Une bonne nouvelle pour les défenseurs du patrimoine culturel de la famille Amrouche. La maison familiale, construite en 1913, l'année de naissance de Taos Amrouche, à Ighil Ali, à quelque 100 kilomètres à l'extrême sud de la wilaya de Béjaïa, a été classée bien culturel de la wilaya.L'adoption a été faite le 7 novembre dernier, lors d'une réunion de la commission de wilaya des biens culturels, présidée par le secrétaire général de la wilaya. La maison a été ajoutée à la liste d'inventaire supplémentaire des biens culturels qui a intégré, à la même occasion, deux autres biens immobiliers : la zaouia Ouboudaoud de Taslent et le site de Tablast à Allaghen (Tazmalt).
Contrairement à la zaouïa, un bien wakf, et le site de Tablast, un bien privé de l'Etat constitué par une ferme pilote, où des témoins archéologiques ont été découverts, la maison des Amrouche a une histoire et un statut bien particuliers. Elle est un lieu de mémoire et porte le souvenir d'une famille algérienne au destin exceptionnel, victime, pour reprendre Kateb Yacine, de «la patrie asservie [qui] doit rejeter ses propres fils, au profit de la race des maîtres». Genèse de l'histoire d'une maison pas comme les autres, dont les pierres portent une âme et que les autorités avaient refusé de restituer à Taos Amrouche.
Lorsque Fadhma Aïth Mansour Amrouche avait sollicité, en 1910, les Pères blancs d'Ighil Ali pour lui céder une parcelle de terrain bâtissable, elle ne se doutait pas qu'il viendrait un jour, en cette fin 2018, bien plus d'un siècle plus tard, que des administrateurs se réuniraient pour discuter du sort de la maison qui y a été érigée.
C'est elle, en effet, qui a été à l'origine de ce désormais bien culturel. «Je demandai à la Mission un terrain pour que nous puissions faire construire une maison, en cas de besoin. Le Père Dehuisserre m'en promit un, à la condition de réserver un passage entre le voisin et nous. J'acceptais et, par lettre, avisai mon mari», écrit-elle en page 137 de Histoire de ma vie.
«À force d'économies et de privations»
Elle avait fait sa demande vers la fin de l'année 1910. En cette période, son époux touchait 120 francs par mois dans les Chemins de fer à Tunis, où elle, ses enfants et sa belle-mère se sont aussi installés. Le projet de la maison était né à la faveur de la venue de Fadhma Amrouche et de ses enfants à Ighil Ali le 12 mai 1910, où ils s'installaient dans la maison ancestrale.
En Tunisie, «il fallait tenir» face aux charges de l'exil pour une famille qui grandissait. Dans cette conjoncture, le Père Boquel, économe à Ighil Ali, avait mis la pression sur le couple afin d'entamer dans les brefs délais la construction sur le terrain que la Mission leur a cédé, au risque de le leur retirer pour le donner «à d'autres qui habitaient le pays».
Belkacem Amrouche avait acquis le terrain au prix de 250 francs. La parcelle appartenait à l'origine à la société anonyme dénommée «Foyer kabyle». Belkacem Amrouche, Antoine de son nom chrétien, l'avait acquis le 20 juillet 1911 en vertu d'un acte reçu le 15 janvier 1914. L'acte a été même publié au bureau des Hypothèques de Bougie, le 2 mai 1914, sous «volume 382 n°36». Selon des données de la direction des Domaines, la propriété est d'une superficie de près de 155 m² et est située au quartier Marie-Rose. Elle est constituée d'un rez-de-chaussée et d'un sous-sol de deux pièces chacun.
La maison a été construite au prix de sacrifices, comme l'affirme Fadhma Amrouche en page 168 de son autobiographie : «Je déclarai à Paul que nous ne pouvions nous démunir de la pauvre maison du pays, que nous avions eu tant de peine à construire et à payer [?].» Erigée «à force d'économies et de privations», la demeure servait de cordon ombilical avec le pays des ancêtres pour une famille vouée aux affres de l'exil.
Le v?u de s'installer dans le village natal n'a jamais quitté le couple Amrouche qui, le 15 mai 1953, part définitivement de Tunisie pour venir «finir sa vie» à Ighil Ali : «Nous nous installâmes chez nous, dans les deux pièces de l'étage ; celles du bas servirent d'atelier. [?] Les grandes pièces de l'étage reçurent tous les vieux meubles rapportés de Tunisie. Mon mari appela le maçon pour réparer la toiture et les plafonds.
