Mon frère,
laissez-moi vous dire que les policiers qui étaient présents quand elle a
pénétré dans ces bureaux ont échappé à une boucherie qui aurait transformé ce
commissariat
en abattoir !
Rien qu'à la pensée de l'effroyable malheur qui aurait pu frapper ici, des
mains glacées me serrent le cÅ“ur, inspecteur ! Louange à Dieu qui vous a
protégés contre la folie de la diablesse déchaînée qui a failli réduire mon
crâne en bouillie !
C'est sûrement
l'odeur que dégagent vos armes qui a fait fuir le démon qui l'a possédée
aujourd'hui. Sinon vous n'auriez pas eu en face de vous une petite créature
ruisselante de larmes et de plaintes, molle comme une éponge, tellement
malheureuse qu'elle aurait pu apitoyer un ogre ; mais cette bête féroce remplie
du désir de tuer, d'éventrer, d'égorger, d'étrangler, qui m'a sauté dessus dans
la maison, qui s'est acharnée sur ma tête, les bras pleins d'une force
satanique, inspecteur !
Mon frère, c'est
vrai que je l'ai battue, c'est vrai que je l'ai blessée en certains endroits de
son corps ; mais c'est elle qui m'y a poussé, c'est sa langue qui m'a enragé,
et j'ai perdu la raison ; car personne au monde, aucun être humain vivant sur
la terre, ayant une goutte de dignité dans le sang, je le jurerais la main
droite posée sur le Coran, n'aurait pu supporter les paroles que sa bouche m'a
lancées à la face ! À ma place, vous lui auriez vidé votre
pistolet dans le ventre, inspecteur!
Mon frère,
suis-je un fou pour bondir brusquement sur une femme et la rouer de coups sans
raison comme elle l'a prétendu ici ? Regardez bien ce visage, inspecteur, et
dites-moi la vérité : Cette figure appartient-elle à un sauvage ? Si vous voyez
dessus la plus petite trace de méchanceté, alors voici mes mains et mes pieds :
ligotez-moi et enfermez-moi à vie dans un trou grouillant de rats affamés !
Mais il vaut mieux que je vous raconte ce qui s'est passé, inspecteur, comme
ça, vous comprendrez- j'en suis persuadé- pourquoi j'ai été obligé de frapper
cette détraquée que j'ai eu le malheur d'épouser un jour !
Après huit heures
de labeur dans une cabine étouffante, je suis rentré directement chez moi. Je
suis caissier dans une banque, mon frère. Depuis plus de vingt ans, je passe ma
journée enfermé dans une cage, à compter et à recompter des billets poisseux
comme des chiffons de cuisine, le guichet bouché par un tas de visages
jaunâtres ; qui ne présagent rien de bon, qui annoncent le malheur ; qui ne
bougent pas d'un pouce lorsque vous leur demandez de ne pas s'agglutiner ainsi,
de s'éloigner un peu pour que vous puissiez avoir un peu d'air. Sourds, ils
restent collés au guichet et parfois ils explosent en insultes, profitant de
l'occasion pour vider dans la banque le pus qui gonfle leur chair. Le soir,
quand je quitte ma cellule, j'ai les nerfs qui vibrent comme un câble
électrique traversé par du courant.
Quand j'ai frappé
à la porte, ce n'est pas elle qui m'a ouvert, c'est ma fille aînée. J'ai quatre
enfants, inspecteur, un garçon et trois filles. Comme à son habitude, elle,
elle était figée devant l'écran du téléviseur.
Un instant plus
tard, pendant que je me décrassais dans la salle de bains, observant avec
dégoût la saleté noire des billets de banque que le savon arrachait à mes
mains, j'ai entendu un bruit de vaisselle provenant de la cuisine. C'était
elle. Elle ne peut pas vaquer à ses occupations sans tapage, mon frère. Je ne
suis en paix que lorsqu'elle a les yeux braqués sur des images ou qu'elle
ronfle. Dès qu'elle se lève, le vacarme s'installe dans ma maison. En vérité,
elle le fait exprès pour m'enrager.
Dans la cuisine,
je me sers un café et allume une cigarette. Pendant un bon moment, elle ne dit
rien, nettoyant et rinçant sa vaisselle dans un tintamarre qu'auraient provoqué
des centaines de bouteilles vides transportées en vrac dans un camion
déglingué.
Puis, elle
commence à parler. Je l'entends encore, je n'ai pas oublié un mot : « Les
étrangers sont arrivés là-bas ! Des milliers de soldats armés jusqu'aux dents !
Le singe va enfin recevoir la raclée qu'il mérite ! Ces géants vont le piétiner
comme il a piétiné des gens sans défense ! Dans quelques jours, cette grosse
gueule dansera au bout d'une corde ! Les hommes sont arrivés là-bas ! »
Mes oreilles ont
décelé aussitôt quelque chose d'inhabituel dans le ton de sa voix. Une autre
personne aurait trouvé ces paroles banales, mais pas moi, inspecteur, qui vis
avec elle depuis plus de quinze ans.
