Il se hâtait de
rejoindre son domicile après une journée éprouvante, passée en débat avec ses
collègues sur les formes à donner à des revendications professionnelles
entreprises depuis quelques jours déjà. Il pressait le pas sur le chemin du
retour et baissait la tête pour ne pas croiser les regards des autres passants
qu'il imaginait réprobateurs depuis la réplique médiatique de son ministère.
Il lui semblait
que son cartable comme un insigne professionnel le désignait à la vindicte
populaire et ne savait comment le dissimuler.
La presse a fait une large publicité à la
satisfaction des revendications du corps enseignant, avec force détails sur les
augmentations obtenues et les sommes conséquentes promises en rappel.
Et tels que présentés dans des tableaux
synoptiques et pédagogiques, les résultats du bras de fer ne pouvaient
qu'affaiblir toute excuse à une prolongation du mouvement. Ses voisins, avant
tout parents d'élèves, ne comprenaient pas cette persistance dans une grève qui
prenait leurs enfants en otages et compromettait leur avenir scolaire.
La sympathie qui avait accompagné leur
mouvement à ses débuts a beaucoup reculé, émoussée par la réponse de la
tutelle, présentée comme très appréciable et largement diffusée à travers le
pays. Difficile dans cette ambiance de suspicion non déclarée, d'expliquer aux
autres que la réalité des satisfactions obtenues était surfaite et largement dépassée
et que les exigences autres que pécuniaires portaient justement sur cet avenir
compromis de plusieurs générations.
Pour contribuer sereinement à l'avenir des
autres, les enseignants ont besoin d'être aidés à envisager aussi sereinement
le leur. Lui, ce métier, il ne l'avait pas vraiment choisi mais la vocation
pédagogique, très vite, a émergé en lui.
Enfant, il voulait être marchand de
friandises. Adolescent, il rêvait d'être un grand détective, poursuivant les
méchants et mettant fin aux injustices. Lycéen, il a dû réajuster ses ambitions
à la réalité et n'envisageait plus qu'une vie confortable que lui assurerait un
diplôme d'ingénieur.
Mais les conditions d'accès à bien des
disciplines même avec un baccalauréat scientifique, ne lui ont pas laissé
beaucoup de choix. Il prit, en dépit de ses vÅ“ux une inscription en licence
d'enseignement, dans l'attente de repasser son baccalauréat pour récupérer
toutes ses chances d'orientation. Mais il n'en eût plus le courage. Une fois le
diplôme obtenu, il accepte un poste dans un collège nouvellement ouvert à
l'autre bout de la ville et inaugure sa vie professionnelle sans grand
enthousiasme.
Il dispense ses leçons en toute honnêteté,
bien sûr, mais froidement, sans émotion et avec distance. Peu à peu sa nonchalance
est assiégée par des prières muettes, des sollicitations silencieuses, des
attentes non exprimées, des regards interrogateurs. Doucement mais surement
l'émotion l'encercle.
Il découvre dans la salle la fragilité de son
enfance, son inquiétude devant la nouveauté, sa souffrance de ne pas être comme
les autres, sa solitude devant la difficulté. Il commence à comprendre comment
par excès de sensibilité on peut rester sur la route.
Comment avec un aplomb prématuré on peut se
faire remarquer sans qualité particulière. Comment la timidité peut asphyxier
un potentiel prometteur et pourquoi le maitre n'est pas seulement un guide mais
aussi un révélateur de talents.
Il se surprend à se projeter dans chacun des
petits qui lui étaient confiés ; il n'osait pas encore dire mes élèves car il
n'habitait pas encore tout à fait le rôle que le destin lui a dessiné. Il se
surprend à avoir un regard pour chacun. Et , c'est en voulant motiver tout ce
petit monde qu'il apprend à se motiver lui-même.
En ouvrant enfin le chantier de ses élèves, il
ouvre son propre chantier. Il reprend le combat de sa vie, ranime des qualités
étouffées pour les mettre au service d'une vocation inattendue.
