Algérie

La pensée politique du Colonel Lotfi



La pensée politique du Colonel Lotfi
Publié le 28.03.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
Par Dahou Ould Kablia(*)

Tous les discours, tous les écrits sur le chahid Colonel Lotfi, et ils sont nombreux, ont traité, jusque-là, de Lotfi homme d’action et combattant exceptionnel, que ce soit au cours de la période où il dirigeait la résistance clandestine dans la ville de Tlemcen dès octobre 1955, ou plus largement lorsqu’il a dirigé, de main de maître, durant près de deux années, la grande Zone 8 du Sud-Oranais. Ses faits d’armes, son sens de l’organisation, son autorité morale, son ascendant sur les populations et sur l’encadrement placé sous ses ordres et qui comprenait, il est bon de le rappeler, des politiciens chevronnés beaucoup plus âgés que lui, à l’image de Moussa Ben Ahmed, Kaïd Ahmed, Ben Ahmed Abdelghani, Bakhti Nemiche, Kadi Boubekeur, Boualem Bessaïh, puis, en dernier lieu, lors de l’exercice de responsabilités plus hautes, telles que commandant membre de l’état-major de la Wilaya V en 1957 et colonel chef de la même wilaya à la mi-58, sont connus.

Tous ces discours et tous ces écrits dressent un portrait qui met en relief ses qualités intrinsèques et sa maturité politique à l’origine de sa capacité innée et incomparable de diriger des hommes, de les former et de forger leur destin, et d’anticiper sur la vision à long terme.

Ne dit-on pas que la Zone 8 de la Wilaya V a donné à l’Algérie indépendante, en toute relativité, de grands responsables dans la hiérarchie de commandement et de direction du pays après l’indépendance ?

Ce qui est moins connu, par contre et ce n’est pas le moins important, c’est ce qu’il pensait de la conduite de la Révolution en général, des hommes chargés de cette conduite, et surtout ce que Lotfi pensait du futur du pays, qu’il espérait radieux pour le peuple algérien.

Ces questions-là, il y a pensé, très tôt, en 1958, dans la solitude de son P.C. à Bouarfa loin du tumulte et de l’agitation politicienne de la capitale de l’Oriental marocain Oujda devenue, de fait, le centre de bouillonnement politicien où la gestion des conflits de personne prenait le pas sur la conduite de la lutte.

C’est donc à cette période qu’il a commencé l’écriture d’un long ouvrage de plus de 200 pages dont il n’existe malheureusement que deux ou trois exemplaires.

Ce livre a été écrit, en faisant appel, dès le préambule, à l’histoire, la géographie, la sociologie, la morale, au droit et la justice, dans le dessein apparent d’apporter une contribution significative, et authentique en développant un argumentaire concret et rationnel quant à l’approche puis la mise en œuvre d’un programme de développement économique pour l’Algérie indépendante.

Pourquoi l’économie ? Parce qu’à ses yeux, l’économie algérienne a subi, durant la longue période de colonisation, des destructions et des dévastations telles qu’elles ont eu des conséquences durables et désastreuses sur les populations algériennes maintenues soumises par la force et dépouillées de tout par les lois scélérates du «vainqueur».

Lotfi décrit ainsi l’œuvre «civilisatrice» de la France :
«Il a été possible de mesurer, en terme clair et chiffré, la prétendue œuvre française dont les traces funestes sont partout inscrites dans le territoire, tant du point de vue matériel que du point de vue humain. Un siècle d’asservissement de l’homme et d’exploitation honteuse se traduit par des conséquences douloureuses. L’œuvre française, c’est la famine scientifiquement organisée pour tout un peuple et l’extension des épidémies ; c’est l’instauration méthodique d’un régime d’obscurantisme et de dépersonnalisation ; c’est l’abaissement du niveau de vie au terme le plus inhumain ; c’est l’enfance qui erre dans les rues et l’analphabétisme généralisé, alors qu’en 1830, il y avait dans le pays relativement moins d’illettrés qu’en France ; c’est le taudis et le bidonville où s’entassent des Algériens pendant que les immeubles modernes sont uniquement réservés aux Européens ; c’est la terre grasse à l’Européen et la steppe infertile à l’Algérien ; c’est plusieurs millions d’Algériens tués en un siècle, auxquels s’ajoutent, depuis 1954, d’autres centaines de milliers de tués, de veuves, d’orphelins et des milliers de blessés ; c’est cela que léguera la France à l’Algérie indépendante et c’est cela les résultats de “l’œuvre française’’.»

