Algérie

La Rente, la Vache et le retraité



Retraité de l'Education nationale depuis près d'une décennie, il passe son temps essentiellement à lire, à commencer par les journaux, presque tous les journaux.

Il va les chercher, le matin, à la librairie du centre-ville par fidélité, parce qu'il l'a fréquentée assidûment durant sa vie professionnelle, mais aussi pour s'astreindre à une petite marche quotidienne.

Le soir, il s'installe devant le téléviseur et préfère les chaînes éducatives et documentaires étrangères à la chaîne nationale, à l'exception des informations qu'il ne rate jamais sur l'unique, pédante et oblique mais dont il sait décrypter toutes les métaphores.

 La veille, le Président de la République, dans son message à l'occasion de la fête du Travail, a salué les Å“uvres réalisées dans le pays et les a attribuées, en grande partie, aux efforts des travailleurs.

 En ce jour férié, l'édition de «treize heures», après avoir épuisé le sujet des festivités du 1er Mai à travers le territoire national, enchaîne avec la politique de l'habitat rural.

 Un bénéficiaire du programme est interrogé devant sa toute nouvelle demeure réalisée sur fonds publics.

 Il donne libre cours à sa joie et, avant que la caméra ne le quitte, ajoute, avec un sourire malicieux, qu'il serait tout à fait comblé si l'Etat lui offrait, en plus, une vache… ou deux. Au tout début des années soixante-dix, le Président Houari Boumediene, inaugurant le premier village socialiste, a posé une question analogue à l'un des attributaires. La réponse de ce dernier a fait rire dans toutes les chaumières pour son sens équivoque.

 Le vieillard avait lui aussi manifesté sa satisfaction, ajoutant qu'il ne manquait plus aux attributaires que «l'indépendance». Il ne visait évidemment pas ce sens qu'une traduction littérale donne au terme dialectal qu'il a utilisé. Il voulait dire qu'il ne leur manque que la disposition d'esprit pour jouir des bienfaits de la politique nationale.

 Pédagogue invétéré, le retraité ne manque pas de faire le rapprochement entre la réponse d'hier, pleine d'humilité et de contentement, et la réponse d'aujourd'hui qui donne simplement acte avec une pointe d'avidité.

 Le changement entre les deux époques est manifeste. Les citoyens sont-ils devenus moins crédules ou plus exigeants ?

 Enseignant, il n'a bénéficié d'aucun avantage attaché, exclusivement, à la profession. Son salaire, parmi les plus bas, n'a pas connu d'évolution remarquable. A l'exception de quelques primes et des compensations pour mobilisation durant les examens, sa rémunération n'a jamais été modulée à sa condition matérielle. Et pourtant il a beaucoup donné et ce qu'il a donné n'a pas de prix.

 De toutes les manières, le prix n'était pas sa motivation, sinon il n'aurait pas choisi l'enseignement. Pour faire un tel choix et réussir sa carrière, il faut avoir une véritable foi et le sens du sacrifice.

 Alors, il ne comprend pas ceux qui se laissent porter par l'Etat, qui en attendent plus qu'il ne faut et qui le fustigent à la moindre embûche sur leur chemin.

 L'Etat organise la vie en collectivité, veille à l'ordre public, légifère, fait respecter la loi, investit dans l'infrastructure, les services publics et l'éducation. Il garantit un niveau de santé publique à la mesure du monde moderne.

 Il régule la vie économique, encadre la compétition économique et assure la sécurité juridique des investissements et des transactions. L'Etat veille enfin au bon usage des deniers publics. Et c'est cette dernière fonction qui lui pose problème. En quoi les avantages exclusifs accordés à une catégorie de la population relèvent-ils du bon usage ? Comme d'ailleurs les ardoises effacées, et les prêts jamais récupérés.

 Il se demande en même temps, si sa déformation professionnelle ne l'égare pas. Quels avis peuvent avoir ses deux amis sur le sujet, l'un est retraité de la magistrature et l'autre ancien cadre de l'administration communale ?

 En fin d'après-midi, à leur rendez-vous quotidien dans l'estaminet du quartier, il leur pose la question, une fois autour de leur table habituelle.

 Le magistrat en retraite partage, tout à fait, son approche et estime, lui aussi, que le pays connaît une régression morale inquiétante. Il ne voit d'ailleurs aucune différence entre l'outrecuidance d'un bénéficiaire de la providence étatique et le manque de pudeur de ceux qui sont pris la main dans le «sac».

