Algérie

" La politique des arts est transformée " Gilles Suzanne. Chercheur, universitaire marseillais



Gilles Suzanne, en parallèle avec sa fonction à l'université où il dirige des formations en art, a travaillé sur le raï à Marseille. Son intérêt pour les formes artistiques et la musique en particulier, l'ont conduit à mener des recherches et à publier des articles dans plusieurs domaines. Il est ainsi coauteur, avec Michel Samson, d'un ouvrage intéressant sur le jazz à Marseille, retraçant l'histoire et analysant les contextes de cette musique de 1917 à 2010. Dans cet entretien, il nous livre un résumé de ses réflexions sur le raï, sa présence et son évolution dans sa ville.-Dans quel contexte avez-vous été amené à vous intéresser au raï '
Je travaille à l'université. je dirige des formations en art qui ne s'intéressent pas seulement à l'analyse des 'uvres mais qui, à partir des analyses littéraires ou esthétiques (pour les arts plastiques), forment des personnels travaillant avec des publics, ce qu'on voit dans les musées, dans des scènes nationales de théâtre ou autres. L'idée est de former des gens qui soient capables d'ancrer des lieux culturels dans la ville et au sein des populations. C'est amener les gens à acquérir des sensibilités, à découvrir des productions artistiques, etc. En parallèle, je fais un travail de chercheur. Pendant des années, je me suis intéressé à ce qui se passe à Marseille, sa création artistique, la relation qu'il y a entre la ville et l'art, principalement la musique.
Un travail interne pour essayer de comprendre comment les arts et la ville résonnent et se transforment mutuellement. Après ce travail, j'ai commencé, en parallèle, à m'intéresser à ce qui se passe sur tout le pourtour méditerranéen et, du coup, j'ai publié une série d'articles et même des recherches sur différentes villes de cette aire géographique, notamment sur la circulation des artistes et des 'uvres.
De temps en temps, quand je le peux, quand je trouve les moyens, je suis amené à me déplacer, aller à la rencontre de ce qui se fait ailleurs et essayer de savoir comment des villes deviennent des scènes artistiques. C'est-à-dire : qu'est-ce que ça produit dans les villes et qu'est-ce qu'il en émerge comme forme artistique singulière. Et c'est ainsi que je me suis intéressé au raï.
-Dans votre travail, vous êtes-vous intéressé aux gens qui venaient d'Algérie ou qui étaient déjà installés ici à Marseille'
Il y a eu plusieurs époques. J'ai commencé avec toute la période allant des années 80 jusqu'au début des années 2000. C'était une période où il y avait quand même à Marseille beaucoup d'activités, d'actualité raï. Les activités autour du raï étaient (parce que cela a beaucoup changé depuis) principalement liées à Belsunce. Le quartier par lequel transitaient toutes les personnes qui s'approvisionnaient en produits divers avant de partir en Algérie, ou alors qui venaient du Maghreb et qui revendaient de la marchandise ici. On commerçait de tout : du médicament jusqu'au jeans, en passant par les casseroles et tout le bric-à-brac. Ce quartier (tenu par des juifs séfarades et des commerçants algériens) était un poumon, à Marseille, économique, culturel, populaire, social et aussi artistique, parce qu'il y avait quand même une effervescence énorme.
Le commerce, mais aussi les cabarets et, autour de ces cabarets, il y avait beaucoup de choses qui se sont développées, entre autres, des labels, des magasins (à l'époque c'étaient encore les cassettes) qui se sont spécialisés dans la production raï. Il y a eu une scène de raï, mais évidemment incomparable avec celle d'Oran, Alger ou même Oujda (Maroc) où j'ai constaté qu'il y avait toute une industrie aux alentours des années 2000. Ici, ce n'est pas à cette échelle, mais c'était une plaque tournante entre l'Algérie et le nord de l'Europe : Lille, Paris et plus encore vers l'Allemagne, la Belgique, etc, et même la Suisse pour la scène. La production provenait aussi d'Algérie. Soit, il y avait des magasins ici qui avaient des succursales en Algérie ou des magasins algériens qui avaient des succursales à Marseille.
En résumé toute une production qui circulait via les réseaux commerciaux.
-Peut-on dire que Marseille a contribué à l'évolution du raï et comment '
Ce qui est intéressant à souligner c'est qu'entre le milieu des années 80 et le milieu des années 90, Marseille était aussi une ville dans laquelle était en train de se développer un milieu musical important.
Il y a vraiment eu un renouveau de la musique à Marseille et sur une logique liée, comme cela a été le cas un peu partout dans le monde (principalement occidental mais pas uniquement), à l'intérêt accordé à toutes ces musiques dites «tiers-mondistes».
