Ce matin du 15 juin 1815, une aube frémissante extirpa tendrement la vieille cité de ses voiles brumeux, en s’affaissant en cotonnade blanchâtre sur ses remparts. Chassée par ses fantômes de la nuit, Messa s’était réfugiée sur sa terrasse. Elle remonta sur ses épaules ses voiles légers, frissonnant à la brise chargée de senteurs de bégonias sauvages et de mimosa quatre saisons qui descendait des collines avoisinantes. Il y avait quelque chose de maléfique dans l’air, Messa le sentait d’instinct. Quelque chose de plus menaçant. Elle pensa à son rêve plutôt aux étranges rêves de ces dernières nuits. Elle pensa même à la chose prémonitoire. La couleur pourpre qui éclaboussa les terrasses cubées qui s’offrit au cérémonial de l’aube, retranchant en aval, la nuit qui se couchait sur les eaux glacées du port, accentua ce sentiment d’angoisse. Messa scruta le ciel, bas, chargé de tourments, elle n’aimait pas son aspect, on aurait dit qu’il allait s’écraser sur les toits des bâtisses blanches soudées sur leur socle triangulaire.
- Maudite la journée qui s’annonce, finit-elle par dire.
Et, comme un bon présage, une réponse à son attente, les voix aiguës des muezzins appelant les fidèles à la prière de l’aube s’élevaient des minarets. Les appels dédiés à la gloire de Dieu pénétraient en elle déchirants comme des chants sacrés puis, à nouveau ce calme triste qui plana sur la cité.
- Pas un souffle, pas un murmure, juste ce silence qui précède la tempête comme si des entrailles de la mer, allait surgir un quelconque malheur.
Messa n’arrivait pas à se défaire de l’inquiétude constante qui rechignait à prendre corps, confortant ce mauvais rêve qui l’avait réveillé en sueurs et en larmes.
- Tu ne dois pas te laisser impressionner par un stupide rêve, lui disais sa mère quand elle venait la retrouver effrayée, chassée par ses démons de la nuit.
Ce matin, elle tremblait encore quand elle leva la tête vers le ciel et aux premières heures du jour, l’air s’était encore changé, il arrivait plus chaud, transportant du fond des jardins, l’odeur délicate des lilas et des roses musquées. Messa n’était pas encore décidé de regagner sa chambre. Les bruits nocturnes étaient chassés à présent, par la vie qui s’éveillait. Les cuisiniers activaient, et les odeurs du pain dans les fours, des brioches qui levaient et du miel fondu remplissaient l’intérieur de la maison. Dans les cours et les patios, les seaux tintaient, les esclaves lavaient déjà les grands sols carrelés. Ne la voyant pas venir, sa mère alla la débusquer dans quelques recoins de sa terrasse. Surtout que cela devenait une habitude pour elle, ces crises de panique en pleine nuit. Elle ne savait pas pourquoi ses sommeils devenaient agitées, ni pourquoi, elle faisait inlassablement le même et étrange rêve. Pourquoi se voyait-elle en fuite à travers des ruelles hostiles, poursuivie par des hommes armés qu’elle n’arrivait pas à identifier. Sa mère s’inquiétait, car elle-même avait appris à se méfier des rêves, trop souvent ses rêves tout comme ceux de Messa l’avaient effrayée et tenue bien des nuits, éveillée. Ses rêves devenaient une sorte de miroir où elle voyait mon passé et parfois mon avenir.
Messa avait hérité de sa mère, la sensibilité et ses capacités de sentir les choses, et tout comme elle, elle redoutait cette journée qui s’annonçait mais quand elle était allée la chercher sur la terrasse, elle la réconforta en lui disant que c’était certainement son dîner trop copieux qui était à l’origine de son sommeil agité. Messa esquissa un sourire en repoussant ses cheveux auburn, dérangés par la brise vers l’arrière, en demandant à sa mère, si l’idée que leur ville bien aimée puisse tomber entre des mains ennemies l’avait déjà effleurée ? En disant cela, Messa se rassura rapidement d’un regard des hautes murailles qui les entouraient.
