Algérie

La messe du cardinal Retour sur un crime colonial à Biskra




Publié le 03.08.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
ABDELHAMID ZEKIRI

Pour le plus commun des algériens, le mois de mars qui, selon le calendrier révolutionnaire, est le septième mois, est aussi appelé germinal, c'est-à-dire qu’il est associé à la germination. Il est précédé par «ventôse» (période des vents), et est suivi par floréal (période de l'épanouissement des fleurs). Pour nous, il est devenu celui des martyrs.
Si l’on se réfère aux précédentes définitions, chaque mot a son sens profond, c’est durant ce mois où la révolution longtemps germée a savouré la victoire contre le colonialisme français. C’est aussi durant ce mois que la révolution a vu partir vers un monde meilleur Mohamed Larbi Ben M’hidi, Amirouche, Si El Haouès, Lotfi, Mohamed Larbi Baarir et bien d’autres pour ne citer que ces hauts dirigeants de la révolution armée. Afin que nul n’oublie, je me fais un devoir de mémoire d’évoquer une page de l’histoire vécue par une partie de ce grand territoire sous domination française, je veux parler de ce qu’on appelle communément le massacre du dimanche noir survenu à Biskra le 29 juillet 1956. Vous l’aurez certainement remarqué, j’ai emprunté le titre «La messe du cardinal» à mon ami le Dr Salim Betka, auteur d’une très belle pièce théâtrale éponyme qu’il a bien eu la générosité de nous présenter, avant sa publication, au café littéraire. Avant cela et en cette mémorable occasion, celle du 19 Mars 1962, il est impératif de rappeler que l’Algérie colonisée dès 1830 s’était soulevée en 1954, année qui marqua le début de la guerre d’indépendance mais constitua surtout le point de départ de massacres, et crimes coloniaux directement orchestrés par Paris.

Les prémices de la répression
Le 1er novembre 1954 marque un tournant majeur dans l’histoire de l’Algérie. En une journée, soixante-dix attentats sont perpétrés dans une trentaine de villes. Bilan : 10 morts (selon les autorités coloniales).
Les opérations sont, à l'époque, pilotées par le Front de libération nationale (FLN) tout juste constitué, qui déclenche une insurrection sans précédent contre le régime colonial français. Ce sera le début de la révolution algérienne et d’un conflit sans merci, qui durera huit ans et fera de nombreuses victimes. Les chiffres font état d’un million et demi de martyrs.
Cette nuit de la «Toussaint rouge», parallèlement aux attaques dans le pays, le FLN fait diffuser un texte, la «Déclaration du 1er novembre 1954».
Le mot d’ordre est donné. Il réclame «la restauration de l’Etat algérien, souverain, démocratique et social dans le cadre des principes de l’islam». La riposte française intervient alors dès le 5 novembre, quand le ministre français de l’Intérieur de l'époque, François Mitterrand (président de la République 1981-1995), déclare que «la seule négociation, c’est la guerre», avant de préciser, deux jours plus tard, que «l’Algérie c’est la France, et que la France ne reconnaîtra pas, chez elle, d’autre autorité que la sienne». Ces deux déclarations ne laissent que peu de doute sur la méthode qui sera employée par Paris pour faire cesser la progression du soulèvement indépendantiste.
Le Premier ministre Pierre Mendès-France prendra de son côté la parole face à l’Assemblée nationale pour faire savoir qu’«à la volonté criminelle de quelques hommes, doit répondre une répression sans faiblesse». Sans l’ombre d’une hésitation, la France choisit de réprimer.

Les massacres s’enchaînent
Dès août 1955, l’un des plus sanglants massacres vient assombrir l’histoire coloniale française. Pour punir les actions d’indépendantistes dans la région de Constantine, les colons français se livrent alors à une répression aveugle et sans commune mesure. Des milliers d’Algériens sont capturés, emprisonnés et exécutés avant d’être enterrés dans des fosses communes. Les décomptes font état de 20 mille victimes à Skikda, près de 800 à El-Harrouch, 60 à El-Khroub, mais les archives des autorités françaises mentionnent 1273 morts. Le 11 mai 1956, l’armée française massacre des dizaines de villageois à Beni Oudjehane (Est algérien, près de Jijel). La presse raconte alors que des rebelles ont été abattus après avoir attaqué des militaires mais l’historienne Claire Mauss-Copeaux, qui s’est plongée en 2013 dans les archives en allant à la rencontre des habitants du village, établira en réalité que le massacre fait suite à une tout autre histoire. Alors que les musulmans célébraient ce 11 mai la fête de l’Aïd El-Fitr, un militaire français a tenté d’agresser une petite fille en abusant d’elle. En venant à son secours, le père de la victime est alors abattu. Mais le soldat auteur de l’agression essuiera lui aussi un tir qui lui coûtera la vie. Réagissant en représailles à ce drame, les militaires français décident d’abattre tous les hommes du village. 79 Algériens sont exécutés. Mais en réalité, ces massacres et ce modus operandi utilisé par la France ne débute pas avec la guerre d’Algérie.
Le 8 mai 1945, alors que la France est officiellement libérée des nazis, elle décide de réaffirmer, par le sang, sa domination sur les populations algériennes. Ce jour d’armistice marque les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. Au cours d’une manifestation, un jeune homme brandit un drapeau algérien dans le cortège. Les policiers français sur place décident d’ouvrir le feu et abattent de nombreux participants. S’ensuivront plusieurs semaines d’exécutions sommaires qui conduiront à la mort d’au moins 20 mille Algériens. Ces tirs «se font par habitude, parce que ce sont des Arabes que l’on a en face», a déploré Michel Tubiana, ancien président de la Ligue des droits de l’Homme, à l’antenne d’Europe1, plaidant pour une reconnaissance officielle de ce massacre par la France. L’action de l’armée a été «réfléchie et construite pendant deux mois, à la fois par des milices et par l’armée française», dénonce Michel Tubiana.

