Algérie

La littérature flamboyante d'un anarchiste kabyle



Une compilation de textes du militant anarchiste Mohamed Saïl vient de paraître en France aux éditions Lux. Réunis et présentés par l'universitaire québécois Francis Dupuis-Déri, ils dessinent le portrait d'un personnage singulier injustement méconnu en Algérie.Ces dernières années, une photo circulait sur les réseaux sociaux où l'on voyait un groupe d'hommes armés, modestement vêtus et adoptant une posture à la fois désinvolte et fière. La légende disait qu'il s'agissait de combattants des brigades internationales qui ont résisté à Franco durant la guerre d'Espagne 1936. Au premier rang, assis à califourchon au milieu, un homme fixait l'objectif d'un regard grave et on apprenait qu'il s'appelait Mohamed Saïl, un anarchiste kabyle !
On découvre alors peu à peu l'engagement sans faille et la verve enflammée d'un militant jusque-là inconnu en Algérie et inexistant dans les livres d'Histoire. Né en 1894 à Souk Oufella à Béjaïa et mort en 1953 à Bobigny en France, Mohand Saïl est un personnage atypique dans l'Histoire des luttes algériennes.
Insoumis puis déserteur lors de la Première Guerre mondiale, il adhère à sa libération à l'Union anarchiste avant de fonder en 1923 le Comité de défense des indigènes algériens. Il collabore à plusieurs publications libertaires comme Le flambeau, L'Insurgé et l'Anarchie et s'illustre notamment dans une critique acerbe de la célébration du centenaire de la colonisation.
Au début des années 1930, il s'installe en France et poursuit son militantisme contre le colonialisme à l'instar de l'ensemble du mouvement anarchiste, il gère le journal local L'éveil social dont un article lui vaut une incarcération pour «provocation à la désobéissance». Il rejette à l'occasion le soutien que lui apporte le Secours rouge (organisation affiliée au Parti communiste).
Il est arrêté et condamné une seconde fois pour port d'armes de guerre et passe quatre mois en prison avant de rejoindre, à l'âge de 42 ans, la révolution espagnole dans les rangs de la Colonne Durutti puis il est rapatrié en France suite à une blessure au bras. Il apporte son soutien à l'Etoile nord-africaine de Messali Hadj et continue de publier dans les journaux anarchistes, ce qui le conduit à une autre incarcération de 18 mois pour «provocation de militaires» au début de la Seconde Guerre mondiale.
Anarcho-syndicaliste et militant sans compromission, il est de toutes les réunions et de toutes les actions du mouvement anarchiste. Il meurt en 1953 à l'âge de 59 ans. Et c'est Georges Fontenis, l'une des principales figures des années 1940-1950 qui prononcera son éloge funèbre.
Dans L'étrange étranger, Francis Dupuis-Déri présente et compile une trentaine de textes de Mohand Saïl, publiés entre 1924 et 1951 dans les différents périodiques libertaires d'Algérie et de France.
Dans sa longue introduction, l'universitaire estime que cette anthologie «a une valeur à la fois historique et politique en cela qu'elle permet de plonger dans l'esprit d'un anarchiste né avec le XXe siècle et qui a mobilisé sa plume contre le caractère à la fois hypocrite, injuste, violent et mortifère du système colonial français». Et de rappeler que Mohand Saïl se distinguait dans son combat pour l'émancipation des Algériens par la défense d'une «troisième voie», qui est celle d'une société véritablement égalitaire, non hiérarchisée et libertaire. L'un de ses textes, «La mentalité kabyle», invite d'ailleurs les colonisés à renouer avec la configuration horizontale et solidaire qui marquait la société kabyle ; il les exhorte, par ailleurs, à «s'intéresser à l'anarchisme et à se méfier des projets nationaliste, communiste ou islamique».
On apprend ainsi dans ce livre que l'intrépide militant, de retour en Algérie en 1925, fera un court séjour en prison pour avoir critiqué «le régime des marabouts» dans un café à Sidi Aïch. On apprend également, grâce à une chronique qu'il a publiée en 1932 dans L'éveil social intitulée «Pour elle comme pour vous : debout ! Peuple algérien», l'existence d'une certaine Marguerite Aspès, anarcho-syndicaliste qui a tiré sur un policier à la Bourse du travail à Alger. Mohand Saïl veut ainsi mobiliser les Algériens pour sa défense, elle qui «exaspérée par le régime d'exception qui vous opprime tira un coup de révolver sur un policier. C'est pour votre cause, peuple musulman, qu'une anarchiste souffre en ce moment dans la prison de cette ville. Elle n'a fait, cependant, que manifester son indignation à votre place, à vous qui êtes des hommes !»
Bien d'autres textes aussi flamboyants qu'historiquement précieux composent cette anthologie dont l'importance première est de révéler au grand public un anarchiste algérien intègre et sans concession qui a lutté, par la plume et les armes, autant contre la condition infâme de ses compatriotes que pour l'idéal internationaliste révolutionnaire.
À souligner que le titre de l'ouvrage vient d'un poème de Jacques Prévert Etranges étrangers dont on pense qu'il a été dédié, entre autres, à Mohand Saïl : «Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel ; Hommes de pays loin ; Cobayes des colonies ; Doux petits musiciens ; Etranges étrangers ; Vous êtes la ville ; Vous êtes de sa vie ; Même si mal en vivez ; Même si vous en mourrez».
S. H.


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