Des siècles durant la cité turque, toute emmitouflée de blanc, dressait contre toute menace ses lignes orgueilleuses. Fière de ses palais fortifiés, de ses remparts en pierres et de ses portes gardées. Ici, Messa se sentait en sécurité, elle s’était toujours sentie en sécurité et avait bien du mal à s’imaginer en danger. Pourtant que de rois chrétiens, que de petits chefs barbares avaient essayé de la dompter, mais en vain, la Qasbah s’obstinait à rester débout, inébranlable même par les nombreuses épreuves qu’elle avait traversé. Qu’y a-t-il de plus horrible qu’une occupation chrétienne (allusion faite au Penon Espagnol ?) Pensa la jeune fille, que la peste, que les sanglantes émeutes, que la révolte des janissaires ou encore que l’assassinat perpétuel des deys ? Accoudée au rebord de sa terrasse, les joues dans les paumes, Feurs regardait la silhouette frêle et élancée de sa fille perdue dans la contemplation d’une ville encore endormie. La mer se teintait par moment d’une couleur grisâtre, comme si des ombres fantomatiques se couchaient sur elle. Puis, les yeux verts de Messa se hasardèrent au loin, sur l’imposante muraille d’une centaine de mètres de hauteur du bordj Sultan Khalassi, construit sur un rocher à pic, en 1545 par un renégat grec à la demande de Hassan, fils de Kheir Eddine, le célèbre corsaire d’Alger, à l’endroit même où le roi des espagnols Charles-Quint venu s’emparer d’Alger, dressa sa tente. En souvenir de cette malheureuse incursion, ce bordj porta le nom de Fort l’Empereur. Quant à nouveau la mer happa son regard, l’inquiétude l’affola, venue cette fois ci, des clameurs sorties d’on ne sait où bousculant la sérénité du matin et nos cœurs surpris par l’étrange tumulte.
Des hommes excités et fiévreux prenaient d’assaut les ruelles empierrées qui rampaient toutes en tourbillonnant vers le port. Les voix grondaient et la cité entière était prise dans une sorte de tumulte absolue comme si de l’intérieur des courettes, les femmes répondaient aux exclamations inquiètes du dehors. Des ruelles plus hautes, jaillissait une foule qui grossissait à vue d’œil en un essaim affolé, les mains levées au ciel dans ce qui semblait être une prière commune. Les battements de leurs cœurs devenaient assourdissants alors que lui revenait en tête son étrange rêve. Messa se pencha davantage de sa terrasse en laissant échapper un 0h ! De surprise, quand elle vit son père et deux frères quitter à leur tour le palais pour s’enfoncer dans la rue. Sans trop réfléchir, Messa traversa d’un bond la terrasse et dévala sans m’attendre l’escalier marbré deux à deux avant de se retrouver dans la pièce où nous aimions recevoir nos invités. Une belle pièce, garnie de sièges achetés à Venise, de coussins aux étoffes satinées et qui même plongée dans la pénombre laissa deviner les imposantes tapisseries et les lourdes boiseries. Inquiète Tadj rejoigne les femmes de la maison espérant voir revenir Messa avec des nouvelles.