C’est ce constat négatif, criant de vérités, qui a poussé, sans l’ombre d’une hésitation, Lotfi à suivre, dès le déclenchement de l’insurrection armée de Novembre 1954, l’exemple des milliers d’Algériens qui, tout au long du siècle précédent, se sont soulevés, individuellement ou en masse, pour la liberté et la dignité.

La situation de misère et de détresse morale qu’il décrit n’entame pas sa conviction qu’une fois l’indépendance recouvrée, tout est possible pour faire reculer cette misère et remettre le pays sur ses pieds.

La terre est là, les richesses sont là, le peuple est plus que jamais debout. 

Ce qu’il faut, de son point de vue, c’est la volonté d’oser pour relever le défi. C’est l’objet du programme de développement planifié qu’il élabore et recommande de mener par un peuple mobilisé et un encadrement lucide et engagé.

N’a-t-il pas écrit à ce sujet :

«Il ne suffit pas à l’Algérie de posséder des richesses matérielles et humaines prêtes à se transformer en véritables torrents de forces vives. Il faut encore libérer ces richesses, supprimer les attaches qui les emprisonnent, car même libérées de leurs bourreaux, ces forces vives se contrarieraient et s’annihileraient, très vite, si elles n’étaient orientées, canalisées en vue de la réalisation d’objectifs précis»?

Ces objectifs, il les a identifiés et définis dans son ouvrage lorsqu’il ajoute :

«C’est pourquoi nous avons montré le cadre général dans lequel leur action pourrait s’insérer et indiquer de quelles méthodes économiques et sociales les acteurs de l’économie algérienne auront à s’inspirer demain.»

En inscrivant la libération économique de l’Algérie, seule source de progrès, dans la dynamique imprimée à sa lutte armée, les motivations, les ressorts et les leviers pratiques se déclinent de manière logique dans les multiples propositions que Lotfi formule et que je récapitule comme suit :

Son ouvrage se compose de trois grandes parties :

• La première partie relève le constat visible de sous-développement économique et social, accentué par les caractéristiques insolites d’une agriculture déstructurée de par la priorité accordée à la viticulture au détriment de la céréaliculture, une agriculture également extravertie orientée qu’elle est vers la satisfaction des besoins du marché extérieur (France métropolitaine en particulier).

Le constat de sous-développement est encore plus évident pour l’industrie. Aucune des immenses potentialités minières n’est valorisée sur place. Tout est expédié de l’autre côté de la Méditerranée qui tire sur place profit de la plus-value après le retour du produit fini vers le grand marché algérien.

• La deuxième partie traite de la manière d’exploiter et de gérer les grandes richesses de l’Algérie : terres agricoles fécondes libérées des attaches qui les emprisonnent ; capacités hydriques mobilisables importantes. (Lotfi cite la nappe Albienne et les nappes des chotts Ech-Chergui et El Gharbi) ; main-d’œuvre présente et perfectible ; richesses du sous-sol susceptibles de promouvoir une industrie d’avant-garde par la transformation et la valorisation des produits miniers et des minerais, ainsi que le pétrole et le gaz dont les premiers gisements ont été découverts moins de deux années auparavant et que Lotfi entrevoit extrêmement prometteurs.

Autant de facteurs donc qui laissent espérer, sans aucun doute possible, dans son esprit, un essor rapide de l’économie algérienne.
Lotfi se base, dans cette partie, sur des indicateurs, des statistiques, des cartes, des courbes, des graphiques aussi nombreux que précis.

Il tient à faire partager sa forte conviction en soulignant :
«Les chiffres calculés sont venus, dans tous les cas, étayer et donner un support à nos affirmations qui n’ont pas été avancées à la légère, pas plus qu’elles ne constituent une simple vue de l’esprit.»

• Dans la troisième partie et une fois les projets formulés, Lotfi précise les conditions du succès puis affiche des résultats par des bilans chiffrés.

Il s’agit là, d’une part, de l’aspect théorique touchant à la démarche susceptible de modifier l’environnement institutionnel pour asseoir les conditions d’une rénovation et d’une reconstruction pragmatiques opposées à toute forme de dogmatisme préconçu avec une conscience élevée des libertés que le peuple entend et doit se réapproprier, à son profit et à celui de la nation.