En plus, mon
métier a aiguisé mes sens à tel point que rien ne peut échapper à ma vigilance.
Ce n'est pas dû au hasard, si le directeur de notre banque ne veut personne en
dehors de moi comme caissier.
Quand elle a
repris la parole, j'ai su que mon flair ne m'avait pas trompé. Elle a dit : «
Je prie Dieu pour que les étrangers ne rentrent pas chez eux juste après avoir
liquidé ce cinglé qui voyage avec une tente sur le dos, qui bafouille comme un
gamin retardé ! Car la Libye grouille de petits dictateurs arriérés comme lui !
Il faut qu'ils restent là-bas le temps qu'il faut pour nettoyer soigneusement
la maison ! Des machos idiots et mous, ce n'est pas ça qui manque dans les pays
arabes ! Ces étrangers doivent s'en saisir et les éduquer avant de retourner
chez eux ! Pendant des siècles, pour oublier le pied qui leur écrasait la
nuque, ils n'ont rien trouvé de mieux que d'écraser la nuque de leurs femmes et
de leurs enfants ! Quelle honte ! »
C'était évident,
mon frère. Ces paroles venimeuses m'étaient adressées. Elle avait mis dans ses
propos tout le mépris dont elle était capable, c'était pire que si elle m'avait
craché sur la figure. Il y avait dans son discours des allusions qui ont
éclaboussé mon honneur comme des poignées de boue. Derrière les mots qu'elle
venait de prononcer, il y avait d'autres mots, lourds, graves et dangereux, gorgés
d'insinuation, puant le soufre, et un vent violent s'est mis à souffler sur ma
raison. Pourtant, j'ai gardé le silence.
Mais elle a
continué à m'insulter, inspecteur, pleine de haine ricanante, disant : « Les
étrangers vont sûrement s'installer là-bas pour un bon bout de temps ! Comme
ça, les femmes auront à portée de la voix des hommes auxquels elles pourront
demander secours en cas de besoin. Les pauvres petits machos se feront tout
petits, se blottiront dans les bras de maman, pour éviter une fessée… »
Je l'ai coupée en
criant : « Ferme ta gueule ! Ferme ta gueule ! » et elle s'est arrêtée de
cracher son venin, mais les paroles ont été remplacées par un sourire ironique
qui m'a fait bondir de ma chaise, et je l'ai battue, j'aurais pu la tuer tellement
j'étais en rogne.
Attirés par les
cris, ramassés dans l'encadrement de la porte, effrayés, les enfants
pleuraient. Alors, je me suis écarté de la folle qui, étalée sur le sol,
souriait toujours. Après ça, je me suis dirigé vers notre chambre à coucher et
je me suis étendu sur le lit, tremblant de tout mon corps, couvert de sueur,
l'amour-propre en lambeaux. Je ne m'attendais pas du tout, inspecteur, à
l'horrible malheur qui a frappé ma maison un instant plus tard !
Mon frère, que le
Seigneur épargne pour toujours à vos yeux la vue d'un monstre comme celui que
le destin a imposé aux miens aujourd'hui ! Quand elle a pénétré dans la pièce,
j'ai failli hurler de terreur ! Échevelée, des mèches raides barrant des yeux
rouges, une bouche tordue par une effroyable grimace, elle s'est dirigée sur
moi, craquant des os comme un squelette, brandissant une casserole ; je n'ai
pas pu faire un geste, paralysé par le souffle maléfique que dégageait son
corps ; et elle s'est abattue sur moi, sa main flasque habitée par une force
incroyable, l'haleine mauvaise, un démon s'était emparé de son corps, que Dieu
vous préserve, inspecteur !
Imaginez mon
frère ce qui aurait pu se passer si mon voisin ne m'avait pas emprunté mon
couteau de boucher quelques jours auparavant. Vous auriez découvert mon corps
découpé en petits morceaux. Car le démon a certainement guidé sa main vers le
tiroir qui contenait le couteau ! Louange au Seigneur qui n'a pas voulu que mes
enfants deviennent des orphelins, parcourant les rues, la main tendue, couvert
de vêtements pouilleux !
Ensuite, claquant la porte violemment, elle a
quitté la maison, courant vers vos bureaux, mon frère, versant des torrents de
larmes, la menteuse ! Épouvantés par ce qu'ils avaient vu, mes enfants
pleuraient. Et encore une fois, j'ai remercié Dieu d'avoir sauvé ma
progéniture. Car la diablesse aurait pu les assassiner ! Voilà toute mon
histoire, inspecteur. Les démons sont parmi nous ! Le travail qui vous attend
est colossal. Maintenant, vous n'avez pas affaire à des êtres humains comme
vous et moi, faciles à mater et à remettre dans le droit chemin, mais à des
créatures dotées d'une force extraordinaire. Mais notre Seigneur ne nous
abandonnera pas, inspecteur !
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Posté Le : 24/03/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com