Happée à son tour par un tourbillon d’éclats et de cris, Messa courut aussi alertement qu’elle le pouvait, titubant parfois sur les pavés, les bras remontant effrontément le pantalon bouffant qui gênait sa course, dévoilant deux genoux rondelets. Elle lui fallait quelques bonnes minutes pour arriver toute essoufflée sur la rambarde bétonnée où régnait une incroyable confusion. Les gens se pressaient davantage sur les quais tentant d’apercevoir ce qui restait d’une frégate qui rentrait dans la baie, dans un piteux état. Le bateau endommagé s’offrit à présent aux regards curieux. Il était nu comme un squelette dépouillé de sa chair et vacillait sous la pression des vents qui s’étaient brusquement levés et le faisait tournoyer comme un vulgaire morceau de bois à la dérive. Le bout cassé de son grand mât était resté suspendu et se balançait dangereusement dans les airs en raclant au passage la voile ferlée. Les cordages détachés de la coque, touillaient autour des vergues. On baissa la chaîne du port dans un fracas de bruit de ferrailles. Le bateau s’arc-bouta contre la digue lourdement. Son bois craqua comme s’il allait s’effondrer en lamelles pourries, provoquant un oh de surprise parmi la foule qui suspendu à son râle, restait immobile, les yeux rivés sur les gesticules du premier homme, celui qui s’était investi en guetteur, harcelant de son doigt charnu le grand mat nu. Les dizaines de yeux obliquèrent vers ce lieu précis, et à nouveau cette clameur sourde qui traversa en onde glacée l’assistance. Le grand étendard vert frappé d’un croissant et d’étoiles dorées qui par habitude flottait à la poupe n’était plus à sa place. Le malheur se dévoilait, par signes, par affirmation, se glissait lentement de cette passerelle qu’empruntaient à présent des dizaines de corps livides, portant les traces d’un combat livré en haute mer, couverts de poussière et de sang. Par grappes cliquetantes, épées entrechoquées, crissement de fer les corsaires s’agglutinaient sur le pont, encore étourdis par la houle des vagues, s’offrant dépouillé de leur assurance au regard pénible d’une foule anxieuse. Après s’être rassemblés comme ils le pouvaient, flancs serrés, emportant les blessés sur leurs dos, les corsaires quittaient le port dans une procession muette. Mue par une nouvelle vague de panique, Messa recula et lutta pour retrouver son calme. Elle chercha une assurance parmi la foule, tentant d’apercevoir la silhouette de son père ou de ses frères.
La scène qui se déroulait sous ses yeux était effrayante et terrible, elle n’avait jamais vu des corsaires vaincus, des plaies saignantes, du sang partout ou des bras arrachés. Elle détourna la tête et ferma les yeux. Pour elle comme pour les gens de la cité, le retour des corsaires était toujours un jour de fête. Les gens se rassemblaient sur les quais, joyeux, fier des richesses rapportées et n’hésitaient pas à dévisager hautainement les nouveaux esclaves chrétiens. Que s’était-il donc passé ? Pensa ma petite fille, qui poussée par sa curiosité se pressa davantage pour y voir plus clair, elle fut bousculée par une taifa de raïs (corporation des corsaires) et des janissaires reconnaissables à leurs bonnets retombants en arrière, entouraient d’un ruban de toile blanche, ornée d’une corne dorée ou d’un panache de longues plumes qui prirent d’assaut la frégate.
Les rumeurs d’une tragédie ont déjà fait le tour de la ville, que le dey Omar Pacha dépêcha des dignitaires à leur tête le puissant Oukil el-kharj - son ministre de la marine- pour s’enquérir de ce qui était passé. Une foule consternée restait là comme hypnotisée, ne pouvant pas croire à la mort du raïs Hamidou. Alors, le chagrin, l’inquiétude se mêlaient à l’espoir, on croyait au miracle, on attendait un miracle, mais au bout de quelques jours, il fallait se rendre à l’évidence, raïs Hamidou est bien mort, celui qui avait capturé à lui seul plus de 30 bateaux ennemis n’était plus. En l’absence d’un corps à enterrer le dey Omar Pacha dirigea lui-même la prière de l’absent à djama-El-Djedid, cette mosquée construite par les Turcs hanafites en 1660 en érigeant à sa mémoire une petite stèle à l’entrée du palais de la Marine, la maison des raïs et décréta ensuite, un deuil de quarante jours, suspendant ainsi toutes les festivités et toutes les réceptions.
Ce début d’été 1815 s’annonçait chaud. La ville s’était refermée sur son deuil avec dans les esprits le souvenir du raïs Hamidou.