Tout d’abord, la purge de l’hypothèque économique, en s’attaquant aux contraintes de la zone franc d’où la nécessité de la reconstruction du système monétaire et financier par l’abandon de la zone franc et l’établissement d’une monnaie nationale qu’il nomme le dinar.

«Il sera démontré que l’Algérie indépendante n’aura aucun intérêt à rester accrochée à une France dont l’économie est en régression constante et dont la monnaie est la plus faible d’Europe.»

Les choix économiques qu’il propose traduiront la politique économique ainsi :

Dans le domaine prioritaire de l’agriculture :

- développer les superficies agricoles en gagnant de nouvelles terres ;
- développer l’irrigation au Nord et dans les Hauts-Plateaux dans des périmètres qu’il identifie ;
- mécaniser et moderniser le travail agricole par l’appel à de nouvelles techniques pour les zones agricoles à fort potentiel ;
- promouvoir une rénovation rurale d’envergure dans les zones éparses ; pour cela, remembrer, quand cela est possible, et surtout mettre en œuvre une réforme agraire juste et équitable ;
- assurer dans tous les cas l’équilibre entre les besoins et la production pour aboutir à l’autosuffisance ; et donner ainsi vie au concept de développement durable ;
- encourager le développement de l’élevage ;
- initier un vaste programme de reforestation.

Dans le domaine de l’industrie :

- Exploiter, dans le même temps, toutes les potentialités du sous-sol pour promouvoir et consolider une industrie d’avant-garde ;
- enfin, trouver la bonne harmonie entre les secteurs public, coopératif et privé.

Il n’omet pas non plus dans son argumentaire de s’attaquer, de front, aux problèmes sociaux pour atténuer puis résorber, dans une période qu’il projette entre cinq et dix ans, tous les déficits en matière d’éducation, de santé, de couverture sociale, de logement, enfin, de l’emploi et de la formation qu’il considère comme les pièces maîtresses de l’amélioration rapide du niveau de vie.

Pour le financement de l’investissement, Lotfi le voit par le biais des fonds publics, du produit de l’exportation des surplus de la production agricole et minière (minerai de fer et phosphates notamment), de l’épargne de solidarité et du recours au crédit bancaire qu’il suggère ingénument ou généreusement au taux zéro.

D’autre part et en ce qui concerne les résultats, à moyen terme Lotfi escompte que la production agricole augmentera de 75% en cinq ans et 150% en 10 ans (50 millions de quintaux de céréales).

La production industrielle quadruplera en cinq ans et décuplera en 10 ans. L’emploi et le niveau de vie doubleront en cinq ans. Il en est de même pour l’instruction, le logement, la santé qui connaîtront un bond significatif dès les premières années.

Je m’arrête un instant, ici, pour parler des autres sujets qu’il aborde avec un sens élevé de l’anticipation : la place de cette économie algérienne dans le contexte international et régional et le système institutionnel.

Lotfi affiche, sans ambages, sa réserve totale au sujet des unions économiques. Il y voit un moyen sournois des ex-puissances coloniales de reprendre pied dans les pays libérés pour continuer à les exploiter et à les dominer.

S’il lui paraît indispensable de rechercher des synergies dans le domaine économique, il se déclare, à se sujet, très favorable à la construction du Maghreb économique :

«Sur le plan économique, la simple coopération ne suffirait pas. Des liens économiques plus étroits devraient permettre au peuple maghrébin tout entier de retrouver, en même temps que sa dignité, une réelle prospérité.»

Voilà succinctement présentés les axes porteurs de son programme au niveau de cet ouvrage.

Mais il est nécessaire de dire que, tout au long de son exposé, tant au niveau du constat que du contenu des propositions ou de la démarche, Lotfi laisse transparaître une pensée politique, je dirais même une doctrine politique, dans le sens où les propositions économiques, les démarches pratiques, les choix stratégiques sont tous sous-tendus par un corps de doctrine politique.

Lotfi rappelle sa certitude que l’issue du combat libérateur ne fait aucun doute et insiste, pour cela, sur la nécessité de réfléchir sur la meilleure manière d’aborder les différentes phases proposées pour la reconstruction du pays en gardant constamment à l’esprit la nature et la finalité politique assignées, dès le départ, à ce combat.

