville d'Alep à l'ouest, pour favoriser le déclenchement d'une
guerre civile contre le pouvoir de Damas.
Le 23 novembre,
le magazine satirique Le Canard enchaîné écrivait : «Plusieurs membres du
Service action de la DGSE
(services de renseignement français) et le Commandement des Opérations
Spéciales (troupes d'élites françaises) sont déjà prêts en Turquie, s'ils en
reçoivent l'ordre, à former ces déserteurs à la guérilla urbaine».
Le 23 novembre,
Alain Juppé affirmait que " Le Conseil national syrien (CNS) est
l'interlocuteur légitime avec lequel nous continuerons à travailler " et
mentionnait la possibilité d'établir des " corridors humanitaires "
en Syrie (9).
Le 24 novembre,
Riad Al-Assaad (opposant et déserteur basé en
Turquie) chef de l' " Armée syrienne libre ", s'est dit favorable à
des frappes aériennes étrangères contre " certaines cibles stratégiques
" pour le régime syrien.
Le 26 novembre,
Abdel Hakim Belhadj (membre d'Al-Qaida) conduisait un
bataillon composé de 700 hommes à la frontière syro-turque
(10).
Le 28 novembre,
le rapport de la Commission
des droits de l'Homme des Nations Unies, rédigé par Karen Koning AbuZayd, Paul Pinheiro et Yakin Ertürk (de nationalité
turque) (11) - accusait formellement l'armée et les forces de sécurité
syriennes de " crimes contre l'humanité, notamment des meurtres, des actes
de torture et des viols».
Le 28 novembre la
«Lettre hebdomadaire d'informations stratégiques et de défense» affirmait que
des hommes de la DGSE
et du «commandement des opérations spéciales de l'armée française seraient déjà
au contact (en Turquie sans doute) des militaires dissidents syriens pour les
former et les aider à structurer leur capacité opérationnelle». Elle précisait
également que des hommes de la CIA
et du BND -les services allemands - seraient eux aussi déjà à pied d'Å“uvre, en
Turquie et en Jordanie. (12)
Voilà donc le
moment venu pour les médias d'orienter l'opinion en faveur du camp de la
guerre, des milices armées illégales, ceci en omettant de dire que ces milices
sont paraît-il, encadrées par des États étrangers et accusées par la population
syrienne de nombreux meurtres et enlèvements. Tout cela ressemble étrangement
aux offensives diplomatiques et politiques qui avaient précédé d'autres
interventions contre des États souverains, basées pour commencer sur de fausses
allégations. Il s'agit donc de toute évidence, cette fois encore, de fabriquer
des " story telling " ; de paver la voie à la France qui joue ici un rôle
moteur, et à ses alliés, dans leur plan de faire tomber d'abord la Syrie, puis l'Iran et le
Hezbollah. C'est-à-dire les principales forces de résistance qui font obstacle à la domination d'Israël dans la région.
EN CONCLUSION
Il est
intéressant de relever que, il y a encore deux mois, les rares journalistes qui
admettaient la présence en Syrie de groupes armés, les décrivaient comme
n'étant que de tout petits groupes de «déserteurs».
Aujourd'hui,
nombre d'analystes et de commentateurs font état de la présence en Syrie de
miliciens organisés, dotés d'armes modernes, équipés de réseaux logistiques et
informatiques capables de déjouer les embuscades des troupes de l'armée
régulière. Et le fait que des grandes puissances encadrent ces bandes et leur
fournissent des armes a été évoqué par quelques journaux, même si cette
information a été très peu relayée, contrairement à de nombreuses accusations
invérifiées (et invérifiables puisque anonymes) portées contre le gouvernement
syrien. L'aveu d'une présence en Syrie de groupes armés soutenus par des
puissances étrangères marque un tournant.
POURQUOI CET AVEU
MAINTENANT, ET DANS QUEL BUT ?
Très certainement
pour faire passer comme normal ce qui ne l'est pas, et doit permettre de
contourner le véto de la Russie et de la Chine survenu le 5 octobre,
qui a coupé court à une intervention étrangère. En effet, avant le véto de Moscou et Pekin, la
stratégie de la France,
des États Unis et du Qatar notamment, était de parvenir à neutraliser l'armée
syrienne en attaquant la Syrie
avec l'aval du Conseil de sécurité. Ne pouvant plus réaliser leur machiavélique
projet en passant par le Conseil de sécurité, ils ont changé de stratégie pour
lever cet obstacle tout en poursuivant le même but : soumettre Damas à un
harcèlement permanent. Et mettre Moscou et Pékin sous pression. La nouvelle
stratégie est de recourir à des miliciens arabes et de les introduire
illégalement en Syrie via la
Turquie.
Depuis la chute
de Mouammar Kadhafi, un nombre considérable de miliciens arabes ayant combattu
en Libye avec l'OTAN, sont en effet à disposition. Faire entrer en Syrie des
combattants étrangers arabophones, qui peuvent facilement se faire passer pour
des «opposants syriens», est un atout pour les gouvernements étrangers qui
veulent renverser el-Assad et éviter que des non-Syriens trop visibles n'entraînent
une réaction des alliés de Damas.