Plus aucun chant, plus aucun rire ne s’entendit dans les maisonnettes basses de la vieille Qasbah, là où était né le célèbre corsaire. Seuls quelques chuchotements de femmes réprimant leurs garnements qui pullulaient de leurs piaffements les courettes arabes entrecoupaient les lourds silences. La ville sombrait visiblement dans une fatalité, nourrie par les défaites de plus en plus nombreuses des corsaires. Les échoppes des rues marchandes étroites et voûtées se désemplissaient, les gens affligés, attristés ne songeaient pas à commercer. Ils étaient certains que leur vieille cité sans la protection du raïs Hamidou était menacée. Quelque temps plus tard, quand la douleur s’estompa, une effervescence s’empara à nouveau de la ville. Dans le palais de la Marine, un pavillon construit sous la magnificence des deys d’Alger, juché sur des arcades de pierres marbrées tout au bout de la jetée et qui était devenu le quartier général des corsaires était sujet à une grande effervescence. Les corsaires qui aimaient s’y retrouver pour pourparlers, voter où échafauder des complots devaient nommer le successeur du raïs Hamidou. Ce qui préoccupaient le plus Ali Tatar, El Majorqui et Kara, tous compagnons du raïs Hamidou, c’était la menace des navires chrétiens qui devenaient de plus en plus puissant, mettant en danger leurs propres existences comme si la décadence de l’empire ottoman sonnait en même temps leur chute et la chute de la cité turque. C’est vrai que les nouvelles qui arrivaient n’étaient pas bonnes ; guerre contre Catherine de Russie qui récupéra la Crimée, la révolte des janissaires, l’assassinat de Selim III à Istanbul et à l’intérieur du pays, la révolte des Flissas en Grande Kabylie, celle des berbères des Babors et de Tittri mettait le branle bas dans la Régence. Les corsaires qui devaient s’organiser le plus rapidement possible pour mettre en échec l’audace des flottes chrétiennes, éliront Ali Tatar pour remplacer Hamidou. à cette nouvelle, une agitation peu coutumière s’empara de la cité.
Dans la nuit, les serviteurs avaient allumé les lampes à l’huile, et placés sur les plateaux d’argents, gâteaux, friandises et rafraîchissements avant de se retirer dans l’aile qui leur était réservée. Tadj se retira aussi dans ses appartements, elle se trouvait trop faible et surtout éprouvée par la journée vécue. De son côté, Messa s’installa au pied de son père, ce descendant de Habous, plus connu sous le nom d’El-Mansour, fils de Yusuf Bologguin ibn Ziri fondateur de la dynastie Zirides qui régna sur l’Afrique du Nord entre 973 et 1160. Bologguin était nommé par les Fatimides, gouverneur au Maghreb oriental, et celui-ci s’installa à Mansouriya, près de Kairouan, puis, s’établit à Alger et la fortifia. Par cette prestigieuse descendance, la famille de Messa était grandement respectée. Elle jouissait d’une certaine considération et grâce aux gains que lui octroyait le dey en tant que dignitaire sur les richesses rapportées par les corsaires, il faisait vivre sa famille dans l’opulence. Unique fille de la famille, Messa était venue après quatre frères dont l’aîné Abdulhamid qu’elle aimait pardessus tout. Sa famille possédait quelques maisons, un petit palais, non loin de Jenina, la maison du Sultan, plusieurs esclaves et des commerces de négoces du côté de Bab-Azoun. Pour se protéger et pouvoir assurer la sécurité des siens et la sécurité de ses biens, Sid Selim s’était constitué une petite milice fortement rétribuée. Parfois, il s’absentait plusieurs nuits de suite, des journées entières absorbées dans ses affaires mais une fois de retour chez lui, il aimait s’allonger sur ses énormes coussins bicolores pour se reposer, siroter du thé et écouter les histoires de sa capricieuse de fille. Messa allait sur ses quinze ans, peut-être un peu moins où tentait de le paraître en dissimulant ses rondeurs sous d’amples sarouals de soie et de vaporeuses tuniques fendillées sur les côtés.
Elle ne voudrait pas perdre ses privilèges auprès de son père s’il venait de se rendre compte qu’elle était trop âgée pour les gâteries. Souvent, je l’a rappelais à l’ordre, trop soucieuse des convenances, mais rien ne lui procurait autant de joie que ces doux soirs où elle s’abandonnait, insouciante, heureuse, la tête posée sur les genoux de son père, qui d’une main chaude caressait ses cheveux comme quant elle était enfant, tout en lui contant bien d’étranges histoires. Souvent quand ma santé me le permettait, j’allais prendre place entre eux et rêvassait comme en étant enfant à la chaleur de mon foyer, songeant que ma mère aurait pu caresser la tête de mes propres enfants.
