La façade de la
maison qu'il a mis vingt longues années à construire ne se distingue en rien
des demeures voisines. Un toit rouge incliné s'élève derrière une enceinte
toute blanche dont la monotonie n'est rompue que par une petite porte verte
sous une voûte faîtière de même couleur.
De retour du
marché, il s'arrête un instant sur le trottoir d'en face pour regarder son
Å“uvre avec une étrange émotion, puis, déportant son regard à droite, il tombe
sur le spectacle qui le désespère depuis qu'il a emménagé, le terrain vague
mitoyen a reçu, aujourd'hui encore, son lot d'immondices.
Il habite ce quartier depuis six mois
seulement et il n'a eu qu'une semaine de répit avant d'être pris à la gorge,
tous les matins, par une odeur nauséabonde dès qu'il traverse le devant villa
menant à la porte extérieure. Il a cru pouvoir y remédier en embauchant des
ouvriers pour nettoyer les lieux et un camion pour évacuer les ordures. Puis ne
pouvant se permettre, chaque jour, une dépense aussi exorbitante, il s'est rabattu
sur les éboueurs de la ville en leur glissant la pièce et en leur servant
chaque matin le café en les priant de bien vouloir ramasser, sur leur passage,
les détritus éparpillés en grande quantité dans tout l'espace contigu.
Pendant quelques temps, ils s'exécutèrent de
bonne grâce, mais le responsable de l'équipe municipale lui fit comprendre que
cela n'est pas possible dans la durée car le temps consacré à cette tâche, non
prévue, est important et retarde la tournée sur les délais préalablement impartis
par l'administration. Il comprend parfaitement l'argument et de toutes les
manières il ne voit, lui-même, plus aucune utilité à leur intervention ; le
terrain reçoit de nouveaux dépôts aussitôt nettoyé.
Il décide de faire part du problème aux
autorités locales et commence par le Maire, devant le bureau duquel, il fait le
pied de grue, pendant plusieurs jours.
Quand il réussit enfin à se faire recevoir,
il se heurte à des problèmes auxquels il ne s'attendait nullement et qui ne
relève en rien ni de sa compétence ni de sa responsabilité. La municipalité
ignore le statut juridique du terrain et ne peut, en conséquence, rien y
entreprendre. Elle ne peut pas, non plus, l'autoriser à le clôturer comme il se
propose de le faire gracieusement.
De guerre lasse, le Maire lui avoue son
impuissance, à moins de surprendre les commettants pour les verbaliser et faire
cesser la nuisance. Il promet, toutefois, de faire intervenir ses agents sur
les lieux à chaque fois que ses moyens le lui permettent.
Les services de sécurité
non plus ne peuvent rien faire sans identification des contrevenants.
Complètement
désemparé, il ne sait comment réagir. Il est au bord de la dépression ou plutôt
d'une psychose agressive tant la rage lui ronge le cœur. Il a tellement mis de
lui-même dans cette bâtisse. Aboutissement de toute une vie , il la voulait tel
un antre pacifié, un placenta pour une autre vie que celle pleine de sueur, de
soucis, de déconvenues et de déceptions qu'il a eu jusqu'alors.
Il voulait y
retrouver un univers perdu, pour y vivre loin de l'asphalte et du béton. Un
univers où la bise peut encore faire valser les feuilles des platanes et
l'odeur de la terre mouillée chatouiller les narines.
Il a rêvé de ces
petites villes verdoyantes et des maisons proprettes qui se côtoient en
intelligence autour de places ombragées auxquelles elles confient leurs
habitants, le soir venu.
Il se retrouve
dans un coin sordide et malodorant où le voisinage incivique et bruyant
communique à voix haute, pour ne pas dire par des cris, de l'aube à l'aube avec
une vigoureuse persévérance. Il ne dédaigne pas les autres, au contraire il
aime profondément son prochain mais dans le respect mutuel, l'attention
partagée et le souci de la quiétude de chacun.
Il n'envisage pas
le rapport humain dans la promiscuité sonore, les civilités braillardes et
l'explosion animale de la jouissance matérielle. Mais quand l'instinct échappe
à l'intelligence, la délicatesse déserte le monde.
Et voilà que désirant clôturer sa vie en
réussissant sa fin, il retombe dans le piège des autres ; dans l'angoisse d'une
agression anonyme, insidieuse, qui joue avec ses nerfs et contrarie tous ses
rêves.
Il ne peut se
résoudre à la situation et abdiquer devant la bêtise humaine, lui qui, toute sa
vie, a lutté contre, en accompagnant les autres sur le chemin du savoir et de
l'épanouissement personnel.
