Lorsque des partis dits «démocratiques» dont le FFS voient dans les évènements qui se déroulent au Soudan, un modèle à suivre par «les tenants du pouvoir réel» en Algérie et appellent à s'inspirer de «l'exemple soudanais» pour ouvrir «un dialogue sérieux» sur une «transition démocratique effective» pour résoudre la crise politique dans le pays, on se trouve devant un vertige d'interrogations et on mesure l'indigence intellectuelle de la classe politique qui a perdu la tradition du débat d'idées pour se complaire dans la guérilla des polémiques manquant d'offrir un cadre théorique à la compréhension de la phase délicate que nous traversons. A l'indépendance d'un pays victorieux l'unanimisme n'était pourtant pas de mise. Les discussions fécondes étaient tranchées entre les partisans de la transformation de la lutte de libération nationale en socialisme pour la promotion d'un homme nouveau (le porte-voix en était Révolution Africaine) contre ceux qui préféraient s'atteler à un socialisme spécifique ? en fait nationalisme - pour construire «des institutions qui survivraient aux évènements et aux hommes» (un courant représenté par El Moudjahid)».Ce qui se déroule au Soudan est avant tout la conjonction de deux implosions majeures relatives à des «questions nationales» qui ont mis à genoux ce pays frère et d'une déflagration économique sans précèdent. L'irrédentisme persistant au Darfour, riche en cuivre et en uranium d'intérêts premiers pour la France et sa cohorte d'indépendantistes des ethnies Massalit et Zaghawits, musulmanes non arabes, militairement soutenues par le Tchad (et accessoirement par? Israël dans une triple visée de prise à revers de l'Egypte, de manipulations opérationnelles en Libye et d'infiltration en Algérie) et la sécession du Soudan du Sud animée par les minorités chrétiennes (des ethnies Dinkas et Nuers essentiellement) avec l'assistance et l'implication continue des Etats-Unis et? d'Israël ont mené le premier territoire à sortir de la souveraineté pratique du Soudan central pour se placer sous protectorat onusien (en réalité américain) et le second à quitter sa souveraineté formelle menant la partie sud du pays à l'indépendance le 9 Juillet 2011.
Pour couronner le tout, le Pétrole se trouvant au Soudan du Sud, l'Etat du Nord s'est vu du jour au lendemain amputer de 75% de ses revenus financiers et de 25% de ses territoires les plus fertiles pour déboucher sur une crise économique sans précèdent, menant le gouvernement soudanais sous la pression opportune du FMI à tripler le prix du pain (de une à trois livres soudanaises soit douze dinars algériens), en décembre 2018, facteur déclenchant mais non explicatif du mouvement social.
Si nous devions synthétiser la situation dans ce pays nous dirions que le Soudan est traversé de trois dynamiques essentielles : celle d'un Etat sans Nation autour de Khartoum issu de l'héritage de l'insurrection Mahdiste au XIXème, celle d'une Nation sans Etat (au Darfour) vivant encore au niveau de ses tribus sous la Loi du Kitab El Dali, d'inspiration islamique mais avec des particularismes importants par rapport à la tradition du Fiqh, survivance d'un Sultanat des temps anciens du Royaume de Toundjour prolongée par les confréries islamiques qui restent extrêmement vivaces dans un Soudan à 70% rural et enfin celle d'un territoire sans nation et sans Etat au Soudan du Sud en proie aux affres de la guerre civile, des déchirements ethniques, des appétits voisins, sur fonds d'accaparement des ressources pétrolières par les ethnies chrétiennes et de? la famine, le tout sous «la responsabilité morale» écrasante des Etats-Unis.
Le Hirak soudanais, s'exprimant dans les parties du territoire sous le giron direct de Khartoum dans cet immense Etat-fédéral - c'est-à-dire dans les régions musulmanes arabophones regroupées autour du Nil - s'est soulevé, dans ce contexte synthétiquement rappelé, en opposition aux guerres permanentes menées pour des raisons idéologiques par le FNI (Front National Islamique) au pouvoir contre les autres ethnies et peuples soudanais de la «périphérie», en siphonnant les maigres ressources de l'Etat au profit des milices et de l'armée centrale, officiellement au service de l'intégrité territoriale, mais en réalité au profit d'une caste proche des Frères musulmans ayant préempté l'Etat et ses richesses matérielles depuis plus de trente ans.
A la sauvegarde du c?ur du Soudan étatique
Mais ce retournement de la société politique au sens de Gramsci (c'est-à-dire des élites à la tête du gouvernement, des institutions, de la justice, de l'armée en interaction constante avec la société civile constituée des intellectuels, des étudiants et des professions libérales qui jouent un rôle littéralement hégémonique dans le Hirak soudanais) n'a pu se faire qu'aux termes de deux faillites majeures. La première est celle de l'échec du nationalisme soudanais, avatar islamiste de l'insurrection mahdiste, menée par un homme au charisme immense, Mohammed Ahmed Bin Abdallah (Le Mahdi), prenant d'assaut Khartoum en 1885, laissant sur le carreau le général britannique Gordon qui signait là de son sang l'une des plus grandes défaites du colonialisme en Afrique.
Mais si cette figure proéminente dans l'histoire du pays, dont les intellectuels soudanais chérissent la mémoire, a su forger une armée et un Etat, sa vision limitée du Monde et son sectarisme (il faisait brûler tous les livres en dehors du Saint Coran et pratiquait de manière continuelle le commerce des esclaves) portaient déjà en leur sein les manquements structurels à venir de la nation soudanaise en voie de formation. Et c'est là que nous en venons à découvrir la seconde faillite majeure soulignée en pointillés par l'organisation de l'Etat soudanais autour des origines ethnolinguistiques et religieuses des populations qui la constituent en fonction d'une gradation subtile allant du Nord au Sud, privilégiant les Arabes, blancs, Soudanais musulmans du Nord dans les fonctions régaliennes nobles de l'Etat et réservant les services subalternes aux autres ethnies d'abord pour les musulmans non-arabes des régions périphériques par rapport au centre de l'Etat (Khartoum), ensuite pour les chrétiens et en dernier lieu pour les animistes noirs qui sont méprisés par la société nord-soudanaise.
