Si la littérature et la critique littéraire maghrébines de langue française se légitiment aujourd'hui par ces appellations, si elles disposent ainsi d'un statut, d'une exégèse et d'une histoire, elles le doivent en grande partie au pionnier Jean Déjeux (1921-1993). Un livre «d'hommage et de considération» lui est consacré, dix-sept ans après sa disparition, sous la direction de l'universitaire tunisien Ridha Bourkhis*. L'ouvrage renferme bibliographie, témoignages et entretiens, greffés judicieusement autour d'un genre peu usité au Maghreb, les Mélanges.
Les témoignages louent autant l'œuvre protéiforme que l'homme, un «saint laïc», tel que qualifiait Mohamed Dib ce père blanc pour qui la littérature maghrébine a été le seul sacerdoce. Pour sa part, Charles Bonn, maître incontesté de l'étude des Belles Lettres du Maghreb, avoue sa dette, particulièrement envers le bibliographe, l'historien-sociologue et le polygraphe en mouvement. Il retrace, non sans affection, les trois principaux champs d'investigation, longuement arpentés par Déjeux dès 1956 à Paris, d'abord par l'enseignement du français aux travailleurs émigrés de textes d'écrivains maghrébins émergents, et ce, dans la mouvance d'un catholicisme de gauche versé dans l'action sociale (le mouvement des prêtres-ouvriers venait alors de naître). Si les bibliographies de Déjeux sont incomparables, tant ses nomenclatures sont des instruments de travail pratiques et sûrs, rendant célèbres leur maître d'œuvre, il en est autrement de ses études d'ensemble ou travaux monographiques.
L'essayiste y développe une méthode didactique quelque peu scolaire, ne se détachant guère de l'histoire littéraire et de son éternelle corrélation vie-œuvre. D'où la réaction des universitaires intéressés pour qui ce type d'approche archaïque ne répondait plus aux multiples lectures critiques inaugurées durant les années 1960, particulièrement à travers les différentes sciences du langage. En outre, certains livres de l'auteur, largement diffusés en Algérie (par exemple, son Que Sais-Je ' sur «La littérature algérienne contemporaine», non réédité depuis plus de trente ans !) ont formé toute une génération de lecteurs et d'étudiants, mais déformé aussi leurs perceptions des périodes et tendances littéraires du Maghreb. Ainsi, Jean Déjeux a mésestimé la littérature des Algériens produite entre les deux guerres, à l'exception notoire de Jean Amrouche. Il la qualifiait hâtivement d'assimilationniste, alors que des travaux plus récents de critiques universitaires (Ahmed Lanasri, Hadj Méliani, Abdellali Merdaci) ont démontré l'exact contraire.
Un autre spécialiste de la littérature maghrébine, Marc Gontard, développe la rivalité entre Déjeux, autodidacte invétéré ayant soutenu à partir de ses travaux publiés une thèse de doctorat d'université en 1978 (diplôme non reconnu en France), et les jeunes universitaires, Français puis Maghrébins, partisans d'une «nouvelle critique» alors à la mode. Gontard, comme Bonn, rapportent ainsi quelques-uns de leurs contentieux sur des auteurs jugés «difficiles» par le seul Déjeux, notamment Kateb Yacine qui traitait méchamment son commentateur de «prêtre défroqué». Il n'en demeure pas moins que tous reconnaissent son œuvre de précurseur. Réunies autour de la passion (ressort tragique des thèmes, des situations, des personnages), des études sur des œuvres d'auteurs arabes célèbres ou méconnus, appartenant tous à l'aire méditerranéenne francophone, du Maroc au Liban sont regroupées en seconde partie : Touria Oulehri, Chams Nadir, Assia Djebar (deux contributions), Maïssa Bey, Driss Chraïbi, Abdellah Taïa, Amin Maalouf, Mohamed Berrada et Tahar Ben Jelloun. Elles montrent l'extrême vitalité de la critique d'auteurs venus de divers horizons, abordant audacieusement différentes méthodes et analyses littéraires du texte francophone arabe.
L'ouvrage est entamé par une bibliographie de Déjeux comprenant pas moins de 20 titres dans laquelle il est à signaler quelques erreurs mineures de dates, d'orthographe et surtout deux oublis : Culture algérienne dans les textes (OPU-Publisud, 1982, réédition 1995 par Publisud) et La littérature féminine de langue française au Maghreb (Karthala, 1994). Il s'achève par un précieux entretien de
Déjeux avec Ridha Bourkhis (portant sur sa vocation religieuse, sa passion sans équivoque au profit de l'aire culturelle choisie, ses points de vue) et deux textes finaux de ce dernier : une lecture «ultime» du livre de l'essayiste, paru l'année même de sa mort, et le commentaire d'une de ses lettres écrite la veille de son «départ au ciel». Nous ne pouvons que souscrire à cette démarche de Bourkhis qui, en définitive, souligne que nul ne peut entrer en relation initiatique avec la littérature maghrébine de langue française sans l'œuvre efficacement présente de Jean Déjeux.
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H.N.K : «La Rhétorique de la passion dans le texte francophone, Mélanges offerts à Jean Déjeux» (Sous la direction de Ridha Bourkhis), Paris, L'Harmattan, Déc. 2010, 204 p.
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Posté Le : 05/03/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Hamid Nacer-Khodja
Source : www.elwatan.com