Il part à la conquête du savoir et du plaisir
d'en profiter et d'en faire profiter la progéniture remise à ses bons soins, il
se laisse emporter par un vent d'épanouissement, une envie de partager, de
donner. C'est en donnant qu'il se valorise. En apprenant à ses élèves d'avoir
confiance en eux-mêmes pour avancer, il reprend l'estime de lui-même.
Il apprend à aimer ce qu'il fait et pour
nourrir sa passion il veut s'améliorer sans cesse.
Mais l'estime de soi ne dépend pas que de la
force de l'engagement, elle dépend aussi de la capacité de se projeter dans le
futur, et pour cela il se sent paradoxalement bien démuni. Ces petits moyens
lui assurent chichement un présent bien pâle, comment peut-il envisager un
quelconque avenir ? Malheureusement, la vie est une immense gare de triage ou
l'aiguillage est fonction des moyens, toutes les voies ne se valent pas et on
peut même rester à quai.
Alors l'accomplissement moral n'est pas
suffisant dans un monde qui ne fonctionne qu'au carburant pécuniaire.
L'enseignant a aussi des enfants et
l'accusation de prise d'otage que certains veulent lui «coller» pour se
dédouaner de toute implication dans ce qui arrive à l'école, lui est plus que
pénible. Et s'il la supporte c'est qu'elle est, à ses yeux, encore moins
pénible que de passer pour l'auteur de son propre échec aux yeux de ses
enfants.
Il aurait aimé patienter encore, ne bousculer
personne, ne pas compromettre l'estime qui l'a aidé à tenir jusqu'à maintenant.
Mais le temps lui manque. Le temps qu'on l'accuse aujourd'hui de soustraire à
l'avenir et dont personne ne se soucie quand il file en silence.
Le temps glisse sur son école depuis quelques
années déjà sans conséquence car son école est bien malade.
Son mal est masqué par les efforts des parents
qui se saignent pour améliorer la probabilité de succès de leurs enfants. Les
cours de soutien sont de règle , leur inflation laisse craindre qu'ils ne
viennent plus en complément de l'enseignement institutionnel mais s'y
substituent. La capacité financière qui fait la différence entre citoyens dans
bien des domaines de la vie, convertit insidieusement l'école à sa règle.
Toutes les familles s'accordent sur le diagnostic mais chacune cherche sa
solution en solitaire et mobilise les moyens de sauver son ou ses enfants en
attendant que le système trouve son remède.
Il reconnaît, cependant, que le corps
enseignant n'est pas exempt de reproches, il s'est englué dans ses soucis
alimentaires. Sa précarité a eu raison de sa conscience professionnelle et on
ne lui connaît pas de «résistance pédagogique» remarquable.
Pourtant il sait que l'offre scolaire qui a
connu une croissance quantitative indéniable ne s'est pas améliorée pour
autant. Il sait qu'elle n'est pas homogène et qu'elle accentue les inégalités
sociales au lieu de les réduire.
Il sait aussi que le système engoncé dans ses
certitudes répond aux inquiétudes sociales en empilant les réformes. Le poids
du cartable en est, d'ailleurs, une preuve très visible.
Mais à quoi bon pointer les défauts quand on
est exclu de la solution. Les «commissions» qui planchent sur son école ne lui
font que rarement une place dans leur magistère intellectuel.
Il ne reconnaît pas ses difficultés
quotidiennes dans leur jargon fumeux. Et leur approche structurale ne rend pas
compte de cet espace d'émotions et de sensibilité qui fait toute sa vie. Ses
préoccupations même quand il ose les exprimer sont mises en salle d'attente.
Entre cette mise à l'écart et la brimade
parentale qui le guette, entre son combat pour la dignité et l'immense douleur
d'être incompris, il peine à trouver son équilibre.
Et si l'échec
scolaire n'est que la reproduction symptomatique de son échec social ?
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Posté Le : 04/03/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohammed ABBOU
Source : www.lequotidien-oran.com