Dans la pièce qui frémissait sous les reflets des candélabres, Sid Selim noyait son chagrin dans la fumée de son narguilé. Assis en tailleur, le ventre sailli à travers la soie de sa djellaba rayée, il paraissait gros et petit tant l’embonpoint l’avait rapetissé. Il restait silencieux, se remémorant sans doute le souvenir de raïs Hamidou qu’il avait connu tout jeune, quand je l’envoyais chez son père, tailleur de son état chercher mes commandes ; gilets brodés d’or et sarouals de toile fine dans sa boutique à la rue Hassan Pacha, derrière la mosquée Ketchoua. Nous aimions ces douces nuits, où calfeutrés dans nos silences et dans la fumée parfumée nous partagions des moments privilégiés, loin de toute agitation. Assise au pied de son père, Messa le harcelait en tirant sur la manche évasée de sa robe pour qu’il lui raconte une histoire, et pas n’importe laquelle ; celle du beau, du légendaire Hamidou.
Elle connaissait le rituel, son père allait tirer une bouffée de son narguilé acheté chez un marchand égyptien, trituré ses moustaches longues et recourbées, puis doucement, tendrement avant que la passion ne transformât sa voix, lui raconter ce prince charmant dont elle était secrètement amoureuse comme toutes les filles de la cité. «Ses magnifiques yeux bleus étaient comme deux étoiles brillantes. Il était grand et fort, ses muscles faisaient vibrer son corps comme une machine huilée. Rien ne l’arrêtait ; Ni les vents déchaînés du Nord, ni les canons endiablés des frégates chrétiennes. Il avait pour l’islam, un amour infini. Il avait ton âge quand il embarqua comme mousse sous l’aile protectrice du raïs Chalabi. Il grimpa vite les échelons et était à vingt ans déjà raïs. Fascinée par les récits de son père. Messa l’écoutait, se retenait de bouger par peur de rompre le charme. Son esprit cheminait déjà au loin, mêlant rêve et fantasme « Si je pouvais partir défier les mers » me disait-elle souvent, puis confuse par une telle idée, elle rougissait « on rirait bien de moi, se dit-elle, si on apprenait ce qui tournait dans ma tête.»
Messa avait conscience qu’elle n’était qu’une femme, qu’une esclave de plus sur cette terre, créée pour servir un mari, un maître dans un harem chez un riche sultan ou dans le petit palais d’un caïd ou d’un Pacha. Elle ne se faisait pas trop d’illusion sur son avenir, mais cela ne l’empêchait pas de rêver, de se sentir forte. Elle se voyait debout sur une frégate, les cheveux aux vents, exhibant son yatagan au vent. Ce tableau singulier la faisait rire bruyamment, interrompant le récit du père qui lui jeta un regard interrogateur. Celle-ci se ressaisit immédiatement, puis se remit à le harceler pour qu’il reprenne ses récits comme une fillette gâtée et boudeuse. Le père s’aventura alors sans attendre sur le cygne des mers.
- La cité turque comptait en réalité sept portes, mais seulement, cinq majeures étaient plus connues, avec chacune sa fonction, celle-ci, symboliquement la porte de la guerre Sainte était destinée aux sorties en mer des corsaires ! Commença le père.
- Connais-tu l’histoire de Cygne des mers ma fille ? Mais, sans attendre la réponse, Sid Selim poursuivit.
- C’était en l’an 1802, au mois de mars ou d’avril, deux années après ta naissance ma fille que le jeune Hamidou parvient au sommet de sa gloire. Usant de cette ruse coutumière, il captura en arborant des faux pavillons l’incroyable Cygne des mers commandé par le capitaine de vaisseau Paulo D’Andrade qui avait un équipage constitué de 282 officiers et matelots et équipés de 44 canons et naviguait en arborant le pavillon du prince du Brésil. On raconte que cette frégate venait juste de sortir des chantiers navals portugais, quant elle fut capturée par Hamidou qui devient pour les gens d’Alger ; la frégate de raïs Hamidou.
