Enseignant à l'Université de Princeton, Nick Nesbitt a obtenu son doctorat en langues et littératures romanesques (françaises) de l'Université Harvard. Son travail en études francophones se concentre sur l'histoire intellectuelle du monde atlantique. Auteur prolifique et spécialiste d'Aimé Césaire et de Frantz Fanon, le professeur Nesbitt s'intéresse également à plusieurs champs de recherche, dont la théorie critique et le post-colonialisme, ainsi que la philosophie politique.Les enfants du monde nouveau, Assia Djébar dépeint l'Algérie à un moment précis - une période déterminée - 1961-62, au seuil de son devenir, à l'instant même de son «invention», un instant où l'imminente et non moins laborieuse édification de l'Algérie - qui se poursuit à nos jours, d'ailleurs - était d'ores et déjà palpable.Ce moment de lutte inflexible et de combat féroce que requérait l'entreprise d'inventer un nouveau pays, nation, peuple, culture, une nouvelle réalité en somme. Une réalité pourtant sujette à une violence qui se perpétuait indéfiniment, terriblement depuis 1954, depuis Sétif 1945, depuis l'invasion française en 1830, depuis le coup de l'éventail et le blocus d'Alger. Ainsi, en 1961, l'Algérie est manifestement, depuis des siècles et des décades, un lieu défini et construit par la violence.Dans ce récit de 1961, nous décelons la trace d'une époque particulière. Où la révolution algérienne, la guerre, et l'extrême terreur de la lutte - à encourir le péril d'y perdre la vie - avaient ébranlé les hommes jusqu'au c?ur de leurs êtres. Ce moment que Frantz Fanon désigne par «reprendre la question de l'homme», inventer cet homme émancipé des cercles concentriques inhibiteurs de l'hégémonie euro-centrique.A ce moment, cette interrogation était une question de la plus grande importance, bien réelle et urgente. A ce moment, la posture de fermeté était de mise, une détermination dont l'Algérie figurait la forme et matérialisait la réalité, sûrement à travers les sujets de cette détermination même?: les Algériens. Dans ce roman, Assia Djebar conjugue l'Algérie au futur parfait pour ainsi subodorer le parfait futur de «ce moment-là». Une Algérie, qui à peine surgie, disparaîtrait, une Algérie qui aujourd'hui encore aurait pu être.On y discerne la nation en tant qu'expérience, comme l'avait écrit Reda Bensmaïa quand il évoquait ces «territoires à redécouvrir, à jalonner à chaque halte. Ces pays à inventer, à ébaucher tout en créant son propre langage» (Expérimentent Nations 8). Mais quelle signification peut-on imputer à la nation?' L'Algérie?' Pas en tant qu'essence, ni en tant que fait, ni par ses ressources tangibles. Mais précisément, comme ce que Bensmaïa dénomme expérience. Réclamer, puis conquérir cet espace, où l'on serait en mesure d'expérimenter ce que cela signifie d'être algérien, se hisser à la hauteur de la Révolution algérienne pour être le sujet même de cette égalité inaliénable, est à mon sens l'impératif primordial inscrit par Assia Djebar dans son roman de 1961.A travers les péripéties narrées dans ce roman publié à la veille de l'indépendance algérienne, et parmi la multitude de protagonistes - évoluant dans la ville de Blida -, c'est bien l'expérience du personnage de Cherifa qui m'a le plus fasciné. Pour avoir daigné repousser les assauts sexuels de son ancien mari, oser divorcer, puis prendre pour nouvel époux, Youssef le militant, Cherifa aurait doublement échappé à l'ordre paternaliste de la violence.En retraçant les événements de la journée de Cherifa, Djebar décrit l'anxiété du personnage. Craignant que son mari soit capturé par la police, Cherifa ose quitter l'espace féminin de la maison, à la foi sanctuaire et prison, et traverser l'espace de la cité, sous le regard inquisiteur des mâles, scrutant inlassablement sa course voilée. «Pour une épouse heureuse vivant au