Il recommande en particulier de :

• Veiller à affranchir le peuple de toute domination future fût-elle politique, administrative ou économique.

- Scruter le passé pour déceler et mettre en évidence les spécificités et les particularités spirituelles, identitaires et sociales qui sont les marques indélébiles de notre pays et de notre peuple, pour construire son avenir.

- Faire confiance à l’expérience et la foi acquises dans le combat par le peuple dans cette phase de reconstruction envisagée.

Il écrit :

«Le peuple algérien est arrivé à un tournant de son histoire. Une ère nouvelle s’ouvre à lui. Il saura l’aborder avec foi et esprit d’initiative.»

- Éviter que cette construction ne soit le fruit de la précipitation et de l’improvisation, ni qu’elle soit confiée au parti de la médiocrité qui mène fatalement à l’aventurisme. Pour cela, il compte sur une élite jeune, formée, capable de prendre en mains les destinées du pays comme il l’écrira dans sa lettre d’adieu au colonel Ali Kafi le 14 mars 1960 :

«… Ma recommandation essentielle, en cet instant, est que tu œuvres grandement à encourager et faire émerger les meilleurs cadres qui seront appelés à prendre en charge les responsabilités que requiert le devenir de notre révolution et éviter que notre pays ne soit dirigé par des incapables ou des bornés.»

Pour pallier les contraintes exprimées dans ces préalables, il compte sur le principe du consensus national en faisant jouer la légalité institutionnelle et le processus démocratique. Lotfi tire ici partie de sa connaissance du foisonnement d'idées contradictoires et d’ambitions démesurées observées chez ses pairs du Conseil national de la Révolution (CNRA) qu’il côtoie depuis une année environ.

Il affirme haut et fort que personne ne doit s’autoriser à dicter au peuple sa conduite dans le domaine des décisions capitales à venir et encore moins sur le projet de société.

«Le caractère démocratique de l’Algérie que nous voulons construire nous interdit par avance tout choix arrêté. Seul le peuple algérien libre et souverain sera à même demain de choisir la voie dans laquelle il veut s’engager.»

Lotfi pense également que la démocratie et la justice doivent se compléter par la promotion des valeurs spirituelles et morales, le respect des engagements, la fidélité aux valeurs d’authenticité originelles telles que l’amour de la patrie, de même qu’un attachement aux valeurs universelles inhérentes à la condition humaine, la dignité, la liberté, l’équité sociale et la solidarité, toutes «valeurs, qui ont forgé l’âme et l’identité du peuple et de la nation au cours de sa longue histoire».

Ma conclusion est que les idées, les réflexions, les motivations, les rappels, les recommandations que la lecture du document livre au fur et à mesure que sont développées, de manière courageuse, rationnelle, généreuse, les nombreuses questions traitées, la problématique et la démarche suivie pour articuler l’ensemble du contenu et lier, de façon dialectique, le grand dessein qu’il espère pour le pays au sens et aux valeurs du combat mené par le peuple, tout cela, à mes yeux, ne peut être que le fruit d’un effort que seul un esprit apte à concilier, dans le même temps, les exigences de la pensée et de l’action, peut réaliser.

Le deuxième volet de mon intervention va me permettre de revenir sur la personnalité complexe de Lotfi, que je croyais connaître et à me poser une question qui taraude mon esprit depuis que j’ai eu entre les mains son manuscrit. Pourquoi Lotfi, qui a mis tant de cœur et tant d’ardeur à formuler par écrit sa pensée, n’a donné aucune suite à ses travaux ? J’ai dit que l’ouvrage a été établi, selon les procédés de l’époque, en deux ou trois exemplaires seulement ; or, ces exemplaires n’ont jamais franchi les portes de son bureau. Les gardait-il en réserve pour le moment propice, c’est-à-dire l’heure des grands débats à la veille même de l’indépendance pour les exposer et les défendre ? Ou bien ses idées ont-elles changé après coup, dans un sens différent, tout juste après les avoir couchées sur le papier ?