Le balcon fut agrandi, couvert ; deux gros piliers soutinrent la construction. Belkacem fit ouvrir deux baies dans le mur de la rue, pour donner de la lumière, et acheta un poêle pour chauffer la maison. Le balcon devint ainsi une véranda vitrée de onze mètres de long sur trois de large, dont il préleva trois mètres pour la cuisine, qui eut une fenêtre du côté de la Poste. Il fit bâtir des cabinets près de l'escalier, mettre l'eau courante et l'électricité. Dans la cour poussaient le figuier greffé par le grand-père et l'olivier ombrageant l'escalier de pierre. Belkacem fit redresser la clôture, crépir tous les murs de façon que nous fussions bien chez nous.»
En 2012, la clôture a été démolie par l'occupant de la maison, lui faisant subir sa première modification. L'acte avait provoqué l'indignation des membres de l'association locale Jean et Taos Amrouche. Le jour de la démolition, un rassemblement de protestation a été tenu dans l'urgence devant le siège de l'APC et une marche a été improvisée avant que la colère ne se déplace vers le siège de la wilaya. Du côté des autorités, le silence est assourdissant. L'interpellation du ministre de la Culture et du président de la République était restée lettre morte. Saisie, la justice avait prononcé son incompétence. La maison des Amrouche devait-elle subir le même sort que la famille frappée d'ostracisme '
Le souhait ardent de Taos Amrouche
Le processus avait débuté au lendemain de l'indépendance du pays lorsque, en vertu d'une ordonnance (n°62-020 du 24 août 1962), la maison a changé de propriétaire après avoir été mise sous «la protection de l'Etat» et gérée, à l'époque, par le Service départemental du logement. Vient alors le deuxième acte de l'effacement de toute trace de la propriété des Amrouche. Le 1er juillet 1966, un arrêté (n°66-78-SDL) du sous-préfet de la commune mixte d'Akbou l'a attribuée à un ancien moudjahid, Kebir Rabah Ben Ahmed, qui l'a acquise bien plus tard, en 1981, en vertu de la loi (n°81-01 du 7 février1981) relative à la cession des biens de l'Etat.
L'acte de vente, dont nous détenons une copie, mentionne comme seule origine du bien : «Propriété de l'Etat». Depuis le 6 juin 1984, date de la transcription de l'acte à la Conservation foncière, la maison est passée définitivement aux mains du nouveau propriétaire qui l'occupe à ce jour.
C'est alors que l'adieu que fait Fadhma Amrouche, dans Histoire de ma vie, en quittant l'Algérie après la mort de son époux, prend un tout autre sens : «Je dis adieu à cette maison dont mon mari avait fait un bijou et que tout le village nous enviait. Je revois encore Belkacem, quand les gamins du voisinage, en jouant à la balle, avaient sali le mur soigneusement crépi et blanchi à la chaux : il prenait une éponge et un seau d'eau et lavait les taches, en maugréant après les gosses.» A l'époque déjà, le bien suscitait des convoitises. A l'occasion de la veillée funèbre de son époux, Fadhma Amrouche confie que «pendant deux jours et deux nuits, ce fut un défilé de parents qui ne voulurent pas me laisser seule, mais qui parlaient de leurs affaires personnelles. Je compris que le fils de Messaoud entendait habiter ma maison, et cela ne me convenait pas».
Seize ans avant la transcription du bien à la Conservation foncière et à peine deux ans après la décision d'attribution du sous-préfet d'Akbou, Taos Amrouche, la fille de Belkacem Ou Amrouche et de Fadhma Aïth Mansour, avait bel et bien émis le souhait de récupérer la maison familiale. Elle en a saisi, par courrier, le président de l'APC d'Ighil Ali de l'époque par l'intermédiaire de l'ambassade d'Algérie en France.
Sa lettre est datée du 22 juillet 1968. Voici comment Taos Amrouche avait exprimé, dans sa lettre au maire, son ardent désir de récupérer le bien familial, seul lien avec la terre ancestrale : «En 1962-63, notre maison familiale, sise à Ighil Ali, près de la route, dans le bas-village, et construite par mon père, Belkacem Ou Amrouche, en 1913 et dans laquelle il mourut le 3 janvier 1959, fut affectée aux biens vacants.