Durant toute la
période de la construction, le sentiment indicible de la profonde contradiction
de la société ne l'a jamais quitté. Il a toujours nourri cette indéfinissable
appréhension de ne pas avoir droit à une quiétude à la mesure de ses efforts et
de sa longue attente.
L'aspect
extérieur de la maison en porte d'ailleurs une marque flagrante, un mur haut et
barricadé la protège de la rue du « non sens » mais de l'autre côté elle ouvre
grand ses bras à l'azur des flots, ses terrasses s'offrent aux vents du large,
ses fenêtres sourient aux premiers rais du soleil et se prélassent à son
coucher.
Que peut-il faire
? Il décide d'échapper à ses tristes pensées en embarquant dans son véhicule
pour un tour dans les environs.
A quelques
kilomètres de sa résidence, il longe la très longue muraille d'une caserne
quand subitement il s'aperçoit que celle-ci dévie son trajet pour former un
demi-cercle de près de deux mètres de diamètre, puis reprend son cours.
Intrigué, il range son véhicule sur le bas-côté de la route et descend
satisfaire sa curiosité. Il s'aperçoit, alors, que l'enfoncement abrite une
stèle, une petite « Koubba » peinte en vert dont le centre est jonché de bouts de
chandelles brulées et quelques pièces de monnaie, probablement jetées là par
des passants.
Il est troublé de
constater que même les corps constitués n'osent pas s'attaquer aux
superstitions populaires, qu'ils prennent la peine de leur faire des concessions
ou peut-être même d'y adhérer secrètement. Un bruit de pas lui apprend qu'une
vieille femme s'approche des lieux. Elle commence à ramasser les pièces tout en
lui demandant s'il est venu pour un vÅ“u ou simplement une prière. Elle n'attend
pas sa réponse pour commencer à lui vanter les dons reconnus et attestés de
Lalla Messaouda, Sainte patronne des lieux, qui venait s'y recueillir de son
vivant à l'époque où une dense forêt les envahissait. Véritable exemple
d'altruisme et de vertu, elle priait constamment pour le bien-être de la
communauté.
Ne prêtant aucune
attention à ses propos, il a tout de suite compris que la solution à son
problème est devant ses yeux. La providence l'y a directement mené. Il dit à la
vieille dame qu'il souhaite lui confier une tâche très bien rémunérée, qui ne
lui demande aucun autre effort que celui auquel elle s'adonne en ce moment. Sa
mission, qui ne diffère en rien de ce qu'elle a toujours fait, nécessite une
certaine assiduité dans les débuts, puis, une fois les choses en place, elle
pourra se contenter de visites épisodiques pour recueillir les dons éventuels
comme elle est en train de le faire en ce jour.
Dès le lendemain,
sur le terrain attenant à sa demeure, parfaitement nettoyé, une «Koubba»
adossée au mur prenait allure sous la truelle du maçon qu'il a fait venir. Dans
l'après-midi la vieille dame y allume quelques cierges et dès le lendemain des
pièces étaient déjà déposées à proximité.
La vieille dame lui trouve vite une
appellation « Lalla Hani », un nom qu'elle affectionne peut-être, qui a été
porté par un être cher ou tout simplement pour invoquer la quiétude recherchée
par son bienfaiteur.
Toujours est-il qu'un mois a suffi pour que
«Lalla Hani» face partie du décor , «Sa Légende» fait d'elle une sirène qui
vient se reposer en cet endroit désormais béni.
Quiconque y vient, avec crédulité, finit par
rencontrer le bonheur.
Des femmes lui rendent visite régulièrement
et leur nombre progresse chaque jour. Le modeste sanctuaire dégage en
permanence l'odeur de l'encens et de la cire brulés. Les lieux sont désormais
propres et personne n'ose provoquer le courroux de leur invisible maitresse, en
les souillant.
Ce que la raison n'a pu obtenir, la
superstition l'a imposé.
Il est navrant et triste de constater que la
science fait reculer chaque jour la frontière de l'impossible mais la
superstition ne lui cède du terrain que pour le reprendre plus loin ou plus
tard.
La société désincarnée, désemparée, sans
horizon, ne rassure plus personne et fournit à l'irrationnel des matériaux à
profusion.
L'intelligence, brimée, voit sa sphère
s'atrophier et l'inconséquence s'engouffre dans tous les domaines où la gouvernance
est en faillite.
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Posté Le : 10/06/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohammed ABBOU
Source : www.lequotidien-oran.com