J’ose une explication personnelle. J’ai déjà dit auparavant que l’ambiance au sommet de la hiérarchie dirigeante ne l’agréait pas. Au contraire, elle l’inquiétait. Son vécu au sein du CNRA, bien avant l’interminable réunion des dix colonels à Tunis entre septembre et décembre 1959 et la longue réunion du CNRA à Tripoli en début de l’année 1960, c’est-à-dire tout ce qu’il avait pu observer, longuement, dans le comportement de nombreux dirigeants de l’extérieur sous forme de divisions, de querelles sournoises, de décalage par rapport aux problèmes de l’intérieur et surtout d’ambitions non dissimulées avec des projections de vision contradictoires, a certainement été pour beaucoup dans une espèce de désenchantement et de perte de ses illusions, non sur la Révolution ou sur le peuple en qui il avait une confiance absolue, mais sur les hommes qui s’accordaient une parcelle de tutelle sur la Révolution.

Ferhat Abbès après l’indépendance en parle avec beaucoup de sincérité et de tristesse :

«Le 6 juin 1959, je conduisis une délégation composée de Boussouf, du Colonel Lotfi et de Benyahia. Au cours de ce voyage, un jour, au petit matin, le Colonel Lotfi entra dans ma chambre. Il me confia ses inquiétudes. Derrière les querelles des colonels, me dit-il, j’aperçois un grave danger pour l’Algérie indépendante. Ils n’ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l’égalité entre les citoyens. Ils conserveront du commandement qu’ils exercent le goût du pouvoir et de l’autoritarisme. Que deviendra l’Algérie entre leurs mains ?» (Autopsie d’une guerre page 263.)

Ce sentiment d’incertitude et de doute, j’en suis convaincu aujourd’hui après voir lu, entre autres, les témoignages du président Ferhat Abbès et pris connaissance de quelques-uns de ses écrits, a été à l’origine de sa décision irrévocable de rentrer en Algérie pour continuer le combat à côté du peuple.

Plus tard, à la mi-janvier 1960, à la clôture de la réunion du CNRA où il prit une position courageuse déterminante dans la reconduction de Ferhat Abbès à la tête du GPRA, contre l’avis des colonels et où il était également derrière la résolution ordonnant le retour des chefs de wilaya à l’intérieur du pays, il vint une nouvelle fois voir Ferhat Abbès pour lui faire ses adieux, lui renouveler ses craintes et l’adjurer de «faire quelque chose pendant qu’il est encore temps».

Il ne lui cache pas sa décision de rejoindre les maquis de l’intérieur, quel qu’en fût le prix.

De retour à Oujda, fin janvier 1960, il prend prioritairement en charge avec une grande sérénité le grave problème posé par la dissidence du capitaine Zoubir survenue en son absence… Après la lettre qu’il lui avait adressée de Tripoli, il prend la décision d’aller à sa rencontre là où il s’était retranché avec ses unités. Il tente de le raisonner pour l’empêcher de rallier l’ennemi. Ce sera un demi-succès car Zoubir, conscient de la gravité de son geste, préférera se rendre aux autorités marocaines pour solliciter leur protection.

À la mi-mars, il rejoint le Sud marocain, plus précisément la ville frontalière de Boudnib, pour régler les derniers détails de son voyage. Boussouf et Boumediene, informés, n’ont pas pu infléchir sa décision. Il lui reste à faire ses adieux aux autres compagnons proches par des lettres aussi émouvantes que résolues.

Les deux lettres qui expriment le mieux sa disposition d’esprit sont celles adressées le 16 mars 1960 à son épouse, qu’il a tenue jusque-là dans l’ignorance de sa décision, où il lui annonce :

«Je suis en pleins préparatifs et je dois rejoindre l’intérieur dans les plus brefs délais. Je crois ne t’apprendre rien de neuf en te disant que c’est la seule place possible pour moi en ce moment. Il m’est devenu impossible, intolérable, insoutenable de continuer à vivre à l’extérieur. Ensuite, en tant que chef, que révolutionnaire, qu’idéaliste imbu de principes, je dois être aux côtés de mes hommes pour les soutenir et du peuple pour le réconforter et renforcer son moral.»

À Kaïd Ahmed, il écrit, à la même date, une lettre encore plus explicite :

«Avant de partir pour le grand voyage, j'ai tenu à t’écrire pour te faire mes adieux. J’ai grand espoir que tout se passera bien. Et même dans le cas contraire, ce ne pourrait être que le couronnement logique de la vie d’un jeune comme moi qui a trop idéalisé un idéal mais qui a vite perdu beaucoup de ses illusions sur les choses comme sur les hommes.»