Ces choix de fonds qui émaillent les constitutions du Soudan faisant de la Chariaâ la source d'une Loi Suprême marquée du sceau des exclusions, ont préparé et accéléré les forces à l'?uvre au niveau mondial, intéressées par l'affaiblissement du Soudan pour l'accaparement de ses richesses en eau douce, contrôlant en amont le sort du barycentre démographique du Monde Arabe qu'est l'Egypte, pour le détournement de ses ressources pétrolières importantes orientées naturellement vers l'Asie-Pacifique et pour son positionnement géostratégique en tant qu'Etat riverain de la Mer Rouge (voie navigable tout simplement vitale pour Israël et les Etats-Unis) mais pouvant aussi exercer une influence de tout premier ordre sur la Corne de l'Afrique et jusqu'à la région des grands lacs.
Le Hirak soudanais n'a donc que peu à voir avec des revendications strictement démocratiques et se lit d'abord comme une tentative de la population arabe et musulmane de la République du Soudan de sauver ce qui peut encore l'être alors que de toutes parts, les Etats fédérés qui le constituent tendent à vouloir sortir des frontières internationales héritées du colonialisme britannique qu'ils trouvent bien mal taillés aux costumes ethniques des minorités multiples, encouragées qu'elles sont par les puissances dominantes, voyant dans l'Afrique et la persistance du fait tribal - sur lequel nous reviendrons, la semaine prochaine, dans la seconde partie de cet article tant il nous semble fondamental et éclairant des luttes futures y compris en Algérie - les leviers prometteurs d'une revanche sur les défaites coloniales d'hier. Le slogan parcourant les rues de Khartoum « Nous sommes tous Darfour !», indique clairement la vraie nature des enjeux et les défis marqués du sceau de l'urgence qui sont maintenant à relever.
Le tribalisme, propagandiste de l'impérialisme en Afrique
Le Soudan est donc désormais devant un dilemme cornélien. Garder les dix-sept Etats qui lui restent après la sécession du Soudan du Sud mais dans un nouveau pacte tendant à fonder une Nation qui n'a pas encore à ce jour trouvé les voies d'une cristallisation salvatrice ou bien se débarrasser définitivement de l'ensemble de ses Etats périphériques, y compris le Darfour et certains de ses actuels Etats sudistes, rejetant du coup les instabilités qui le minent à l'extérieur de frontières incertaines, dirigeant les forces centrifuges vers les autres Etats africains voisins s'érigeant ainsi un glacis protecteur autour de ses limites «définitives et naturelles», tendant à devenir réellement nationales, pour ne garder que les Etats homogènes, en solution de continuité historique avec l'ascendance matricielle mahdiste mais reformée de ses scories obscurantistes.
C'est dans ce contexte général que l'Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, poussant à l'accord entre civils et militaires, a mis à la disposition de la Banque Centrale de la République du Soudan, une fois l'accord conclu (sic !) trois milliards de dollars dont une partie en armements divers affectés en priorité aux futures missions «internationalistes» assignées à l'armée soudanaise et à ses milices dont la RSF du Darfour (Rapid Support Force) joue un rôle tout à fait singulier, un Daesh de remplacement, bras armé des déstabilisations prochaines dans la région, en particulier en direction du ventre mou de l'Afrique du Nord, la Libye, en proie aux forces? fédérales.
Le Conseil de la transition dont se gargarisent, en le donnant comme exemple le FFS, prévoit une direction politique composée de cinq civils et de cinq militaires dont aucun n'est soumis à un processus électif et d'un Président consensuel désigné en accord des deux parties ainsi que d'un futur Parlement aux membres cooptés suivant une politique des quotas supposant refléter de manière plus juste la société réelle mais qui sera en réalité conforme aux rapports de forces politique issues de la nouvelle reconfiguration en cours et dont on peut imaginer que les largesses saoudiennes et émiraties feront la part belle à leurs affidés.
Gageons que cette solution à la soudanaise ne résoudra en rien les questions de fonds posés par l'effritement de l'Etat Central soudanais sous les coups de boutoir des tribalismes ethniques trouvant dans les grandes puissances influentes en Afrique (je veux parler des Etats-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de la Belgique) des soutiens de poids au gré des intérêts économiques qui font toujours de l'Afrique, le dernier gâteau à se partager suivant des lignes de force fluctuantes, dans un accord renouvelé du Congres de Berlin de 1878 ou les grandes puissances mondiales du siècle dernier s'étaient mises d'accord pour partager l'Afrique sans pour autant fixer de manière formelle comme le démontre l'épisode de Fachoda (en 1898) des zones géographiques précises.
Cette revanche de l'impérialisme ne se fait plus à coups de canonnières britanniques, bombardant les populations soudanaises au nom de la Reine Victoria mais bien au contraire de façon silencieuse mais encore plus meurtrière qu'hier et trouve dans la multiplication des études universitaires et militaires anthropologiques et ethniques, ses nouvelles armes de destruction massive comme l'ont amplement démontré les drames génocidaires au Rwanda et au Congo, stigmates indélébiles des forces néocoloniales à l'?uvre.
(A suivre)
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Posté Le : 03/09/2019
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Brazi
Source : www.lnr-dz.com