Le 17 octobre 1961, les Algériens sont jetés dans la Seine
Alors que la France vient de décider d’appliquer un couvre-feu aux «musulmans d’Algérie», le FLN appelle les Algériens à boycotter ce couvre-feu en manifestant à Paris. C’est ainsi que le 17 octobre 1961, près de 10 mille Algériens se retrouvent dans les rues de Paris pour protester contre cette mesure discriminatoire, réclamer l’indépendance de leur pays et mettre fin à la colonisation. Le préfet Maurice Papon ordonne alors aux fonctionnaires de police d’intervenir. Ils utiliseront matraques et armes à feu pour venir à bout du rassemblement, et jetteront des dizaines d’Algériens dans la Seine, ne leur laissant aucune chance de survie.
Le bilan officiel faisait état de trois morts et quelques blessés mais les chercheurs révéleront par la suite que le bilan serait bien plus dramatique, avec un nombre de tués estimé à 325 Algériens. «Ils frappaient sans arrêt et on était obligés de marcher sur les plus faibles qui étaient tombés au sol pour continuer d’avancer», expliquait, en 1991, un survivant de ce terrible massacre dans un reportage pour France 2. Dans la même soirée, la police française a organisé une gigantesque rafle à la sortie des stations du métro parisien. 11.535 survivants seront arrêtés et emmenés dans un « centre de tri » improvisé au Palais des sports de la porte de Versailles, via des bus réquisitionnés, rappelant évidemment la rafle du Vel d’hiv qui avait eu lieu dix-neuf ans plus tôt. Les hôpitaux de Paris continueront de voir arriver des blessés pendant les trois jours qui suivront cet épisode sanglant, signe que les violences policières ont continué d’être exercées au sein même du «centre de tri».

Le dimanche noir ou la messe du cardinal à Biskra !
En fait, le prélude de cette tuerie avait commencé le 24 juillet lorsque deux vaillants militants de la cause nationale originaires de Ghardaia et habitant le centre-ville avaient attaqué une patrouille militaire et ensuite provoqué un incendie au marché central pour prendre la fuite vers une destination inconnue. Suivra ensuite, le 28 juillet 1959, au soir, l’élimination d’un capitaine de l’armée française originaire de l’ex-Haute-Volta, l’actuelle Burkina Faso. Ces deux actions avaient attisé la colère de l’armée coloniale folle de rage, qui n’avait pas trouvé mieux que de mettre en marche la machine diabolique des militaires français en guise de représailles une action punitive de grande envergure en préparant pour cela une garnison bien remontée de soldats en majorité d’origine sénégalaise appuyés en cela par la soldatesque coloniale forte d’un plan où même les religieux étaient de mèche, car ce jour étant le jour du Seigneur pour les chrétiens.
C’était presque l’heure de la messe, le prêtre avait demandé aux fidèles de ne pas sortir. mieux encore, il ordonna de fermer les portes de l’église St-Bruno. C’était un jour de marché pour les habitants de Biskra et des Ziban, jour d’échanges, de rencontres et de convivialité où le centre-ville est le cœur battant de la cité. Tout semblait tranquille ! La foire (actuellement place de la Liberté) grouillait de monde.
A Haret Essoug, on se bousculait pour les achats et les conciliabules, il en était de même au niveau de Z’gag Berramdane, Z’mala et la rue du Docteur Paris, celle qui menait vers Ras El Gueria. La paisible population ignorait ce qu’avaient entrepris la veille de vaillants révolutionnaires. Centre urbain du nationalisme et du militantisme pour le recouvrement de l’indépendance nationale, la ville de Biskra allait vivre ce jour un évènement macabre. Des troupes bien armées face à des innocents vaquant à leurs modestes besognes ou faisant leurs maigres courses ont été surpris par des tirs bien fournis n’épargnant personne. Dès le début du massacre, c’étaient le désarroi, la terreur, la peur, les cris, les pleurs. Des scènes barbares. Le sang coulait à flots. Sous l’œil de la statue du cardinal Lavigerie gisaient des dizaines de corps. Tout un symbole ! En face, près du trottoir, une petite fille, six ans à peine, ne comprenait rien, tentait de réveiller son père qu’elle croyait endormi. Il avait été abattu devant elle. J’ai pu, grâce aux témoignages d’un habitant de Biskra, la retrouver et revivre sur antenne ces moments témoignage avec elle.
Après plus de soixante ans, les terribles images demeurent omniprésentes. D’autres scènes, aussi brutales fussent-elles, nous ont été rapportées par des témoins ayant vécu ce dimanche véritablement noir. D’autres ont pu voir à partir de leurs terrasses l’horreur en direct. Leur forfait accompli, les soldats regagnèrent leur tanière, pardon, leur caserne, comme si de rien ne s’était passé. Ce crime allait être comme d’habitude camouflé.
Officiellement, on avait déclaré trente-cinq morts ; réellement, il y en avait plus de trois cent trente, soit dix fois plus. Selon des témoignages, les corps avaient été transportés sur des camions vers un puits situé à Chaâbet Terki près d’El Outaya, où ils furent jetés.

Quelle reconnaissance ?
Soixante-huit ans plus tard, les plaies de ce conflit, où les pires tortures ont été perpétrées sous couvert des autorités françaises, ne se sont toujours pas refermées et laissent leur ombre sur une relation «passionnelle» entre les deux pays. Ainsi, la messe était dite !
Par Abdelhamid Zekiri




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