Le 26 mars, au soir, il quitte le territoire marocain avec son adjoint le commandant Faradj, un valeureux combattant, taillé à son image, et trois compagnons. Ils contournent la ville de Béchar par le sud pour rejoindre le Djebel du même nom. Le 27 au matin, à 10h00, leur convoi est repéré par la reconnaissance aérienne et des unités de combat sont lancées à leur poursuite.

L’accrochage entre les cinq hommes et trois compagnies de combat de la légion étrangère, appuyées par des hélicoptères, a lieu à 10h30. Il durera jusqu’à 14 heures. Ils tomberont héroïquement au champ d’honneur, non sans avoir infligé de sérieuses pertes aux forces ennemies.

Sa mort a surpris et profondément peiné et choqué en même temps.
La perte était immense pour l’homme et pour l’espoir qu’il représentait.

Je reviens une nouvelle fois à Ferhat Abbès qui la commente en ces termes :

«Lotfi et son escorte tombèrent glorieusement les armes à la main. Avec Lotfi disparaissait un rare colonel aux idées généreuses et libérales, respectueux des droits de l’Homme. Il avait le plus grand respect pour le peuple d’où il était issu. Il est mort en emportant avec lui ses angoisses et ses fragiles espérances.»

Je ne partage pas l’analyse de Ferhat Abbès quand il parle d’angoisse et de fragiles espérances. Ceux qui ont connu Lotfi dans sa jeunesse reconnaissent sa grande sensibilité patriotique et son idéalisme nourris aux sources du nationalisme, baignant sa ville natale, avec des mentors tels que Hadj Messali, Larbi Hamidou, Omar Boukli Hacène, tous hommes de culture et de conviction, mais l’expérience du combat militant, le contact permanent avec les différentes couches sociales, l’exercice de la responsabilité à des niveaux de plus en plus élevés ont mûri rapidement l’homme, conforté sa détermination, trempé son caractère, affiné sa perception du sens à donner au concept de Révolution, une révolution lancée par des hommes mais non façonnable par eux.

De ce fait, ses doutes, pour fondés qu’ils soient, ne pouvaient être des angoisses et des espérances fortes ne pouvaient être que partiellement ébranlées par le comportement, jugé négatif, de certains de ses pairs. Cette disparité d’avis et d’opinions est, somme toute, normale dans toute direction de caractère collégial où se regroupent des hommes de niveau de responsabilité égal, mais venus d’horizons divers, donc de formation politique ou de vision stratégique différentes.

Son désir de rentrer en Algérie est d’abord un acte de courage et non une fuite de responsabilité devant des problèmes quels qu’ils soient.
Il avait la certitude qu’il trouverait auprès du peuple l’appui et la force pour mieux s’armer en vue des combats à venir, contre ses propres frères s’il le fallait.

À ce sujet, son invite insistante au président Ferhat Abbès de «faire quelque chose pour sauver l’Algérie» indique bien qu’il était prêt à s’associer à une démarche dans ce sens.

Sa fin tragique et prématurée ne l’a pas permis.

Son ouvrage est devenu, par conséquent, un livre-testament, mais personne, malheureusement, n’a pensé, ou pu, le poser sur la table des débats organisés la veille de l’indépendance pour définir les options politiques et le projet de société.

Ces débats ont bien eu lieu, à la mi-juin 1962, mais ont été vite liquidés, la priorité était ailleurs chez les congressistes : la répartition des premiers rôles.

La lecture de ce livre, rendue possible aujourd’hui grâce à l’obligeance du ministère des Moudjahidine qui l’a édité à l’occasion de la célébration du 50e anniversaire de sa mort au champ d’honneur, ne pourra que souligner le fossé profond existant entre la vision politique de Lotfi, résolument pragmatique, éloignée de tout dogme, et les orientations qui ont été arrêtées à la veille de l’indépendance et mises en œuvre au lendemain de celle-ci, sous l’étiquette de «Charte de Tripoli».

Il reste que, sans éprouver d’amertume ou de déception sur un passé que seule l’histoire jugera, cette lecture ne pourra que renforcer votre respect et votre considération pour ce grand homme, une figure désormais emblématique, qui nourrissait réellement de grandes ambitions pour la prospérité de son pays et le bonheur de son peuple.
D. O. K.
(*) Président de l’Association des anciens du MALG. Ancien ministre de l’Intérieur.



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