 Il en veut pour preuve l'étonnante réaction des mis en cause dans les affaires que la justice et les services de police ont eu à connaître. Des personnages censés défendre les intérêts collectifs ne dénoncent plus les malversations mais s'en réclament et assument avec ostentation. Des présumés complices dans des affaires de contrebande ne se défendent pas de la présomption de culpabilité mais de sa sélectivité. Alors en comparaison, l'agriculteur qui pousse le bouchon… C'est dans l'air du temps. Ce qui le préoccupe beaucoup plus, c'est la généralisation du phénomène de corruption. Il faut dire aussi que l'arsenal juridique favorise la dissolution des mÅ“urs. Revue à la baisse, la sanction des atteintes au bien commun n'est plus dissuasive.

 Par ailleurs dans les dédales du secteur économique, il devient de plus en plus difficile d'isoler le délit de l'initiative hasardeuse et quand la ténacité et la persévérance des magistrats le permet, les charges ne concernent que le visible.

 Réfléchissant à voix haute, l'ancien magistrat a déplacé la question de la sphère morale au champ juridique dont la complexité risque de noyer la raison même du débat ouvert par le pédagogue. Celui-ci se hâte d'interrompre, mais avec douceur, l'orateur pour solliciter l'avis de l'ancien cadre communal, très cultivé, féru de sociologie et qui dévore tous les écrits sur l'étude des sociétés. L'ancien administrateur, qui a commencé sa carrière aux services techniques de la mairie avant l'indépendance, a connu tous les changements intervenus dans l'administration communale depuis un demi-siècle. Il a vécu la lente décomposition des exigences de rigueur, de ponctualité et surtout de responsabilité. Il a assisté à la dévalorisation régulière et continue de toutes les fonctions. Il a observé l'insidieuse intrusion de l'opportunisme, du favoritisme et du laisser-aller dans le fonctionnement de tous les services.

 Il a été meurtri dans ses convictions par la promotion, sans vergogne, de la paresse et de la médiocrité. Il a été accablé par l'isolement des compétences, le découragement des initiatives, la démission des anciens et leur départ les uns après les autres.

 Il a été, enfin, ulcéré par l'impunité qui s'est érigée en règle de conduite, la responsabilité n'a plus de sens. Alors, pour lui, les comportements décriés par ses amis ne sont que les manifestations logiques d'une société de la rente. La société de la rente n'a pas de valeurs, elle peut se contenter de leur invocation. Une déclaration des plus officielles a d'ailleurs affirmé que la corruption est inévitable.

 La corruption atteint même les mots dans leurs sens, ils sont pervertis. Les mots sont détachés de la réalité. Les vocables n'évoquent plus les choses qu'en principe ils représentent. Quelques exemples simples: l'emploi de jeune n'est justement pas un emploi mais une attente d'emploi. Le filet social est une exclusion du champ économique, la solidarité nationale est la compensation par l'Etat de l'absence de solidarité sociale.

 Un plan social est un plan antisocial puisqu'il veut réellement dire plan de licenciement…. Une dérive sémantique qui couvre le sacrifice des valeurs humaines aux valeurs marchandes qu'impose, désormais, la principale activité du pays le partage de la rente. La société de la rente fonctionne sur l'entretien du mythe du passé, glorifié et sans cesse recomposé pour faire office de présent et même d'avenir. Elle manipule les conflits sociaux, linguistiques ou religieux sans s'y impliquer, elle y met au moment voulu son énergie monétaire.

 Et si elle précipite les scandales de la malversation, c'est pour dévitaliser les signaux de la vérité.

 Un peu perdu, l'ancien enseignant ne voyait plus le lien avec «l'opportunisme» de l'agriculteur qui l'avait agacé. Son ami a plongé dans une analyse qui relève de l'anthropologie sociale et culturelle.

 Non, se défend l'ancien cadre communal, l'attitude de l'agriculteur s'inscrit tout à fait dans le cadre de la répartition de la rente. Chacun use de sa position, de ses moyens, des circonstances pour opérer un prélèvement sur ce que l'inconscient collectif considère comme une manne commune. Même le travailleur, partisan du moindre effort qui multiplie les absences et ne s'applique pas, considère au fond de lui-même que le salaire est en quelque sorte son écot et que la contrepartie doit, alors, être rémunérée.

 Mais alors la richesse de notre sous-sol est une malédiction ?

 Non, c'est le comportement des hommes qui pervertit même la générosité. Le problème n'est pas dans le Don mais dans l'usage qui en est fait. Le Don n'est jamais mauvais par nature, il peut le devenir par destination.








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