On écoutait du reggae, de la musique africaine, bref, toutes ces musiques qui revendiquaient leur minorité. Il y avait beaucoup de musique africaine. «Nuits blanches pour la musique noire» a été un festival énorme. Bruno Maillol a été le premier à faire venir Cheb Mami en France et très tôt. Il y avait donc cette scène de raï qui était liée à la présence des Algériens, au développement d'une vie algérienne à Marseille (nés à Marseille, Français ou Algériens de passage, peu importe). En parallèle, le milieu musical marseillais jeune s'intéressait beaucoup à ces musiques, comment dire' mineures (pas forcément minoritaires mais mineures), populaires, qui avaient des revendications sociales et culturelles, du coup tout cela s'est mélangé. Si on écoute les premiers albums de Iam on constate qu'ils avaient déjà mixé du raï.
Avant eux, il y avait Massilia Sound System (ragamuffins) qui, eux-aussi, ont rapidement remixé du raï. Et pourquoi ' Parce qu'ils étaient dans le centre-ville, où il y a Belsunce et à Belsunce ils croisaient des jeunes qui chantaient le raï. Tous ces artistes se rencontraient, s'échangeaient, etc. Je donnerais, à titre d'exemple, Cheb Aïssa, qui avait fait un album de raï empreint de rap (duo avec un rappeur marseillais). A Marseille, le raï s'est mélangé avec d'autres styles'
-Qu'est-ce qui a fait que toute cette dynamique se soit estompée aujourd'hui '
Cette effervescence a perduré jusqu'à Schengen. Cela a été la fin, pas du raï proprement dit, mais de cette vie algérienne propre à Marseille. C'était un drame économique pour le centre-ville. Les politiciens ne le reconnaissent pas. Tous ces commerçants dont les politiciens diront que ce n'était pas de l'économie réelle, payaient des impôts, des taxes professionnelles. Ils avaient pignon sur rue. Ils étaient autant commerçants que le bar ou le restaurant d'à côté ou que le monoprix. Il n'y a que les réactionnaires marseillais qui pensaient que c'étaient des immigrés et que tout cela ne sentait pas très bon. Concrètement, Schengen a été la véritable fin de la politique d'ouverture des frontières. Il a durci la politique des visas et cela a tué ce commerce-là. Beaucoup sont partis, en Turquie, à Anvers, dans le nord de la France, etc.
Petit à petit, mais ce n'est peut-être pas lié mécaniquement, à une époque donnée, toute cette économie qui, à mon avis, d'une manière ou d'une autre, irriguait tout le milieu de la musique raï s'est tarie. Elle s'est rétrécie. C'est l'une des raisons. Il y en a eu sûrement d'autres. Des raisons esthétiques. Un genre qui a laissé sa place aussi à d'autres.
-Pourtant, auparavant, L'Etat à travers ses institutions, a aussi joué un rôle important. Dans quelle mesure le raï a-t-il bénéficié de cette politique '
A partir de la fin des années 80 la France n'a plus pu mener une politique qui était seulement une politique d'excellence artistique. Il y avait la droite qui était passée en cohabitation entre 86 et 88. Après 88, il fallait mener une politique qui s'adressait aussi aux formes populaires de création. Et c'est là que, en même temps que s'inventaient des concepts tels la «world music» chez Sony, des gens comme Jack Lang (ancien ministre français de la Culture, ndlr) ont commencé à s'intéresser aux formes populaires de création artistique et donc, entre autres, au raï. Du coup, il est arrivé tout un tas de financements publics et une volonté de faire en sorte que ces chanteurs issus de la marge puissent accéder à la scène conventionnelle. Mais, en général le chanteur marseillais s'en fout d'aller jouer sur cette scène, alors qu'il avait la possibilité de gagner beaucoup plus dans les cabarets ou les mariages, etc.
En parallèle s'est développé tout un discours sur la nécessité de tisser du lien social, d'intégrer les immigrés, etc. Cette politique, qui consiste à se servir des arts comme moyen d'intégration est toujours là, mais la manière d'en discourir, la façon de la financer, les volumes de financement, se sont transformés. Il faut aussi tenir compte du bilan de tout un tas d'échecs. Et puis il y a d'autres gouvernements qui sont arrivés au pouvoir, qui sont moins intéressés par tout cela. Ils ont une autre conception de l'intégration.
Un gouvernement peu intéressé par la diversité culturelle, ou alors par représentation officielle (islam, judaïsme, etc). Mais, à mon avis, tout cela n'a pas beaucoup d'influence sur le raï. Ce qui fait qu'il y a aujourd'hui moins de raï, c'est d'abord une question de musique, un genre qui s'est transformé, qui continue de se transformer, et qui peut-être ne s'adresse plus aux mêmes personnes. Aujourd'hui, la présence du raï à Marseille est très discrète. Après il faut aussi l'économie de tout cela. Les cassettes c'était une chose, l'arrivée du cd en est une autre, etc.


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