c?ur d'une maison d'où elle ne sort pas, selon les traditions, comment prendre, pour la première fois, la décision d'agir ' Comment ??agir''' Mot étrange pour celle qu'emprisonne l'habitude» (137/84). L'image du «médinant», ce flâneur colonial ou maghrébin déambulant librement dans l'espace de la médina contraste avec celle du sujet colonial dans l'?uvre de Fanon, ou La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo.Ce droit de flâner, cet avènement de l'appropriation, c'est, précisément la conquête de l'espace qui marque dans le roman de Djebar, la distance considérable qui sépare la ville coloniale terrifiante de Fanon de celle d'une imminente indépendance -et/ou post-colonialisme. Pour Cherifa, doublement contrainte dans cet espace, en tant que femme colonisée, l'espace-cité de Blida est inconnu, hors de portée et doit être, stratégiquement, investi. Djebar écrit/décrit l'instant même où Cherifa décide de s'émanciper de sa réclusion domestique vers l'inconnu de sa déambulation à travers cet espace interdit de la ville «Agir !Moi ' Moi '? Peut-être que ce que dit Cherifa peut être pour une personne familière de la pénombre et qui par hasard aurait heurté le soleil, l'intuition l'envahissait alors qu'elle ne pourra pas se contenter de s'aveugler de cette lumière, mais qu'il lui faudra aussi inventer un autre pas, une autre démarche - une façon de voir, d'être vue, d'exister» (138/84; paragraphe entier).L'histoire de Cherifa est la mise en scène du désir de se mouvoir librement dans un espace, le désir que cet espace puisse exister sans être terrifiant ni tabou, qu'il soit sous une forme qui puisse permettre d'expérimenter la liberté et l'égalité. Mais le problème reste entier, la lutte continue lorsqu'elle - Cherifa - s'échappe de l'espace domestique et se meut à travers les terrifiants grands espaces de la cité, constamment sous les regards inquisiteurs, violateurs, des mâles scrutant chacun de ses pas, mais astreinte d'aller de l'avant, pourtant, dans l'ignorance de ce qui en adviendra «Lorsque Cherifa arrive au bout de la rue, laissant derrière elle tout un brouhaha de voix dont elle ne comprend pas le soudain éclat, elle hésite. Devant elle, la place du centre qu'on appelle ??la place d'armes''.Où aller maintenant '» (145/89). Comment résister à la panique qui la saisit dans ce lieu d'exposition, de vulnérabilité?, d'insécurité, et poursuivre, malgré cela, sa quête - son désir - de vérité?' «En vérité, un désir sournois de ??savoir'' la prit». Maintenant, elle est réellement effrayée, Djebar écrit la panique manifeste, à en perdre le souvenir de tout?; sa quête et son audace.Comment s'approprier ce lieu?' Cette place de la liberté, sans paniquer?' Comment vaincre l'infinie vacillation entre l'anxiété de l'exposition, l'intenable expérience d'amorphisme, et le retour thermidorien vers l'ego démesuré et la loi archaïque?' Il s'agit là, justement, de l'expérimentation de la nation en tant que forme, telle la perlaboration devant les conséquences d'une fracture, d'une rupture dans un contexte angoissant mais qui offre une promesse d'une Algérie à venir.Si l'angoisse désigne la restauration rassurante de la loi mythique, la justice désigne, en revanche, le processus transformatif qui permet de vaincre l'obsession récurrente. Le courage, à son tour, dénote ce que l'on relève - jusqu'à nos jours - dans Les enfants du nouveau monde. L'insubordination renversante de Cherifa et d'Assia Djebar contre l'ordre symbolique, mais aussi la lutte inébranlable pour dissoudre son règne tyrannique.Traduit de l'anglais par : Mohamed Staifimstaifi@elwatan.comLire la version originale sur :www.elwatan.com/hebdo/etudiant
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Posté Le : 08/04/2015
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Mohamed Staifi
Source : www.elwatan.com