D'autant, que la France et ses alliés,
peuvent se réjouir - aussi contre nature que cela soit - du soutien d'Ayman al-Zawahiri, le chef d'Al-Qaida, qui a déclaré publiquement : " S'il n'y
avait eu ces problèmes (des frontières), mes frères, et moi-même, serions parmi
vous et avec vous, et vous défendrions avec nos vies " (13).
POURQUOI LA TURQUIE SERVIRAIT-ELLE
DE BASE ARRIERE PRINCIPALE EN APPUI A UNE INTERVENTION MILITAIRE ?
La Syrie est frontalière de la Turquie, de l'Irak, de la Jordanie, et du Liban.
Or, le Liban et l'Irak ne sont pas assez hostiles à Damas pour servir de base
arrière principale aux combattants arabes. La Jordanie, quoique
ouvertement opposée à Bashar El-Assad,
ne dispose pas d'une armée aussi performante que la Turquie et risque donc
beaucoup plus gros en cas d'échec.
La Turquie, qui abrite des bases
états-uniennes (assurant une bonne couverture en cas d'échec), est donc le pays
frontalier le mieux placé, pour servir de point de départ à une offensive
susceptible d'affaiblir ou de neutraliser l'armée syrienne et de conduire au
renversement du président el-Assad. Et, frontalière
de l'Union européenne, elle dispose d'un accès très facile pour le
ravitaillement. Des «zones tampon», et «zones d'exclusion aérienne», à la
frontière qui sépare les deux pays garantiraient un cadre propice aux
combattants venus de l'étrangers. En outre, elles permettraient de légitimer
une agression de taille sur la
Syrie si cela se décidait, en prétextant le non respect de
l'interdiction de survoler la zone.
LE ROLE D'UN
JOURNALISTE EST-IL D'ACCREDITER UNE PROPAGANDE DESTINEE A PREPARER LA GUERRE ?
CERTAINEMENT NON.
Le public a droit
à connaître la vérité, à être renseigné sur ce qui se trame en réalité sur le
terrain et dans les chancelleries, surtout quand cela risque de jeter des
peuples entiers dans de nouvelles guerres. Après les horreurs qui se sont
produites en Irak et en Libye, ce qui se prépare maintenant contre la Syrie est également une
catastrophe de grande ampleur. Malheureusement, ces reporters / envoyés spéciaux
qui glorifient dans leurs reportages la prétendue «Armée syrienne libre»,
révèlent une fois de plus leur véritable fonction. Comme on l'a vu en Libye où
les «opposants» étaient en partie des mercenaires encadrés par des forces
spéciales étrangères, c' est à une «manipulation de
l'opinion publique» que certains «grands reporters» travaillent, pièce centrale
des politiques de guerre. Le devoir d'un journaliste doit être d'aider
honnêtement les gens à comprendre les véritables enjeux ce qui peut contribuer à
stopper les guerres, et protéger les victimes potentielles, quand il est encore
temps. Je dois à la vérité de dire que ce texte n'aurait peut-être pas vu le
jour s'il n'avait pas été au départ suggéré, voir inspiré, par l'un de mes
interlocuteurs. Je rends grâce à sa patiente gentillesse, à ses précieuses
suggestions au long de multiples échanges. Je le remercie chaleureusement. Silvia Cattori.
Notes
1- Lyse Doucet
(BBC), Alain Gresh (Le Monde diplomatique), Thierry Meyssan (Réseau Voltaire), ou encore le politologue belge,
Pierre Piccinin.
2- http://www.info-palestine.net/article.php3
?id_article=11524
3- http://www.silviacattori.net/article2233.html
4- http://www.almanar.com.lb/french/adetails.php
?fromval=1&cid=18&eid=38166&frid=18http://www.youtube.com/watch
?v=ODJ9pyKq7tU&feature=player_embedded
5-
http://www.infosyrie.fr/actualite/a-defaut-dintervention-sarkozy-prepare-la-guerre-civile-en-syrie/
6-
http://www.infosyrie.fr/re-information/ledifiante-histoire-dune-martyre-officielle-mais-virtuelle/
http://www.silviacattori.net/article2419.html
7- http://almanarnews.net/french/adetails.php ?eid=19316&frid=18&seccatid=37&cid=18&
fromval=1
8-
http://www.infosyrie.fr/actualite/les-corridors-humanitaires-et-fantasmatiques-dalain-juppe/
9- http://www.cyberpresse.ca/international/dossiers/crise-dans-le-monde-arabe/syrie/201111/23/01-4470880-lopposition-syrienne-linterlocuteur-legitime-selon-paris.php
10-
http://www.algeria-isp.com/actualites/politique-libye/201111-A7285/libye-abdel-hakim-belhadj-conduit-bataillon-compose-700-hommes-frontiere-syro-turque-novembre-2011.html
11- http://www.silviacattori.net/article2475.html
12-
http://www.infosyrie.fr/actualite/a-defaut-dintervention-sarkozy-prepare-la-guerre-civile-en-syrie/
13- http://www.infosyrie.fr/actualite/al-qaida-rejoint-avec-reserves-la-coalition-americano-euro-saoudienne/
Silvia Cattori est un collaborateur
régulier de Mondialisation.ca. Articles de Silvia Cattori publiés par
Mondialisation.ca
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Posté Le : 22/12/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohamed Benallal
Source : www.lequotidien-oran.com