Nous nous sommes précipités Messa et moi sur les remparts de la cité pour voir sortir par Bab-el-djihad, voila cinquante jours la frégate « Cygne des Mers » débaptisée la Portugaisa par raïs Hamidou. La veille, avant l’appareillage, les marins surexcités s’étaient offert une virée dans la vieille ville molestant au passage quelques juifs, se bagarrant à mains nues dans une ambiance de joie et de liesses, décompressant avant le grand départ. Leur sortie bruyante dans les rues de la cité annonçait toujours leur éminent départ et excusait un peu leurs comportements balourds. Le lendemain matin, sur les quais régnaient un grand désordre, des curieux s’étaient attroupés pour assister à l’appareillage des corsaires. Dans un va et vient incessant, des mousses transportaient à bord de la frégate des sacs de vivres, des cruches d’eau douce, des jarres d’huiles et des biscuits secs, d’autres astiquaient énergiquement les canons d’aciers ou déroulaient de lourds cordages. Plus spectaculaire encore, certains marins, torses nus flottaient au vent dans leurs pantalons bouffants en s’accrochant aux cordes, se lançant à l’assaut des hauts mâts. Le ciel annonçait une journée radieuse et tout allait pour le mieux. Quand le signal du départ fut donné, la frénésie s’accéléra davantage sous l’œil inquisiteur du raïs qui arpentait le pont arrière de la Portugaisa. Les vents qui s’étaient levés se faisaient ses alliés. La frégate bougea alors doucement, filant à présent sur une eau douce, caressante. Elle hissa son pavillon vert frappé d’un croissant et d’étoiles dorées et sous l’ordre du raïs, le second à la barre vira de bord sous le regard admiratif des algérois qui ne rataient jamais la sortie d’une frégate. Le bateau tel un poisson frétillant se courba légèrement et un coup de canon salua le palais du dey, puis un second coup de canon pour le saint sidi Farj et la frégate silencieuse fila au grand large, pour quelques bonnes semaines. Le calme regagna la vieille cité, qui déjà s’impatienta, épiant à l’horizon, le moindre souffle, le moindre geste. Personne ne pouvait imaginer qu’un affreux drame s’était tapi dans les profondeurs glaciales de la mer et qu’elle ne rendrait pas cette fois ci son homme.
La journée du 16 juin 1815 s’écoula paisible. Puis, au bout de l’horizon des vaisseaux se dessinèrent distinctement. Combien étaient-ils ? Cinq, six… Du bout de ses longues lunettes, raïs Hamidou regarda filer sur lui les pavillons battant américain. « Galions, à bâbord, raïs ! » Cria le second depuis son poste de vigie, mais avant qu’il ne termina sa phrase, le raïs avait déjà sonné l’alarme, une sirène retentissait stridente et le bateau algérien vira de bord, près au combat. Les rames mouillées, les marins collés à leurs canons attendaient les ordres. Le comite armé de son fouet courrait entre les rameurs, de la poupe à la proue, cabrant de son fouet sur le bois cinglant, rythmant la cadence des rameurs chrétiens. Quelle ironie du sort, pensa Hamidou, les Américains, eux qui s’étaient juré de nettoyer les mers des raïs, c’est ce qu’on va voir » L’escadre américaine fonçait sur eux maintenant et n’était plus qu’à quelques milles. Raïs leva son fanion rouge et la première giclée de boulets sortant des canons fumants enflamma la mer. Les Américains sous le commandement de l’Amiral Stephan Decatur qui avait déjà mis en déroute les corsaires de Tripoli en 1805 encerclèrent la Portugaisa. Le combat se poursuivit toute la journée. La partie était jouée d’avance en faveur de l’escadre américaine formée de huit vaisseaux équipés au mieux. Hamidou sentant la défaite déferlait sur lui, se cabra dans un dernier sursaut, levant au ciel son yatagan d’or offert par le sultan de Constantinople et dit à son second raïs Tatar de le jeter à la mer s’il venait d’être tué. Un boulet l’emporta avant qu’il ne finisse sa phrase. Ses compagnons respectèrent sa dernière volonté en confiant son corps au linceul de la Méditerranée.
Depuis, les choses allaient si mal que les corsaires avaient bien des soucis. Les nations européennes comme la France, la Hollande, l’Angleterre, la Russie, l’Espagne et le Portugal s’étant unifiées pour tenter de mettre fin à leurs fructueux commerces. Elles venaient de signer un traité commun lors du Congrès de Vienne, juste avant la mort du raïs Hamidou.
Posté Le : 13/12/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Nassira Belloula