Bien entendu, il n'était nullement question pour nous de déposer un dossier d'indemnisation, tant cette demeure si chère à mon frère Jean Amrouche et à nous tous représente pour nous des souvenirs? Lors de mon récent voyage au pays, en juin, invitée par les autorités algériennes, je me suis rendue à notre village natal d'Ighil Ali, devenu pour moi un lieu de pèlerinage. Pour permettre d'accomplir aussi souvent que possible ce pèlerinage et de venir me retremper dans le climat merveilleux de la terre ancestrale, je serais heureuse que cette demeure me soit restituée.
C'est pourquoi, monsieur le président, j'ai l'honneur de vous prier de bien vouloir examiner dans les meilleurs délais possibles ma présente requête. Au cours de mon passage trop bref à Ighil Ali, j'aurais été heureuse de vous saluer et de vous présenter de vive voix mon souhait de pouvoir disposer de la maison de mon père. J'ai dû me résoudre, faute de temps, à m'en retourner sans vous avoir rencontré.»
Et la maison ancestrale '
Taos Amrouche a exprimé sa requête l'année de parution de Histoire de ma vie, l'autobiographie de sa mère Fadhma Aït Mansour décédée une année plus tôt, le 9 juillet 1967, en France à l'âge de 85 ans. A différents niveaux hiérarchiques de l'administration, les autorités avaient réagi à la demande de Taos Amrouche, mais sans aucune suite concrète.
Le président de l'Assemblée populaire de la commune d'Ighil Ali avait répondu promptement au sous-préfet d'Akbou au sujet de la demande de restitution : «En effet Mme Taos Amrouche et son regretté frère Jean possèdent une maison familiale à Ighil Ali. Leur père Belkacem Amrouche mourut dans cette maison, le 3 janvier 1959. Depuis le décès de ce dernier, cette maison resta libre et vacante sans que personne ne s'en occupa. Ses enfants s'étant établis à l'étranger depuis fort longtemps.
Il était donc du devoir des responsables locaux à l'époque de protéger ce bien [?]. Lors de son passage à Ighil Ali, courant juin dernier, Mme Taos Amrouche eut l'occasion de revoir la maison paternelle et a manifesté le désir de reprendre ce bien familial.
Il appartient par conséquent aux autorités compétentes de juger et d'apprécier le bien-fondé de la requête de Mme Taos Amrouche [?].» La même réponse a été réservée sept mois plus tard, en avril 1970, au wali de Sétif dont dépendait le département d'Akbou. La maison n'était restée vacante que depuis 1959, soit pendant seulement quatre ans avant sa mise sous «protection de l'Etat».
Taos Amrouche est décédée le 2 avril 1976. Sept ans durant, elle a vécu avec l'espoir fou de pouvoir la récupérer et d'en faire un lieu de ressourcement. Elle a été le dernier survivant de la «famille de clairchantants». Comme sa mère, elle est «restée, toujours, l'éternelle exilée, celle qui, jamais, ne s'est sentie chez elle nulle part». Elle s'est accrochée éperdument au dernier témoin de ses ancêtres qu'on lui a refusé.
La décision de classement de la maison comme patrimoine culturel de la wilaya est une maigre consolation, bien qu'elle permette de rétablir, un tant soit peu, un déni. La maison reste le bien de son occupant actuel avec la recommandation qu'il se conforme aux dispositions de la loi 98-04 relative au patrimoine culturel, c'est-à-dire avec interdiction d'y engager des travaux. La commission a conclu à l'intérêt culturel de ce lieu de mémoire lié à la famille Amrouche. Mais la mesure est partielle. Le lieu n'est pas accessible aux visiteurs.
La maison se doit d'être récupérée et classée patrimoine national tout comme la maison ancestrale où est venu au monde Jean-El Mouhouv Amrouche, et qui est tombée malheureusement en ruine. Tout comme aussi la maison qui a vu naître Taos Amrouche à Tunis et qu'il est attendu des autorités tunisiennes de racheter pour la préserver comme patrimoine culturel inestimable, à l'instar des demeures des grands romanciers de ce monde.
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Posté Le : 10/12/2018
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : K Medjdoub
Source : www.elwatan.com